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Date : 20210630

Dossier : T‑677‑20

Référence : 2021 CF 695

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2021

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

MICHAEL JOHN DOHERTY, NILS ROBERT EK, RICHARD WILLIAM ROBERT DELVE, CHRISTIAN RYDICH BRUHN, PHILIP ALEXANDER MCBRIDE, LINDSAY DAVID JAMIESON, DAVID CAMERON MAYHEW, MARK ROY NICHOL ET PETER CRAIG MINUK

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le 9 février 2021, la Cour a rejeté la requête en injonction des demandeurs présentée en vue de suspendre la mise en œuvre du Règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibés ou à autorisation restreinte, DORS/2020‑96 [le Règlement]. Par conséquent, la Cour a adjugé les dépens au défendeur, le Procureur général du Canada.

[2] Le 14 mai 2021, la Cour a rejeté la requête des demandeurs, présentée au titre de l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, afin d’obtenir l’autorisation de présenter un contrôle judiciaire à l’égard de plus d’une ordonnance ou décision pour lesquelles une réparation est demandée. La Cour a de nouveau adjugé les dépens au défendeur, le Procureur général du Canada.

[3] Par la suite, les demandeurs ont sollicité l’autorisation de déposer des observations écrites afin de demander à la Cour de revoir ses ordonnances sur les dépens. Ils prétendent qu’ils ne devraient pas, en tant que plaideurs agissant dans l’intérêt public, être tenus de payer des dépens au défendeur.

[4] Le défendeur s’oppose à la demande des demandeurs et n’est pas d’accord pour dire qu’ils sont des plaideurs agissant dans l’intérêt public pour les raisons suivantes : 1) les demandeurs ont un intérêt personnel et propriétal important dans l’issue du litige; 2) les demandeurs ont agi de façon frivole et abusive dans le cadre de leur requête en injonction.

I. Questions en litige

[5] La seule question en l’espèce est de savoir si les demandeurs sont des plaideurs agissant dans l’intérêt public et si la Cour devrait utiliser son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’adjuger les dépens au défendeur.

 

 

II. Analyse

[6] Le point de départ de cette analyse est l’article 400 des Règles des Cours fédérales qui énonce ce qui suit : « La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ».

[7] Le paragraphe 400(3) énumère les facteurs qui peuvent être considérés lors de l’adjudication des dépens. Les demandeurs mettent l’accent sur le facteur mentionné à l’alinéa 400(3)h) qui prévoit ce qui suit : « le fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens ». Puisqu’ils considèrent qu’il existe un intérêt public dans le litige engagé, les demandeurs veulent être libérés de l’obligation de payer les dépens.

[8] Dans les décisions Mcewing c Canada (Procureur général), 2013 CF 953 aux paragraphes 13‑14 et Calwell Fishing Ltd c Canada, 2016 CF 1140 au paragraphe 11, la Cour a circonscrit cinq facteurs qui sont qualifiés d’indices d’un plaideur agissant dans l’intérêt public :

1. L’instance se rapporte à des questions dont l’importance s’étend au‑delà des intérêts immédiats des parties en cause.

2. La personne en cause n’a aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire dans le résultat de l’instance ou, si elle en a un, cela ne justifie clairement pas l’introduction de l’instance sur le plan financier.

3. Aucun tribunal n’a déjà statué sur les questions en litige dans une instance contre le même défendeur.

4. La défendeur est clairement davantage en mesure de supporter les dépens de l’instance.

5. Le demandeur n’a pas agi d’une façon vexatoire, futile ou abusive.

[9] Le défendeur soutient que les demandeurs ne remplissent pas les deuxième et cinquième facteurs de cette liste. À mon sens, les arguments du défendeur au sujet du deuxième facteur sont déterminants quant à l’issue de la demande.

[10] J’abonde dans le sens du défendeur qui affirme que les demandeurs ont un intérêt personnel et propriétal important dans l’issue du litige. Les affidavits sous serment souscrits à l’appui de la requête en injonction portent spécifiquement sur les conséquences vécues personnellement par les demandeurs après l’adoption du règlement contesté. De fait, la Cour remarque ce qui suit dans sa décision sur l’injonction :

[32] À l’appui de leurs arguments concernant le préjudice irréparable, les demandeurs font référence aux nombreux affidavits qu’ont présentés à la Cour des personnes traitant de leur expérience personnelle quant à la possession d’armes à feu. Un grand nombre de ces personnes relatent les façons dont le Règlement les a personnellement touchés en prohibant des armes à feu dont elles se servaient antérieurement. Parmi les effets mentionnés figurent une diminution des activités commerciales, une atteinte à des droits ancestraux, la perte d’un passe‑temps apprécié, tel que le tir sportif ou la chasse, la perte de possibilités de parfaire ses aptitudes, les troubles psychologiques associés à la perspective d’une sanction pénale, la perte d’activités de chasse de subsistance et, enfin, la perte de ce qu’on appelle une [TRADUCTION] « culture des armes à feu ».

(Coalition canadienne pour le droit aux armes à feu c Canada (Procureur général), 2021 CF 130 [CCDA]).

[11] Les demandeurs invoquent la présence d’un intérêt public beaucoup plus grand que leurs intérêts personnels dans le litige. Selon eux, cela se manifeste par le grand nombre de participants venus assister à l’audience sur l’injonction et par le fait que des tiers ont demandé l’autorisation d’intervenir dans le litige en cours. En outre, leurs intérêts propriétaux et personnels ne justifient pas l’introduction de l’instance sur le plan financier. Les demandeurs sont des particuliers touchés par le règlement et même si chacun d’entre eux peut posséder une ou plusieurs armes à feu prohibées par le règlement, leur valeur est négligeable lorsque comparée à celle des dépens du litige.

[12] J’admets qu’il existe un large intérêt commun dans l’issue du litige, outre les intérêts personnels et propriétaux des demandeurs. Ces derniers remettent en question la constitutionnalité du règlement. Leur requête en injonction était une tentative d’agir de façon interlocutoire pour obtenir réparation d’un règlement prétendument inconstitutionnel. Ses effets ne se cantonnaient manifestement pas qu’aux intérêts immédiats des demandeurs puisqu’on aurait soustrait tous les propriétaires d’armes à feu et les entreprises d’armes à feu de la portée du règlement si la requête avait été accueillie.

[13] Au paragraphe 27 de son arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne d’Okanagan, 2003 CSC 71, la Cour suprême a jugé que : « Dans des cas spéciaux où des parties aux ressources limitées cherchent à faire respecter leurs droits constitutionnels, les tribunaux exercent souvent leur pouvoir discrétionnaire d’adjudication des dépens de façon à ne pas les mettre dans une situation difficile que pourrait causer l’application des règles traditionnelles. Ils contribuent ainsi à aider les citoyens ordinaires à avoir accès au système juridique lorsqu’ils cherchent à régler des questions qui revêtent de l’importance pour l’ensemble de la collectivité ».

[14] Dans la décision Arctos Holding Inc. c Canada (Procureur général), 2018 CF 356 [Arctos], le juge Ahmed a estimé que la demande qui lui était présentée renfermait un mélange d’intérêts privés et publics. Comme en l’espèce, les demandeurs dans Arctos ont invoqué le fait d’être des plaignants agissant dans l’intérêt public au sens de l’alinéa 400(3)h) des Règle des Cours fédérales. Ils attaquaient la décision de Parcs Canada de consolider les baux de plusieurs lots situés dans le parc national Banff. Or, ils étaient également les propriétaires d’entreprises touchées par la décision. En plus de leur demande de contrôle judiciaire, ils s’étaient opposés au promoteur qui avait prévu aménager les lots consolidés pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec l’objectif de la population de Banff, à savoir l’intérêt public invoqué par les demandeurs. Le juge Ahmed a conclu :

[34] […] j’estime qu’en l’espèce, les demanderesses ont à la fois un intérêt privé et public envers la question qui nous occupe, et ne peuvent donc pas être considérées comme de véritables plaideurs agissant dans l’intérêt public. Alors que la présence d’intérêts privés n’est pas déterminante lorsqu’une partie demande à être reconnue comme plaideur agissant dans l’intérêt public (voir, par exemple, Calwell Fishing Ltd. c Canada, 2016 CF 1140, au paragraphe 49), j’estime qu’en l’espèce, Arctos avait des intérêts privés considérables dans ce litige.

[15] La relecture des affidavits déposés en soutien de leur requête en injonction révèle que les demandeurs en l’espèce mettent aussi de l’avant des intérêts privés considérables. Ils ont témoigné que le règlement interdit les armes à feu qu’ils utilisent, ce qui touche la chasse et le tir sportif qu’ils pratiquent ainsi que le temps passé à resserrer leurs liens familiaux. Dans ce sens, les demandeurs « n’étaient décidément pas motiv[é]s par l’altruisme » (Gordon c Canada, 2019 CF 1348 au para 3).

[16] Même si les demandeurs soutiennent que la valeur de leurs armes à feu ne justifie pas les dépens de l’instance, leurs affidavits laissent transparaître que la « valeur » de leurs armes à feu n’est pas que purement financière. En fait, les demandeurs ont soutenu qu’ils remplissaient le critère du préjudice irréparable pour appuyer l’instance relative à l’injonction précisément parce que la perte de leur passe‑temps ne pouvait être mesurée ou compensée par des dommages (CCDA aux para 31‑32, 50‑51). Je ne peux donc accepter l’opinion des demandeurs selon laquelle leurs intérêts personnels ne justifient pas les dépens de la présente instance puisque, selon eux, la valeur de ces passe‑temps est incalculable.

[17] Même si les demandeurs n’ont pas réussi à convaincre la Cour que, sans injonction, ils subiraient un préjudice irréparable, ils ont néanmoins démontré avec succès qu’ils étaient personnellement concernés par l’issue du litige en raison de leurs intérêts propriétaux et personnels.

III. Conclusion

[18] Pour les motifs qui précèdent, les requêtes des demandeurs visant à réévaluer l’adjudication des dépens, à la fois pour l’injonction et pour la décision sur l’article 302, sont rejetées. Je n’adhère pas à la thèse selon laquelle les demandeurs seraient des plaignants agissant purement dans l’intérêt public. Au contraire, ils ont un intérêt personnel et propriétal important, qui est clairement indiqué au dossier de la Cour sur la requête en injonction.

[19] Par contre, cela ne devrait pas empêcher les demandeurs de réclamer l’adjudication de dépens spéciaux ou diminués lors d’étapes ultérieures de l’instance, et ce, afin de tenir compte de la capacité supérieure du défendeur à supporter les coûts inhérents au litige.


ORDONNANCE dans le dossier T‑677‑20

LA COUR ORDONNE que :

  1. Les demandes des demandeurs sont rejetées.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

blank

« Jocelyne Gagné »

blank

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T‑677‑20

 

INTITULÉ :

MICHAEL JOHN DOHERTY, NILS ROBERT EK,

RICHARD WILLIAM ROBERT DELVE, CHRISTIAN RYDICH BRUHN, PHILIP ALEXANDER MCBRIDE, LINDSAY DAVID JAMIESON, DAVID CAMERON MAYHEW, MARK ROY NICHOL et PETER CRAIG MINUK c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

OBSERVATIONS RELATIVES AUX DÉPENS EXAMINÉES À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ORDONNANCE ET AUX MOTIFS (INJONCTION) DE LA COUR DANS 2021 CF 130 ET À L’ORDONNANCE ET AUX MOTIFS DANS 2021 CF 447

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JUIN 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Arkadi Bouchelev

POUR LES DEMANDEURS

 

James Gorham

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bouchelev Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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