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Date : 20040728

Dossier : T-909-04

Référence : 2004 CF 1046

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

                                                            CARBO CERAMICS

                                                                                                                                    demanderesse

et

CHINA CERAMICS PROPPANT LTD.

défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]                Il n'y a pas à s'y méprendre. On a établi une preuve suffisante à première vue : on reconnaît qu'il semble exister une question sérieuse à juger. La contrefaçon d'un brevet peut être présentée comme une façon intelligente d'introduire un nouveau produit, ce type d'agissement paraissant avoir pour fondement le principe de la concurrence des forces du marché.

Voilà le paradoxe de l'économie de marché libre où on a fait le choix délibéré de protéger les créations enregistrées en tant que propriété intellectuelle. Si une telle protection est accordée contre la contrefaçon de la propriété intellectuelle, il faut déterminer s'il existe une possibilité qu'un dommage irréparable soit causé et quelle partie la prépondérance des inconvénients favorise, eu égard à la question sérieuse à juger. Le futur procès tentera d'apporter une réponse à ces questions...


PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]                Dans la présente requête, la demanderesse cherche à obtenir une injonction provisoire pour interdire à la défenderesse de commercialiser et de vendre un agent de soutènement à base de céramique, vendu sous le nom « LinhaiProp/Linhai Proppant » , jusqu'au procès relatif à l'allégation de la demanderesse concernant la contrefaçon de son brevet canadien.

CONTEXTE

[3]                Les agents de soutènement sont utilisés dans l'industrie pétrolière et gazière. Le pétrole et le gaz naturel sont produits dans des puits constitués de formations souterraines poreuses et perméables. La perméabilité de la formation est essentielle pour permettre au pétrole et au gaz de s'écouler jusqu'à l'endroit où ils pourront être pompés.

[4]                La perméabilité de la formation est parfois insuffisante pour permettre une extraction rentable du pétrole ou du gaz. Dans de tels cas, il faut fissurer la formation et la maintenir ouverte à l'aide d'un agent de soutènement. L'agent de soutènement est un produit que l'on introduit dans les fissures, composé de substances particulaires - telles que les grains de sable, les billes de verre ou les particules de céramique - en suspension.

[5]                Les particules sphériques de dimension uniforme sont généralement considérées comme les agents de soutènement les plus efficaces en raison de leur grande perméabilité. Les grains de sable ronds, les billes métalliques et les billes de verre sont essentiellement sphériques bien que, en pratique, ils soient inefficaces parce que les hautes pressions auxquelles ils sont soumis dans les puits profonds diminuent de beaucoup leur perméabilité.

[6]                La demanderesse, Carbo Ceramics, a inventé un agent de soutènement à base de céramique. Elle a breveté son invention, et le brevet été délivré le 16 février 1988. Il expirera le 16 février 2005.

[7]                L'agent de soutènement de la demanderesse s'est avéré plus efficace que l'agent de soutènement à base de sable normalement utilisé parce qu'il résiste aux hautes pressions des puits profonds. Il permet donc une perméabilité supérieure et un débit nettement plus élevé.

[8]                Depuis son introduction dans le marché, l'agent de soutènement à base de céramique de la demanderesse est largement utilisé dans l'industrie pétrolière et gazière. Le produit a connu un grand succès commercial au Canada et s'est très bien vendu.


[9]                Au cours des dix dernières années, entre 70 % et 90 % du marché canadien des agents de soutènement à base de céramique a été détenu par la demanderesse. Avant que la défenderesse ne commence à vendre ses propres agents de soutènement à base de céramique, l'unique concurrent de la demanderesse était la société « Norton Proppant » qui, contrairement à la demanderesse, ne vend pas des agents de soutènement à base de céramique légère. Elle ne lui fait donc pas directement concurrence.

[10]            La demanderesse a investi en recherche et développement pour créer son agent de soutènement. Le prix de son produit reflète ces coûts.

[11]            La défenderesse, China Ceramic Proppant Ltd., est une petite société qui compte un actionnaire unique et deux administrateurs. Elle a été constituée en société en Alberta le 11 juin 2002. Elle vend à des clients de l'industrie pétrolière et gazière canadienne un agent de soutènement à base de céramique fabriqué par une société située en Chine, Guizhou Linhai New Material Manufacturing Co. Ltd. (Guizhou Linhai).

[12]            Le prix de vente du produit de la défenderesse est de quatre à six cents la livre inférieur à celui de la demanderesse.

[13]            Actuellement, six entreprises utilisent cet agent de soutènement. L'une d'elles a d'ailleurs presque cessé d'acheter l'agent de soutènement de la demanderesse au profit de celui de la défenderesse.


QUESTIONS

[14]            Existe-t-il une question sérieuse à juger?

[15]            La demanderesse subirait-elle un préjudice irréparable si la Cour refusait d'accorder l'injonction provisoire?

[16]            En faveur de qui joue la prépondérance des inconvénients?

ANALYSE

Critère pour l'octroi d'une injonction provisoire

[17]            Conformément à l'arrêt R.J.R.-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général)[1], les deux parties ont convenu que la demanderesse doit, pour obtenir l'injonction provisoire sollicitée, démontrer qu'il existe une question sérieuse à juger, qu'elle subirait un préjudice irréparable si la Cour refusait d'accorder l'injonction provisoire et que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur.


Existe-t-il une question sérieuse à juger?

[18]            En l'espèce, les deux parties conviennent que la demanderesse a démontré l'existence d'une question sérieuse à juger.

[19]            La demanderesse a produit auprès de la Cour la preuve de la composition chimique des deux agents de soutènement. Cette preuve démontre que les propriétés de l'agent de soutènement de la défenderesse correspondent exactement à la revendication 1 du brevet de la demanderesse. Comme il existe une présomption selon laquelle un brevet est valide une fois délivré[2], la demanderesse a établi une preuve suffisante à première vue de la contrefaçon.

[20]            La défenderesse met en doute l'exactitude des résultats de l'analyse de la composition chimique de son agent de soutènement effectuée par la demanderesse, particulièrement eu égard à la chaîne de continuité. En effet, l'échantillon du produit de la défenderesse est passé entre plusieurs mains avant d'être analysé. La défenderesse soutient également que le brevet même est invalide parce qu'il est évident ou de portée trop vaste. Bien que ce point ait été habilement plaidé dans le cadre de la requête, ces questions ne peuvent être tranchées qu'au procès, après une évaluation complète du fond de la cause, comme la défenderesse l'a elle-même admis. Il ne fait donc pas de doute qu'il existe une question sérieuse à juger.


La demanderesse subirait-elle un préjudice irréparable si la Cour refusait d'accorder l'injonction provisoire?

[21]            Les deux parties ont convenu à l'audience que la question du préjudice irréparable était le point décisif de l'espèce. La demanderesse fait valoir deux points : la défenderesse serait incapable de payer des dommages-intérêts si la demanderesse devait avoir gain de cause; la défenderesse a fait une entrée hâtive sur le marché.

La défenderesse est incapable de payer des dommages-intérêts

[22]            La demanderesse soutient que la défenderesse serait incapable de payer les dommages-intérêts auxquels elle pourrait être condamnée. En réponse à cette allégation, la défenderesse a soumis une lettre d'engagement de Guizhou Linhai, une lettre d'engagement de sa part ainsi qu'un bilan indiquant que ses actifs au Canada s'élèvent à 132 000 $.

[23]            La demanderesse n'accepte toutefois ni ces engagements ni le bilan. Elle a produit à l'audience la preuve que Guizhou Linhai ne détient aucun actif au Canada. Comme la demanderesse l'a indiqué à l'audience, un engagement n'est pas une obligation, et la demanderesse ne peut pas obliger Guizhou Linhai à respecter son engagement si celle-ci ne possède pas d'actif au Canada. L'engagement a donc peu de valeur.

[24]            De plus, l'engagement de la défenderesse est creux étant donné qu'elle n'a pas démontré qu'elle était en mesure de payer les dommages-intérêts auxquels elle pourrait être condamnée. La demanderesse note que la défenderesse a, dans une requête présentée à la Cour, demandé d'être représentée par un administrateur. Dans un affidavit déposé relativement à cette requête, ce dernier a déclaré que la défenderesse n'avait pas les moyens d'engager un avocat spécialisé en brevets d'invention pour s'opposer à ce qui pourrait devenir une action coûteuse pour elle. Le bilan a été préparé par un des administrateurs de la défenderesse, et non pas par un tiers neutre[3]. De plus, la défenderesse n'a pas fourni de preuve à l'appui des chiffres figurant sur le bilan et, en contre-interrogatoire, l'administrateur de la défenderesse a refusé d'autoriser la demanderesse à contacter des tiers qui pourraient confirmer l'exactitude de l'actif déclaré dans le bilan[4]. Le bilan est donc, selon la demanderesse, dénué de valeur.

[25]            La demanderesse a également noté que la défenderesse n'est propriétaire d'aucun bien réel au Canada et n'a pas d'employés. Une ordonnance judiciaire enjoignant à la défenderesse de payer des dommages-intérêts serait donc dans les faits inexécutable.

[26]            La Cour estime que l'engagement de Guizhou Linhai est insuffisant parce que celle-ci n'a pas d'actif au Canada.

[27]            La Cour est d'avis que la preuve présentée est insuffisante pour établir que la défenderesse est en mesure de payer les dommages-intérêts auxquels elle pourrait être condamnée et que l'affidavit de l'administrateur de la défenderesse faisant état de contraintes financières n'est pas concluant à cet égard. La Cour rejette la prétention de la demanderesse selon laquelle la défenderesse n'est pas crédible; cette dernière a indiqué que ses finances étaient serrées, mais elle n'a pas dit qu'elle ne pourrait payer aucuns dommages-intérêts.

[28]            Étant donné que la défenderesse a admis faire face à des contraintes financières, c'est sur elle que repose néanmoins le fardeau de démontrer qu'elle possède suffisamment d'actif pour honorer un jugement où elle serait condamnée à payer des dommages-intérêts. La Cour convient avec la demanderesse que, sans preuve à l'appui, le bilan préparé par un administrateur de la défenderesse est insuffisant pour démontrer la capacité de celle-ci à payer les dommages-intérêts auxquels elle pourrait être condamnée. La demanderesse a par conséquent démontré l'existence d'un préjudice irréparable.

Entrée hâtive sur le marché


[29]            Le terme « entrée hâtive » est utilisé pour décrire la situation où la partie titulaire du brevet perd une partie de sa part de marché à cause d'une violation de brevet en prévision de l'expiration du brevet. Le contrefacteur du brevet se trouve à tirer un avantage indu de la situation en préparant son entrée avant l'expiration du brevet[5].

[30]            En l'espèce, la défenderesse est entrée sur le marché vers la fin de la période de validité du brevet, ce qui soulève clairement la question de l'entrée hâtive sur le marché.

[31]            Un employé de la demanderesse atteste que la défenderesse vend un agent de soutènement à base de céramique à un des clients de la demanderesse et que ce client a pratiquement cessé d'acheter l'agent de soutènement de la demanderesse. La défenderesse ne conteste pas cette affirmation, et elle ne soutient pas non plus qu'il ne s'agit pas effectivement d'une entrée hâtive sur le marché.

[32]            La Cour est d'avis que la défenderesse a fait une entrée hâtive sur le marché et qu'elle a de ce fait obtenu un avantage pour lequel une condamnation à des dommage-intérêt serait insuffisante.

En faveur de qui joue la prépondérance des inconvénients?


[33]            Plusieurs facteurs jouent en faveur de la demanderesse sur la question de la prépondérance des inconvénients : la demanderesse s'est engagée à verser les dommages-intérêts auxquels elle pourrait être condamnée, la défenderesse est entrée sur le marché en sachant que la demanderesse était titulaire du brevet; la demanderesse a dépensé des sommes considérables en recherche et développement pour créer son agent de soutènement à base de céramique.

[34]            Il ne fait cependant pas de doute que la défenderesse subirait un préjudice irréparable si l'injonction devait être accordée. L'actionnaire unique et président de la défenderesse affirme ce qui suit :

[traduction] Une injonction provisoire causerait de graves difficultés financières à la défenderesse puisque l'agent de soutènement à base de céramique est le seul produit vendu par la défenderesse et que le marché canadien est le seul marché où la défenderesse exerce des activités commerciales. En fait, si l'injonction est accordée, la défenderesse pourrait être forcée à mettre définitivement et entièrement fin à ses activités commerciales[6].

[35]            Il appert donc que la prépondérance des inconvénients ne joue en faveur ni de l'une ni de l'autre partie. Dans de tels cas, la jurisprudence a établi qu'on devrait privilégier le statu quo[7]. Cela ne veut pas dire que la situation, telle qu'elle existe immédiatement avant la présentation de la requête, ne devrait pas être modifiée, mais plutôt que le contrefacteur ne devrait pas être autorisé à continuer à faire affaire dans le marché[8]. Par conséquent, la prépondérance des inconvénients joue en faveur de la demanderesse.


CONCLUSION

[36]            La Cour accorde l'injonction provisoire sollicitée par la demanderesse.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que l'injonction provisoire soit accordée pour interdire à la défenderesse de commercialiser et de vendre son agent de soutènement à base de céramique vendu sous le nom de « LinhaiProp/ Linhai Proppant » jusqu'au procès relatif à la réclamation de la demanderesse pour contrefaçon de son brevet canadien.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra D. de Azevedo, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-909-04

INTITULÉ :                                                    CARBO CERAMICS

c.

CHINA CERAMICS PROPPANT LTD.

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 22 juillet 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    le juge Shore

DATE DES MOTIFS ET DE

L'ORDONNANCE :                                      le 28 juillet 2004

COMPARUTIONS :

Christopher C. Van Barr                                    POUR LA DEMANDERESSE

Trevor McDonald                                              POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson                                POUR LA DEMANDERESSE

Ottawa (Ontario)

Nelligan O'Brien Payne                                     POUR LA DÉFENDERESSE

Ottawa (Ontario)



[1] [1994] 1 R.C.S. 312.

[2] Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, art. 48.

[3] Transcription du contre-interrogatoire, aux p. 47 et 48.

[4] Transcription du contre-interrogatoire, aux p. 73 à 79.

[5] Hot Spot Fishing & Lures Ltd. c. O'KI Tackle Mfg. Ltd., [1990] A.C.F. no 100 (1re inst.), Baker Hughes Inc. c. Galvanic Analytical Systems Ltd., [1991] A.C.F. no 826 (1re inst.).

[6] Dossier de requête de la défenderesse, affidavit de (Victor) Sing Ma, au par. 44.

[7] Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451, [1989] A.C.F. no 14, au par. 28 (C.A.).

[8] Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1989] A.C.F. no 27 (1re inst.), mod. sur d'autres points par [1989] A.C.F. no 816 (C.A.).


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