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Date : 20210907


Dossier : IMM‑1901‑20

Référence : 2021 CF 925

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 7 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

MANPREET SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1] Le demandeur, Manpreet Singh, demande l’annulation de la décision datée du 12 mars 2020 par laquelle un agent des visas (l’agent) a refusé de lui accorder un visa de résident temporaire (VRT). C’est la deuxième fois que M. Singh conteste par voie judiciaire le refus de lui accorder un VRT qui l’autoriserait à se rendre au Canada pour poursuivre ce qui semblait être une occasion d’investissement. La précédente décision de lui refuser un VRT a été annulée par consentement. Auparavant, M. Singh s’était vu refusé un VRT à trois reprises. La décision faisant l’objet du présent examen reposait sur la conclusion de l’agent selon laquelle M. Singh n’avait pas établi qu’il quitterait le Canada conformément à la loi. L’agent a accessoirement conclu que M. Singh n’avait pas démontré la légitimité de son but déclaré pour justifier sa venue au Canada.

[2] Pour les motifs qui suivent, la décision de l’agent est annulée.

[3] La norme de contrôle qui s’applique en l’occurrence est celle de la décision raisonnable. Selon le ministre, l’agent dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire dans la prise des décisions portant sur les VRT et le demandeur a le fardeau d’établir qu’il quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. J’accepte cette position, et M. Singh ne la conteste pas. Toutefois, le décideur ne peut élargir le cadre de l’enquête de façon à y inclure des questions qui sortent du mandat que lui confère la loi. La disposition législative qui s’applique à la demande de M. Singh exige à ce dernier d’établir qu’il quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée qui lui est applicable (voir l’alinéa 179b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002‑227)). Ce n’était pas à l’agent de remettre en question le bien‑fondé commercial du séjour qu’envisage M. Singh, sauf dans la mesure où il vérifie si le but déclaré du voyage la raison véritable du voyage. Ce point a été soulevé par le juge Russel Zinn dans la décision Agidi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 691 :

[7] Même si l’affidavit était accepté, je ne comprends pas très bien pourquoi l’agent affirme qu’il n’était pas convaincu que la raison du voyage de la demanderesse au Canada était « impérieuse » et pourquoi il considère que cela puisse justifier le refus d’une demande de VRT. Le demandeur d’un VRT n’a pas à prouver qu’il a une raison « impérieuse » de venir au Canada. Au contraire, l’agent « délivre » un VRT si les conditions prévues à l’article 179 sont remplies. Dans le cas de la demande de contrôle judiciaire qui nous intéresse, la seule condition pertinente de l’article 179 est celle selon laquelle le demandeur du VRT doit établir qu’il « quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée » : alinéa 179b).

[4] Je ne comprends absolument pas comment l’agent est arrivé à la conclusion que M. Singh n’avait pas établi [traduction] « de fins commerciales légitimes » au Canada ou que le but du voyage était vague ou irréaliste. Au contraire, le contenu des documents que M. Singh a fournis pour justifier sa demande de VRT est loin d’être vague. Entre autres, la société de Vancouver qui l’a invité (IXIUM Technologies ou IXIUM) a fourni des raisons détaillées et un itinéraire de son séjour au Canada, ainsi que la lettre qui suit :

[traduction]

Je suis Kenneth Komenda, chef de la direction de IXIUM Technologies (ou IXIUM). Notre société œuvre dans un domaine agricole en émergence appelé « agriculture verticale aquaponique », qui consiste à élever des poissons et à cultiver des produits en symbiose.

J’aimerais profiter de l’occasion pour inviter officiellement M. Manpreet Singh à assister à diverses réunions de IXIUM qui présentent un intérêt pour lui; il sera notre invité pendant son séjour à Vancouver, en Colombie‑Britannique.

La présente lettre porte en particulier sur la réunion entre moi‑même et Graham Bolton, gestionnaire des relations d’affaires de Financement agricole Canada (FAC), qui doit avoir lieu lors du séjour de M. Singh. Nos sociétés respectives ont précédemment tenu des discussions sur la vision, les technologies et les plans d’expansion de IXIUM. Le représentant de FAC a présenté divers programmes de prêts que sa société pouvait offrir. Je me réjouis à l’idée que M. Singh y assiste avec nous dans le cadre de son introduction.

FAC, le premier prêteur du secteur agricole au Canada, est une société d’État commerciale fédérale financièrement autonome qui rend compte au Parlement par l’entremise du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire. En tant que fournisseur national canadien de services financiers et commerciaux spécialement adaptés aux besoins et aux occasions de l’industrie de l’agriculture et de l’agroalimentaire, FAC veut s’assurer que les producteurs et les entreprises de l’ensemble de la chaîne de valeur agricole continuent à développer leurs activités, à adopter des pratiques et des modèles commerciaux novateurs, à accéder à de nouveaux marchés et à utiliser de nouvelles technologies.

En conclusion, ce sera un honneur de présenter à M. Singh l’un des très importants systèmes de soutien des exploitations agricoles au Canada pour le secteur agricole. Nous sommes impatients de l’accueillir et de pouvoir lui transmettre ces renseignements.

[5] M. Singh a aussi expliqué le but de son voyage de la façon suivante :

[traduction]

C’est un ami et avocat de la famille, M. Harjeet Bedi (du cabinet juridique Bedi & Associates situé à Chandigarh, en Inde) qui le premier m’a parlé, à la fin du mois d’octobre 2018, des systèmes d’agriculture aquaponique conçus par IXIUM Technologies Corp. Comme M. Bedi connaissait notre exploitation agricole et notre volonté de nous diversifier et de prendre de l’expansion, il m’a fait part de l’occasion qu’offrait IXIUM, soit un investissement potentiel dans son système d’agriculture verticale aquaponique en Colombie‑Britannique, au Canada. J’ai fait part de mon intérêt et demandé plus de renseignements sur la société et sur cette occasion.

En novembre 2018, j’ai reçu une trousse d’information de IXIUM et, en janvier et février 2019, j’ai participé à deux vidéoconférences avec ses représentants (l’une depuis le cabinet de M. Bedi et l’autre, à laquelle M. Bedi a aussi participé, à distance depuis mon domicile à Barnala). Après avoir examiné le matériel fourni et discuté avec la société, j’ai conclu que le système d’agriculture verticale aquaponique conçu par IXIUM correspondait le mieux à ce que je cherchais.

Trois raisons expliquent mon intérêt envers le système d’agriculture verticale aquaponique de IXIUM. Premièrement, il offre un écosystème autonome et un environnement contrôlé pour l’agriculture qui n’est ni courant ni facilement accessible en Inde. Sa caractéristique la plus attrayante est la possibilité de réduire les coûts de production et d’augmenter la production (au moyen de l’agriculture verticale) tout en améliorant la santé du sol de façon positive pour l’environnement.

Deuxièmement, je cherche à mieux comprendre le secteur et le marché agricoles au Canada de la perspective de l’agriculture, et à y accéder. En particulier, je voudrais mieux connaître les techniques et les branches agricoles qui se rapportent à la production de cultures dans un environnement autonome et contrôlé au Canada, et voir comment une occasion réciproque pourrait, dans l’avenir, être mise en œuvre dans une exploitation et des installations semblables à notre ferme de Barnala.

Finalement, pour ce qui est de l’investissement, j’ai l’impression que l’occasion de diversifier nos activités à l’échelle internationale et de participer à un secteur agricole comme celui du Canada nous rendrait moins à la merci aux conditions et aux facteurs régionaux qui ont limité, et limitent encore à ce jour, la croissance de nos exploitations agricoles en Inde.

Malgré ma confiance en mon analyse et mon intérêt concernant le système d’agriculture verticale aquaponique et l’occasion d’investissement dans IXIUM, des réunions avec la société et des consultations supplémentaires auprès de celle‑ci sont nécessaires et justifiées pour que je m’assure de la viabilité, de l’opportunité et du rendement financier d’un investissement dans ses activités en Colombie‑Britannique, au Canada. C’est à cet égard que je souhaiterais avoir l’attention et l’assistance de votre bureau pour l’obtention de l’autorisation de me rendre au Canada aux fins mentionnées dans la présente. Je demeure à votre disposition pour répondre à vos questions.

Je vous remercie.

[6] Le chef de la direction de IXIUM a envoyé une invitation à M. Singh, mais l’agent n’a pas directement examiné l’authenticité de celle‑ci. Les seules préoccupations que l’on trouve dans les notes de l’agent sont inconsistantes. Par exemple, il note que M. Singh n’a pas fourni de lettres ayant conduit à l’invitation de IXIUM, alors que ce n’est pas le type de renseignements qu’il faut raisonnablement s’attendre à devoir fournir, compte tenu des éléments qui avaient déjà été présentés. L’agent s’est aussi demandé pourquoi M. Singh semblait être le seul investisseur potentiel que IXIUM avait invité aux réunions, laissant ainsi spécieusement sous‑entendre que cela était suspect. Les préoccupations supplémentaires de l’agent au sujet de l’absence d’une mention de la volonté d’attirer des investisseurs étrangers sur le site Web de IXIUM ne sont pas justifiées. Rares sont les sites Web de sociétés où figurent une telle mention, donc cette absence n’est pas pertinente.

[7] L’agent a formulé des réserves semblables à propos de l’avocat de la famille de M. Singh, qui avait servi d’intermédiaire avec IXIUM. En effectuant des recherches sur Internet, l’agent a noté que l’avocat était spécialisé en immigration. Ce qui est insinué en l’occurrence, c’est que l’avocat indien de M. Singh l’a aidé d’une manière ou d’une autre à se présenter sous un faux jour. Une telle conclusion défavorable tirée d’une recherche sur Internet non divulguée est injustifiée. Il était aussi déraisonnable de la part de l’agent de s’attendre à ce que M. Singh précise le domaine de spécialité de son avocat sans que la question ne lui soit posée. Il en va de même au sujet de l’hypothèse de l’agent selon laquelle les photographies des biens et des actifs commerciaux déclarés de M. Singh auraient été numériquement modifiées. Ces photographies ne présentant aucun signe évident de retouche, il était déraisonnable de faire une déduction aussi défavorable sans preuve à l’appui. Même si ces préoccupations étaient basées sur des faits – qui sont, le cas échéant, introuvables dans les motifs de l’agent –, il était inéquitable de ne pas en faire part à M. Singh pour lui donner l’occasion de répondre.

[8] De même, que l’agent ne parvienne pas à trouver sur Internet les enregistrements d’entreprise ou les permis liés aux actifs déclarés de M. Singh n’est pas suspect dans ce contexte. M. Singh a présenté de nombreux documents prouvant qu’il détient les actifs en question. Si d’autres documents étaient nécessaires, l’agent devait les lui demander. L’impossibilité pour l’agent de les trouver sur Internet n’est pas, en soi, une préoccupation justifiée.

[9] Le raisonnement de l’agent comporte d’autres problèmes, notamment le défaut de tenir compte des facteurs indiquant que M. Singh n’était pas susceptible de prolonger son séjour sans autorisation. Il détient d’importants actifs commerciaux en Inde et sa famille devait y demeurer. Ces faits ont une telle importance pour effectuer une analyse adéquate que le défaut de l’agent d’en faire mention constitue à lui seul une erreur susceptible de contrôle (voir Kheradpazhooh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1097 au para 18 et Abdollahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 972 au para 13).

[10] Pour M. Singh, il s’agissait d’une cinquième tentative d’obtenir un VRT pour un court voyage d’affaires au Canada. Il va sans dire que sa demande était complète et bien documentée. Les raisons que l’agent a invoquées pour refuser d’accorder le VRT ne justifient pas la décision rendue. En effet, la décision est si mal étayée qu’elle dénote un motif illégitime, le plus probable étant que l’agent était indûment influencé par les refus antérieurs d’accorder un VRT à M. Singh. C’est d’ailleurs le premier point noté dans les motifs de l’agent. Bien que le demandeur réclame des dépens, je ne suis pas persuadé qu’ils soient justifiés à ce stade, ne sachant pas à quel point les premières demandes de visa étaient rigoureusement préparées. L’octroi de dépens pourrait être sérieusement envisagé si, lorsque la nouvelle décision sera rendue dans la présente affaire, l’analyse est aussi déficiente.

[11] Par conséquent, la décision de l’agent est annulée. L’affaire doit être réexaminée par un autre décideur et conformément aux présents motifs.

[12] Aucune des parties ne propose une question aux fins de la certification et aucune question de portée générale n’est soulevée dans le dossier.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1901‑20

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour que ce dernier rende une nouvelle décision sur le fond, et conformément aux présents motifs.

« Robert L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1901‑20

INTITULÉ :

MANPREET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 AOÛT 2021

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BARNES

DATE DES MOTIFS :

LE 7 septembRE 2021

COMPARUTIONS :

Deanna Okun‑Nachoff

POUR LE DEMANDEUR

Boris Kozulin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCrea Immigration Law

Vancouver (C.‑B.)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (C.‑B.)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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