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Date : 20210908


Dossier : T‑351‑19

Référence : 2021 CF 928

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

demanderesse

et

KENNETH WILLIAM BILLS

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse dépose la présente requête en jugement sommaire par écrit conformément aux articles 214 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]. Son objectif est de recouvrer la somme de 239 845,27 $, plus les intérêts et ses frais auprès du défendeur, Kenneth William Bills, du fait que ce dernier a manqué à ses obligations de remboursement relativement à des fonds reçus dans le cadre du programme de paiements anticipés prévu par la Loi sur les programmes de commercialisation agricole, LC 1997, c 20 [la LPCA].

[2] La demanderesse soutient que la présente affaire devrait être tranchée par voie de jugement sommaire.

[3] Le défendeur s’y oppose et avance plusieurs arguments. Il soutient notamment que la LPCA ne s’applique pas; que l’accord de règlement qu’il a conclu avec la Canadian Canola Growers Association (la CCGA) est un contrat distinct régi par des lois provinciales et assujetti à un délai de prescription de deux ans; que la créance de la demanderesse est prescrite; et que, s’il y avait créance, l’intérêt exigible devrait être réduit, parce que la demanderesse n’a pas présenté sa demande en temps opportun.

[4] Pour les motifs qui suivent, un jugement sommaire est rendu en faveur de la demanderesse. La Cour a récemment statué sur les arguments juridiques du défendeur, et ses conclusions ont été confirmées par la Cour d’appel fédérale. Le montant de la créance est indiqué dans la preuve non contredite des déposants de la demanderesse. Le défendeur n’a produit aucune preuve. Il n’y a pas de véritable question litigieuse.

I. Le contexte

[5] Les renseignements contextuels pertinents sont exposés dans les observations des parties, et les aspects principaux sont présentés ci‑après.

[6] La LPCA est la loi fédérale qui établit et régit le programme de paiements anticipés visant à soutenir les producteurs agricoles. En vertu de ce programme, les organismes qui ont pour mission la commercialisation d’un produit agricole (en l’espèce, la CCGA) peuvent verser des avances aux producteurs avant que leurs récoltes génèrent des revenus. Quand un producteur manque à ses obligations de remboursement prévues par l’accord conclu avec l’organisme, ce dernier peut demander au ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire [le ministre] de lui rembourser la somme due. Quand le ministre rembourse l’organisme, il est subrogé dans les droits de l’organisme (en l’espèce, la CCGA) contre le producteur.

[7] La Cour d’appel fédérale a récemment décrit le rôle de caution qu’endosse le ministre dans l’arrêt Moodie c Canada, 2021 CAF 121 au para 5 [arrêt Moodie de la CAF] :

[traduction]

[5] L’article 23 de la LPCA désigne le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire (le ministre) comme la caution du producteur. Si le producteur manque à ses obligations de remboursement, l’organisme créancier qui agit à titre d’agent d’exécution peut demander au ministre d’effectuer le remboursement. Sous réserve de certaines conditions, le ministre a l’obligation légale de verser tous les montants exigibles pour le compte du producteur en défaut. Le programme facilite l’accès au crédit pour les producteurs agricoles en transférant une part du risque de crédit au ministre.

[8] En octobre 2011, le défendeur a présenté une demande de paiement anticipé à la CCGA pour la campagne agricole 2011‑2012 et a ainsi conclu un accord de remboursement avec la CCGA. Le défendeur a reçu 139 655 $, moins les frais d’administration et de retenue le 28 octobre 2011. Le défendeur a manqué à ses obligations, et la CCGA a demandé le remboursement de la somme, plus les intérêts et les frais.

[9] En janvier 2013, le défendeur et la CCGA ont conclu un accord de règlement. Le défendeur a manqué aux obligations que lui imposait l’accord de règlement. Le 28 janvier 2013, le défendeur a signé une reconnaissance de dette relativement à la portion de l’avance qui restait alors à rembourser (elle s’élevait à 145 647,93 $).

[10] En mai 2014, le ministre a honoré la garantie et a versé la somme due à la CCGA. Agriculture et Agroalimentaire Canada (AAC) a communiqué par écrit avec le défendeur à plusieurs reprises (novembre 2014, novembre 2015, avril 2016, mai 2016 et octobre 2016) pour l’informer de la somme qu’il devait.

[11] La demanderesse a intenté son action le 21 février 2019.

II. Les observations de la demanderesse

[12] La demanderesse affirme que le jugement sommaire est justifié; que la créance est exigible; que les dispositions de la LPCA s’appliquent; et que l’action a été intentée dans les six ans suivant la date où le ministre a honoré la garantie (le 14 mai 2014).

[13] La demanderesse souligne que la Cour a conclu sans équivoque que c’est la LPCA, et non l’accord de règlement ou de l’accord de remboursement, qui s’applique. La demande est fondée sur la LPCA.

[14] La demanderesse affirme qu’aucun précédent ni aucune justification n’autorise une réduction du montant des intérêts exigibles.

[15] La demanderesse affirme qu’il n’y a aucune incohérence concernant le montant de la créance exigible indiqué dans les affidavits. Elle souligne que cette preuve n’est pas contredite, puisque le défendeur n’a produit aucune preuve et n’a pas contre‑interrogé les déposants de la demanderesse. La demanderesse a expliqué en détail l’écart entre les montants indiqués dans les affidavits et dans l’accord de remboursement, en faisant notamment état de la fluctuation des taux d’intérêt journaliers attribuable aux changements du taux préférentiel depuis le dépôt de la déclaration, et du fait que les taux d’intérêt applicables à l’accord de garantie d’avance conclu entre le ministre et la CCGA sont différents de ceux prévus à l’accord de remboursement.

III. Les observations du défendeur

[16] Le défendeur affirme qu’il y a de véritables questions litigieuses à trancher et que, par conséquent, la requête doit être rejetée.

[17] Premièrement, le défendeur soutient que l’accord de règlement est un nouveau contrat hors du champ d’application de la LPCA.

[18] Deuxièmement, le défendeur soutient que le délai de prescription de deux ans prévu par la Limitations Act, RSA 2000, c L‑12, de l’Alberta s’applique à l’accord de règlement.

[19] Troisièmement, le défendeur soutient que, même si la LPCA s’appliquait, la demanderesse a déposé sa demande après l’expiration du délai de prescription de six ans. Il fait valoir que le paragraphe 23(4) prévoit que toute poursuite visant le recouvrement par le ministre d’un montant non remboursé se prescrit par six ans à compter de la date à laquelle il est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution (en l’espèce, la CCGA). Il soutient que les droits de subrogation du ministre prennent naissance à la date du défaut.

[20] Quatrièmement, le défendeur affirme que le montant de la créance, le cas échéant, est inexact. Il affirme que le montant demandé par la demanderesse diffère de celui qui est indiqué dans la déclaration, dans l’accord de règlement ou par les déposants de la demanderesse.

[21] Dernièrement, le défendeur soutient que, si une créance était exigible, ce qu’il conteste, les intérêts courus sur celle‑ci devraient être réduits, car la demanderesse n’a pas présenté sa demande en temps opportun. Il fait valoir que les intérêts représentent près de la moitié de la créance réclamée. Le défendeur soutient que la demanderesse ne devrait pas obtenir une somme supérieure du fait qu’elle a laissé les intérêts s’accumuler.

IV. La requête en jugement sommaire est accueillie

[22] D’après la preuve produite par la demanderesse, les dispositions de la LPCA et la jurisprudence (Lauzon c Canada (Agence du revenu), 2021 CF 431 aux para 19‑21; Milano Pizza Ltd. c 6034799 Canada Inc., 2018 CF 1112 aux para 24‑41), je suis convaincue qu’il n’y a pas de véritable question litigieuse. La preuve me permet de tirer les conclusions de fait requises et d’appliquer le droit aux faits. La Cour d’appel fédérale a récemment tranché sans équivoque bon nombre des questions soulevées par le défendeur (arrêt Moodie de la CAF). Le défendeur n’a produit aucune preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle il y a une véritable question litigieuse, ne satisfaisant pas ainsi à l’exigence énoncée à l’article 214 des Règles. Un jugement sommaire constitue un processus proportionnel et plus expéditif pour trancher la demande de la demanderesse.

[23] Le défendeur a avancé des arguments identiques ou semblables à ceux des défendeurs dans la décision Canada c Kenelane Farms Limited, 2021 CF 924 [Kenelane Farms]. Pour les mêmes motifs que dans la décision Kenelane Farms et dans la jurisprudence qui y est citée, les arguments du défendeur ne peuvent prévaloir.

[24] Dans l’affaire présente, le défendeur soutient que l’accord de règlement qu’il a conclu avec la CCGA est un contrat distinct. Dans la décision Kenelane Farms, les défendeurs ont soutenu que l’accord de remboursement conclu avec AAC était un contrat distinct.

[25] Dans la décision Canada c Klesse, 2020 CF 45 [Klesse], le défendeur, qui est un producteur, a présenté une demande de paiement anticipé à la Commission canadienne du blé [la CCB] et à la Canadian Livestock Advance Association [la CLAA]. Il a conclu un accord de règlement avec la CLAA, a manqué à ses obligations, puis a conclu un deuxième accord de règlement. Le défendeur a avancé plusieurs arguments, entre autres celui voulant que l’accord de règlement soit un contrat distinct, hors du champ d’application de la LPCA. La Cour a suivi le même raisonnement que dans la décision Canada c Moodie, 2020 CF 46, et affirmé aux para 25‑28 ce qui suit :

[25] Le point de départ de l’analyse est les accords signés par le défendeur, qui intègrent ou reflètent certaines des dispositions de la loi habilitante, la LPCA. Dans un sens, ces accords peuvent être considérés comme des « transactions commerciales ordinaires », qui permettent aux agriculteurs d’obtenir des avances pour leur bétail ou leur récolte qu’ils doivent rembourser à la fin de la saison de croissance, une fois ceux‑ci vendus sur le marché. En réalité, ces accords vont bien plus loin – il s’agit du moyen qu’a choisi le gouvernement pour atteindre les objectifs de son programme, conformément aux dispositions de la loi adoptée à cette fin par le législateur, à savoir la LPCA. À ce titre, ces accords prennent l’aspect d’un mécanisme d’exécution de programmes, dont les modalités sont fixées en partie par la loi.

[26] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que toutes les modalités essentielles en cause en l’espèce ont été fixées par le gouvernement. Je conviens également que le gouvernement a fait le choix de mettre en œuvre ce programme en faisant appel à des organismes tiers qu’il a désignés pour agir au quotidien comme agents d’exécution du programme de paiements anticipés. Je ne suis toutefois pas convaincu que, pour cette raison, la demanderesse et les agents d’exécution ne représentent qu’[traduction] « une seule et même entité » aux fins de la présente demande. La LPCA et les accords signés par le défendeur indiquent clairement que les accords conclus lient le producteur (en l’espèce, le défendeur) et les agents d’exécution. Bien que les agents d’exécution agissent au nom du ministre, cela ne signifie pas, en soi, qu’il y a fusion juridique entre eux. Comme le fait remarquer la demanderesse, les agents d’exécution ont des droits légaux distincts de ceux du ministre; en outre, la loi qui a créé la CCB indique expressément que celle‑ci n’est ni mandataire de Sa Majesté ni une société d’État (paragraphe 4(2) de la Loi sur la Commission canadienne du blé, LRC 1985, c C24).

[27] Je conclus que, tout au long de la période visée par les questions en litige en l’espèce, la demanderesse, la CLAA, la CCGA et la CCB étaient des entités distinctes et indépendantes; cette conclusion est confirmée par les dispositions législatives applicables et est conforme aux accords signés par le défendeur.

[28] Le droit d’action de la demanderesse en l’espèce découle de l’application de la LPCA; il s’agit d’une demande de recouvrement fondée sur la loi, et non sur un contrat. Les dispositions applicables de la loi, en particulier les droits de subrogation du ministre, sont reflétées dans l’accord signé par les défendeurs, mais cela n’a pas pour effet d’en modifier la nature essentielle. Je n’accepte pas l’allégation des défendeurs selon laquelle les demandes de cette nature doivent être interprétées comme des réclamations contractuelles ou des réclamations en equity. J’examinerai l’argument de l’[traduction] « attitude irréprochable » plus loin.

[26] Conformément à la décision Klesse (confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Moodie), l’accord de règlement conclu entre le défendeur et la CCGA est régi par la LPCA.

[27] En ce qui concerne l’argument du défendeur selon lequel la demanderesse n’a pas présenté sa demande à l’intérieur du délai de prescription de six ans prévu par la LPCA, le délai de prescription n’a pas commencé à courir à la date où le défendeur a été en défaut. Les droits de subrogation du ministre ont pris naissance quand le ministre a remboursé la CCGA en mai 2014. La demanderesse a intenté son action en 2019, soit à l’intérieur du délai de prescription de six ans.

[28] En ce qui concerne l’observation du défendeur selon laquelle le montant des intérêts sur une créance exigible devrait être réduit parce que la demanderesse a tardé à intenter cette action, je souligne qu’AAC a communiqué avec le défendeur à cinq reprises entre novembre 2014 et octobre 2016 au sujet du montant exigible. De plus, l’avocat de la demanderesse a envoyé une demande de remboursement en août 2018. Le défendeur était informé de la créance exigible et des intérêts qui couraient. Comme la Cour l’a constaté dans la décision Kenelane Farms, la jurisprudence sur laquelle s’est appuyé le défendeur pour avancer son argument en faveur d’une réduction des intérêts ne s’applique pas dans le contexte de la LPCA.

[29] En ce qui concerne le calcul des montants exigibles, le défendeur n’a produit aucune preuve ni contre‑interrogé les déposants de la demanderesse. En conséquence, la preuve par affidavit produite par la demanderesse n’est pas contestée et elle est invoquée.

[30] La demanderesse a établi, par l’intermédiaire de sa preuve par affidavit, ce qui suit :

  • Le défendeur a présenté une demande de paiement anticipé le 26 octobre 2011;
  • Le défendeur a reçu le paiement anticipé de 139 655 $ le 28 octobre 2011;
  • Le ministre a remboursé la CCGA conformément à la garantie le 14 mai 2014;
  • La demanderesse a intenté cette action le 21 février 2019, soit dans le délai de prescription de six ans qui a commencé à courir le 14 mai 2014;
  • En date du 20 mai 2021, le défendeur doit à la Couronne 239 845,27 $ : ce chiffre correspond à la somme due plus les intérêts courus selon les modalités de l’accord.

[31] En conclusion, la Cour rend un jugement sommaire en faveur de la demanderesse. Conformément au paragraphe 400(4) des Règles des Cours fédérales, la demanderesse a droit à ses frais et débours, lesquels sont fixés à 2 095,53 $,dont le calcul est exposé dans l’affidavit de Shelley Warner.


JUGEMENT dans le dossier T‑351‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La requête en jugement sommaire de la demanderesse est accueillie;
  2. Le défendeur, Kenneth William Bills, doit verser à la demanderesse :
  • a) la somme de 239 845,27 $, qui correspond à la somme due plus les intérêts selon les modalités de l’accord de remboursement signé par le défendeur;

  • b) les dépens et les débours fixés à 2 095,53 $ en guise de taxation;

  • c) les intérêts courus sur la somme de 239 845,27 $, soit 35,81 $ par jour entre le 26 mai 2021 (la date du dépôt de la présente requête en jugement sommaire) et la date du présent jugement, et par la suite au taux de 5 % par année.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑351‑19

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA c KENNETH WILLIAM BILLS

 

REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 SEPTEMBRE 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Cailen Brust

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Ryan Trainer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

McLennan Ross LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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