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Date : 20210924

Dossier : IMM-449-20

Référence : 2021 CF 994

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

EGHOSA DARLINGTON OGBEBOR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, Eghosa Darlington Ogbebor, sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] par un agent principal d’immigration [l’agent].

[2] Citoyen du Nigéria, M. Ogbebor [le demandeur] a revendiqué le statut de réfugié au Canada pour cause de persécution fondée sur la bisexualité de sa femme. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile de M. Ogbebor le 12 mars 2018. Il a ensuite présenté un nouvel élément de preuve à l’appui d’une demande d’ERAR, soit un document du gouvernement nigérian, et la demande a par la suite été rejetée malgré ce nouvel élément de preuve. Le demandeur soutient que ce rejet était déraisonnable.

II. Contexte

[3] Le demandeur est arrivé au Canada le 7 avril 2017 avec sa femme et ses trois enfants. Ils ont quitté le Nigéria pour se rendre d’abord aux États-Unis, puis, cachés dans le coffre d’une voiture, ils sont entrés clandestinement au Canada. La famille a présenté une demande d’asile fondée sur l’orientation sexuelle de la femme de M. Ogbebor, dans laquelle ils alléguaient que la bisexualité de cette dernière mettait la famille en danger au Nigéria.

[4] La demande d’asile de la famille a été scindée, car l’épouse du demandeur ne se sentait pas à l’aise à l’idée de témoigner en présence de son mari au sujet de sa sexualité. La demande d’asile de ce dernier a donc été entendue séparément de celle des autres membres de la famille.

[5] Invoquant le formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) de sa femme, le demandeur a soutenu que celle-ci avait longtemps entretenu une relation homosexuelle avec une femme appelée « Happy ». Il a découvert la relation, et la peur de voir cette relation exposée s’est installée. Dans son affidavit, le demandeur affirme que des photos attestant que sa femme entretenait une relation homosexuelle [traduction] « se répandaient comme un feu de brousse ». La famille a quitté le Nigéria pour les États-Unis.

[6] Les deux demandes d’asile ont été rejetées par la SPR en raison de préoccupations liées à la crédibilité. La SPR a conclu que le récit de l’épouse du demandeur ne pouvait résister à un examen minutieux et que des incohérences étaient apparues lors de son témoignage. La demande d’asile du demandeur reposait sur le formulaire FDA de son épouse. Or, le ministre était intervenu pour faire valoir que, n’eût été la séparation des demandes d’asile, M. Ogbebor aurait vu sa demande rejetée en même temps que celle de sa femme. Puisque la demande d’asile du demandeur reposait sur les mêmes arguments, a soutenu le ministre, elle devait également être rejetée.

[7] À l’époque de l’audience du demandeur devant la SPR, son épouse interjetait appel de la décision rendue à son encontre devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Rien dans le dossier n’indique où en est cet appel.

[8] Le 29 mars 2019, M. Ogbebor a présenté une demande d’ERAR, qui a été rejetée.

[9] La décision relative à la demande d’ERAR faisait état des mêmes préoccupations en matière de crédibilité que la décision de la SPR, dont elle reprend de longs extraits. Plus précisément, , la SPR constate dans ces extraits que le demandeur soulève un certain nombre d’allégations qui n’étaient pas contenues dans le formulaire FDA. La SPR y explique aussi pourquoi le demandeur n’a pas été jugé crédible et y précise les exigences qui auraient dû être remplies pour que la demande puisse être accueillie. Par ailleurs, la décision de la SPR recense d’autres contradictions entre les éléments de preuve et le témoignage du demandeur. Dans ses motifs, la SPR a notamment procédé à l’évaluation d’un avis de recherche lancé par la police nigériane contre son épouse ainsi que d’un article de journal indiquant que Happy avait été tuée par une foule et qu’elle entretenait une liaison amoureuse avec la femme du demandeur. La SPR a estimé à l’égard de ces deux éléments de preuve qu’il s’agissait de documents frauduleux, et a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité en raison de la présentation de ces deux documents en preuve.

[10] D’autre part, l’agent a examiné un rapport de police daté du 12 avril 2019, qui a été produit après la demande d’ERAR initiale. Ce rapport indiquait que le frère du demandeur avait été arrêté pour avoir aidé et encouragé le demandeur et sa femme à fuir. L’agent cite un article de la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui met en relief le niveau de la corruption régnant au sein des agences et ministère du gouvernement nigérian, le fait qu’il est difficile de se prononcer sur l’authenticité de documents précis, la prévalence de la fraude documentaire et le fait que [traduction] « des documents authentiques de tous types peuvent être obtenus en utilisant de fausses informations ». L’agent a tenu compte à la fois de la corruption et des doutes importants planant sur la crédibilité du demandeur pour n’accorder que peu de poids au rapport de police ainsi qu’au précédent rapport qui avait été produit devant la SPR.

[11] L’agent conclut qu’il n’y a pas [traduction] « suffisamment de nouveaux éléments de preuve portant sur sa situation personnelle pour démontrer que le demandeur serait exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution ».

[12] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

III. Question en litige

[13] La question en litige consiste à savoir si la décision rendue par l’agent d’ERAR était raisonnable.

IV. Norme de contrôle

[14] La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

V. Analyse

[15] La Cour d’appel fédérale résume l’objet des ERAR ainsi que les conséquences d’une décision favorable comme suit :

À supposer que la criminalité ou la sécurité nationale ne soient pas en cause, une demande présentée en vertu du paragraphe 112(1) est admise si, au moment de sa présentation, le demandeur répond à la définition de « réfugié au sens de la Convention », dans l’article 96 de la LIPR, ou à la définition de « personne à protéger », dans l’article 97 de la LIPR (alinéa 113c) de la LIPR). La décision d’accorder la demande d’ERAR a pour effet de conférer l’asile au demandeur (paragraphe 114(1) de la LIPR).

(Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385 au para 11 [Raza])

[16] Dans l’arrêt Raza, la Cour précise clairement qu’un ERAR ne constitue ni un appel ni un réexamen de la décision de la SPR de rejeter une demande d’asile, mais peut néanmoins nécessiter « l’examen de quelques-uns ou de la totalité des mêmes points de fait ou de droit […] » (Raza, au para 12).

[17] L’agent, dans ses motifs, fait exactement ce que la Cour demande aux décideurs d’éviter de faire dans Sitnikova et Oranye (Sitnikova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2017 CF 1082; Oranye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 390). Dans ses motifs, l’agent accorde peu de poids au nouvel élément de preuve, et non aucun poids. Selon les motifs qu’il a donnés, l’agent a tiré cette conclusion en raison de la prévalence de documents frauduleux au Nigéria et de préoccupations relatives à la crédibilité du demandeur. Toutefois, la question de savoir si le nouvel élément de preuve lui-même était frauduleux n’a fait l’objet d’aucune conclusion explicite ou analyse de la part de l’agent.

[18] Dans un passage plutôt long, mais fort pertinent de Oranye, le juge Ahmed dit :

27 Les juges des faits doivent avoir le courage de trouver des faits. Ils ne peuvent pas dissimuler des conclusions relatives à l’authenticité en jugeant simplement que les éléments de preuve ont une « faible valeur probante ». Comme l’a souligné à juste titre la juge Mactavish dans la décision Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au paragraphe 20 :

La Cour a, en outre, observé antérieurement sur la pratique des décisionnaires à accorder « peu de poids » aux documents sans tirer de conclusions explicites sur leur authenticité; voir par exemple Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 622, aux paragraphes 1 à 3, [2009] AFC no 799 et Warsame c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] AFC no 1202, au paragraphe 10. Si un décideur n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, il doit le dire et n’accorder absolument aucun poids au document. Les décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de [se couvrir] en accordant « peu de poids » au document. Comme l’a observé le juge Nadon dans Warsame, [traduction] « [c]’est tout ou rien » : au paragraphe 10.

Cette approche inappropriée est précisément celle qu’a employée la Section d’appel des réfugiés en l’espèce. Bien que la Section d’appel des réfugiés ait tenté de combiner la question des documents frauduleux avec les [traduction] « préoccupations cumulatives quant à la crédibilité et [le] manque général de crédibilité » de la part de la demanderesse, la crédibilité de son témoignage de vive voix n’a rien à voir avec l’authenticité des affidavits en litige. Soit les affidavits sont authentiques, soit ils sont frauduleux, mais la Section d’appel des réfugiés ne tire aucune conclusion à cet égard et choisit plutôt de « louvoyer » en leur accordant une faible valeur probante. Il s’agit d’une erreur de droit.

28 Malheureusement, les problèmes avec l’analyse indépendante de la Section d’appel des réfugiés ne s’arrêtent pas là. Même si la Section d’appel des réfugiés dans sa décision soulève des doutes sur l’authenticité des quatre affidavits par une simple référence aux renseignements contenus dans le cartable national de documentation, elle ne présente aucune analyse concernant la façon dont la « facilité d’accès » aux documents frauduleux au Nigéria est liée à la question de savoir si ces affidavits sont frauduleux. Il existe une bonne raison pour cela. Le cartable national de documentation traite des lois du Nigéria régissant les documents frauduleux, de leur utilisation à l’échelon national et international, et des efforts entrepris afin de mettre un terme à leur utilisation. Cependant, il ne dit rien sur la façon de déceler un document frauduleux (p. ex., tampons, sceaux, erreurs d’orthographe, de grammaire ou de typographie), qui pourrait servir à évaluer les affidavits présentés par la demanderesse. Autrement dit, le cartable national de documentation ne contient aucun renseignement menant à la conclusion que ces affidavits sont frauduleux; le seul lien entre le cartable national de documentation et les affidavits présentés par la demanderesse concerne le fait qu’elle est Nigériane et que ses documents proviennent du Nigéria. À mon avis, une telle approche est préjudiciable et ne devrait pas être tolérée dans notre jurisprudence.

29 Il est malheureux que des généralisations sur la [traduction] « facilité d’accès à des documents frauduleux » soient fréquemment invoquées, comme si elles constituaient une preuve incontestable de fraude. Lorsqu’elles figurent dans des documents concernant la situation au pays, ces généralisations peuvent seulement servir à bon escient à informer le décideur sur le sujet. Une conclusion portant sur l’authenticité d’un document ne peut dépendre d’un simple soupçon découlant de la réputation d’un pays donné, ni être influencée par un tel soupçon. Chaque document doit être analysé individuellement, et son authenticité doit être déterminée en fonction de ses propres mérites. S’il existe une preuve de fraude, c’est sans équivoque, et le décideur ne devrait lui accorder aucune valeur probante. L’autre solution, c’est-à-dire se fonder sur la prévalence des fraudes dans un pays donné pour contester l’authenticité d’un document, équivaut à une conclusion de culpabilité par association.

(Oranye, aux para 27-29)

[19] La décision Oranye était un contrôle judiciaire d’une décision de la SAR alors que Sitnikova était un contrôle judiciaire du rejet d’une demande d’ERAR, comme en l’espèce. Aucun motif ne me paraît justifier la non‑application des principes énoncés dans les décisions Sitnikova et Oranye à la présente affaire.

[20] S’il est vrai que les décideurs administratifs ne sont pas tenus de respecter les mêmes normes que les décideurs judiciaires (Vavilov, au para 92), il n’en demeure pas moins que les motifs fournis par le décideur administratif doivent permettre à la cour de révision de bien comprendre comment ce dernier est arrivé à sa décision et de suivre son raisonnement (Vavilov, au para 99).

[21] S’il existait des raisons précises fondées sur le document lui-même qui en justifiaient le rejet, alors le décideur devait les exposer dans ses motifs. Or, les motifs ne mentionnent absolument aucun élément lié au document qui le rende suspect, si ce n’est le fait que le document provient du Nigéria, et que la crédibilité du demandeur pose problème. À mon avis, il est tout à fait conforme à la jurisprudence de conclure que cette façon de faire est déraisonnable.

[22] Certes, d’autres raisons, comme la conclusion de la SPR, peuvent expliquer pourquoi l’agent est lui-même arrivé à la conclusion qu’il a tirée. Dans ses motifs, l’agent n’a néanmoins pas formulé des conclusions distinctes à l’égard de deux questions déterminantes distinctes, soit le nouvel élément de preuve frauduleux et les problèmes de crédibilité soulevés par la SPR, mais a plutôt formulé une conclusion globale. Il s’ensuit que la Cour ne peut savoir si, dans l’hypothèse où le nouvel élément de preuve n’aurait pas été jugé problématique, l’agent serait parvenu à la même conclusion, ce qui rend sa décision déraisonnable.

[23] Je fais droit à la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue par un autre agent.

[24] Aucune question n’a été présentée à des fins de certification et je suis d’avis, à l’issue de l’audience, que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-449-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie;

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-449-20

 

INTITULÉ :

EGHOSA DARLINGTON OGBEBOR c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 AOÛT 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE mcveigh.

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 24 sEPtembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Richard An

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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