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Date : 20210903


Dossier : T‑1938‑19

Référence : 2021 CF 920

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

GRAIN WORKERS’ UNION

LOCAL 333 ILWU

demandeur

et

VITERRA INC.

défenderesse

MOTIFS ET ORDONNANCE

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Grain Workers’ Union Local 333 ILWU, a présenté des témoignages de vive voix et une preuve documentaire lors d’une instance pour outrage introduite contre la défenderesse, Viterra Inc. La défenderesse s’oppose à une grande partie de la preuve documentaire du demandeur, au motif qu’elle constitue du ouï‑dire inadmissible.

[2] La défenderesse s’est déjà opposée à l’admissibilité des documents et registres, et j’avais alors conclu que l’objection à l’admissibilité était prématurée, puisqu’elle avait été soulevée dans un vide factuel et en l’absence de preuve (Grain Workers’ Union Local 333 ILWU c Viterra Inc, 2021 CF 292 aux para 5‑12 [la décision sur l’objection à la production]). Comme la preuve a désormais été entendue, la défenderesse soulève encore une fois son objection.

[3] Le demandeur est d’avis que la preuve en litige est admissible à titre de preuve matérielle ou de ouï‑dire admissible.

[4] Les documents ont été consignés dans la trousse d’outils ETrial de la Cour, et celle‑ci a attribué à chacun un numéro « FC ». Ils ont aussi été consignés au dossier et se sont vu attribuer un numéro à des fins d’identification. Pour plus de commodité et pour éviter toute confusion, dans les présents motifs, je fais référence uniquement au numéro « FC » que la trousse d’outils ETrial a attribué aux documents.

I. Les documents

[5] La défenderesse s’oppose à l’admissibilité de trois catégories de documents :

  1. Relevés de cartes de pointage : cette catégorie de documents enregistre l’heure d’entrée et de sortie des employés à chaque quart de travail. Les documents contiennent aussi des rajustements saisis manuellement par le personnel de la paie. Tous les rajustements saisis manuellement sont consignés dans les relevés de cartes de pointage (documents numéros FC00089 à FC00112; FC00166 à FC00181; FC00191 à FC00222).

  2. Rapports d’exception : cette catégorie de documents consiste en des rapports manuscrits que les superviseurs rédigent quotidiennement. Ces rapports consignent tout écart par rapport à l’horaire régulier des employés. Le personnel de la paie fait correspondre les rapports d’exception avec d’autres données sur les quarts de travail des employés pour produire des relevés de cartes de pointage qui reflètent les heures qui doivent être rémunérées et les taux horaires pour chaque employé (documents numéros FC00005 à FC00088; FC00118 à FC00165). Si cette catégorie de documents devait être admissible, le demandeur, avec le consentement de la défenderesse, a l’intention de soumettre à la Cour d’autres rapports d’exception.

  3. Inscriptions dans un journal : deux employés de la défenderesse, M. McFeeters et Mme Kerr, consignent dans un calendrier ou un journal certains détails sur leurs quarts de travail quotidiens et la rémunération à laquelle ils ont droit pour chaque quart de travail. M. McFeeters et Mme Kerr ont tous deux témoigné de vive voix, et le demandeur cherche à admettre en preuve des extraits de leur journal respectif (documents numéros FC00183 et FC00189).

II. Le ouï‑dire

[6] Une déclaration extrajudiciaire qu’une partie cherche à déposer en preuve pour établir la véracité de son contenu est du ouï‑dire et est présumée inadmissible. La preuve par ouï‑dire est présumée inadmissible, parce qu’il est impossible d’en vérifier la fiabilité au moyen d’un contre‑interrogatoire (R c Evans, [1993] 3 RCS 653 à la p 661; R c Baldree, 2013 CSC 35 au para 2; voir aussi R c Khelawon, 2006 CSC 57 au para 56).

[7] Toutefois, lorsque les circonstances entourant la source du ouï‑dire indiquent que la déclaration est intrinsèquement fiable ou que les circonstances permettent de vérifier la fiabilité de la déclaration, la preuve par ouï‑dire peut être admissible dans une instance (R v Smith, 2011 ABCA 136 au para 14). Je me penche brièvement sur la question de l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire aux paragraphes 7 et 8 de la décision sur l’objection à la production :

[7] En common law, le ouï‑dire est présumé inadmissible. Toutefois, cette présomption est assujettie à l’application de la » méthode d’analyse raisonnée » du ouï‑dire adoptée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Khan, [1990] 2 RCS 531, et à un certain nombre d’exceptions traditionnelles à la règle relative au ouï‑dire, y compris une exception pour les documents commerciaux. La méthode d’analyse raisonnée nécessite la prise en considération de la nécessité et de la fiabilité des éléments de preuve par ouï‑dire. Dans l’arrêt R c Mapara, [2005] 1 RCS 358 aux pages 366 et 367, la Cour suprême a établi le cadre d’examen suivant pour statuer sur l’admissibilité du ouï‑dire en common law :

La méthode d’analyse raisonnée de l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire, qu’a développée la Cour depuis une vingtaine d’années, tente de conférer une certaine souplesse à la règle du ouï‑dire pour éviter ces conséquences négatives. Il convient d’appliquer le cadre d’analyse suivant, tiré de Starr, pour déterminer l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire :

a) La preuve par ouï‑dire est présumée inadmissible à moins de relever d’une exception à la règle du ouï‑dire. Les exceptions traditionnelles continuent présomptivement de s’appliquer.

b) Il est possible de contester une exception à l’exclusion du ouï‑dire au motif qu’elle ne présenterait pas les indices de nécessité et de fiabilité requis par la méthode d’analyse raisonnée. On peut la modifier au besoin pour la rendre conforme à ces exigences.

c) Dans de « rares cas », la preuve relevant d’une exception existante peut être exclue parce que, dans les circonstances particulières de l’espèce, elle ne présente pas les indices de nécessité et de fiabilité requis.

d) Si la preuve par ouï‑dire ne relève pas d’une exception à la règle d’exclusion, elle peut tout de même être admissible si l’existence d’indices de fiabilité et de nécessité est établie lors d’un voir‑dire.

(Voir, de façon générale, D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (3e éd. 2002), p. 95‑96.)

[8] La Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5, art 30 [la LPC] prévoit également l’admission en preuve dans une instance judiciaire de documents établis dans le cours ordinaire des affaires.

III. Les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exception sont admissibles

A. Les documents commerciaux

[8] Les documents commerciaux sont depuis longtemps considérés comme étant des documents intrinsèquement fiables et sont donc admissibles dans une instance en tant qu’exception à la règle générale du ouï‑dire sous le régime de la common law ou d’une loi.

[9] L’article 30 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5 [la LPC], prévoit qu’une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires est admissible en preuve :

30 (1) Lorsqu’une preuve orale concernant une chose serait admissible dans une procédure judiciaire, une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires et qui contient des renseignements sur cette chose est, en vertu du présent article, admissible en preuve dans la procédure judiciaire sur production de la pièce.

30(1) Where oral evidence in respect of a matter would be admissible in a legal proceeding, a record made in the usual and ordinary course of business that contains information in respect of that matter is admissible in evidence under this section in the legal proceeding on production of the record.

[10] Les termes « affaires » et « pièce » sont définis de façon large au paragraphe 30(12) :

affaires Tout commerce ou métier ou toute affaire, profession, industrie ou entreprise de quelque nature que ce soit exploités ou exercés au Canada ou à l’étranger, soit en vue d’un profit, soit à d’autres fins, y compris toute activité exercée ou opération effectuée, au Canada ou à l’étranger, par un gouvernement, par un ministère, une direction, un conseil, une commission ou un organisme d’un gouvernement, par un tribunal ou par un autre organisme ou une autre autorité exerçant une fonction gouvernementale. (business)

business means any business, profession, trade, calling, manufacture or undertaking of any kind carried on in Canada or elsewhere whether for profit or otherwise, including any activity or operation carried on or performed in Canada or elsewhere by any government, by any department, branch, board, commission or agency of any government, by any court or other tribunal or by any other body or authority performing a function of government; (affaires)

[…]

[…]

pièce Sont assimilés à une pièce l’ensemble ou tout fragment d’un livre, d’un document, d’un écrit, d’une fiche, d’une carte, d’un ruban ou d’une autre chose sur ou dans lesquels des renseignements sont écrits, enregistrés, conservés ou reproduits, et, sauf pour l’application des paragraphes (3) et (4), toute copie ou transcription admise en preuve en vertu du présent article en conformité avec le paragraphe (3) ou (4). (record)

record includes the whole or any part of any book, document, paper, card, tape or other thing on or in which information is written, recorded, stored or reproduced, and, except for the purposes of subsections (3) and (4), any copy or transcript admitted in evidence under this section pursuant to subsection (3) or (4). (pièce)

[11] Le double ouï‑dire est admissible au titre de l’exception de la common law concernant les documents commerciaux et de l’exception au titre de la LPC lorsque les personnes participant à la chaîne de transmission de l’information et des documents agissent conformément à une obligation commerciale (Paciocco et Steusser à la p. 184, citant l’arrêt R v Monkhouse, 1987 ABCA 227 au para 15 [Monkhouse], pour la règle de common law, et l’arrêt R v Martin, [1997] SJ No 172 (SKCA) aux para 48‑49 [Martin], pour l’admissibilité sous le régime de la LPC). Le double ouï‑dire désigne une situation où l’auteur de la pièce n’a pas directement connaissance de l’information qu’elle contient.

[12] Dans le cas où un document commercial ne remplirait pas les critères d’admissibilité prévus par la common law ou la loi, la déclaration relatée peut néanmoins être admise lorsque nécessaire et être fiable selon la méthode d’analyse raisonnée du ouï‑dire (R v Ramratten, 2015 ONCJ 567 aux para 89‑90 [Ramratten], citant l’arrêt R v Wilcox, 2001 NSCA 45 aux para 58, 61).

B. La position des parties

[13] Le demandeur soutient que les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exception sont admissibles. Il fait tout d’abord valoir que les relevés de cartes de pointage contiennent des éléments de preuve matérielle, soit les heures d’entrée et de sortie des employés. Ces données sont générées automatiquement, puis déclarées à l’aide du logiciel de gestion de temps de la défenderesse. Le demandeur admet que les relevés de cartes de pointage contiennent également de la preuve par ouï‑dire et que les rapports d’exception sont du ouï‑dire, mais il soutient que tant les relevés de cartes de pointage que les rapports d’exception sont admissibles à titre de documents commerciaux au titre tant de l’article 30 de la LPC que de la common law.

[14] La défenderesse prétend que les relevés de cartes de pointage ne contiennent aucun élément de preuve matérielle, puisque le fait d’enregistrer les heures d’entrée et de sortie nécessite une intervention humaine. La défenderesse fait valoir que les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exception sont du ouï‑dire; ils ne sont ni fiables ni nécessaires et ne devraient donc pas être admis. La défenderesse soutient également que, pour décider si la preuve par ouï‑dire doit être admise, la Cour doit tenir compte de la nature de l’instance, à savoir une instance pour outrage de nature quasi criminelle dans le cadre de laquelle le demandeur a le fardeau d’établir que l’outrage allégué a été commis selon la norme de preuve applicable en matière criminelle (hors de tout doute raisonnable). La défenderesse fait valoir que l’outrage allégué peut être prouvé par une preuve originale et directe des membres du demandeur et que la preuve par ouï‑dire est donc inutile. Enfin, la défenderesse avance que, selon la jurisprudence, la preuve par ouï‑dire est inadmissible dans une instance pour outrage devant notre Cour et que, par conséquent, la preuve doit être rejetée.

C. Résumé de la preuve

(1) Les relevés de cartes de pointage

[15] Mmes Chung et Hong sont toutes deux des adjointes administratives à l’emploi de Viterra et elles ont témoigné sur l’utilité ainsi que la création des relevés de cartes de pointage.

[16] Selon le témoignage de Mme Chung, les heures d’entrée et de sortie sont générées lorsque les employés entrent dans le lieu de travail et en sortent à l’aide d’un laissez‑passer fourni par l’employeur. Les relevés de cartes de pointage sont la combinaison des heures d’entrée et de sortie générées par les employés à l’aide du laissez‑passer fourni par leur employeur au début et à la fin de leur quart de travail ainsi que des renseignements consignés par les superviseurs dans les rapports d’exception. Lors de la préparation des relevés de cartes de pointage, l’exactitude de toutes les heures d’entrée et de sortie est confirmée, les exceptions sont consignées et, s’il manque des pointages pour un employé ou si des pointages enregistrés tardivement sont absents du rapport d’exception, un suivi est assuré auprès du superviseur. Mme Chung est consciente que l’exactitude des données est importante, puisque c’est sur la foi de celles‑ci que les employés sont rémunérés. Mme Chung n’a pas directement connaissance des heures travaillées par les employés.

[17] Dans son témoignage, Mme Hong a déclaré qu’une de ses tâches consistait à saisir les données sur la paie et qu’elle avait deux responsabilités principales concernant la paie. Premièrement, elle corrige les heures travaillées de périodes de paie antérieures qui ont été déclarées de façon inexacte. Deuxièmement, elle approuve la paie après avoir effectué une dernière vérification des données et s’être assurée que tout était exact. Elle a observé que, parmi les erreurs de paie fréquentes nécessitant une correction ultérieure, il y avait celle où un superviseur omet de consigner quelque chose dans un rapport d’exception ou celle où un employé remplit des fonctions lors d’un quart de travail pour lesquelles il est rémunéré à un taux horaire différent de celui autorisé.

[18] Mme Hong a aussi déclaré que les relevés de cartes de pointage étaient créés par Mme Chung et une autre adjointe administrative, Mme Olson. Ces relevés sont générés électroniquement lorsque les employés entrent dans le lieu de travail et en sortent en passant leur laissez‑passer sur un lecteur de carte. Mmes Chung et Olson entrent aussi des données saisies dans les relevés de cartes de pointage. Mme Hong croit comprendre que les données sont conservées à des fins de vérification.

(2) Les rapports d’exception

[19] M. Steve Larochelle et Mme Rosie Montgomery sont des superviseurs de Viterra et ont témoigné sur la production des rapports d’exception.

[20] Selon le témoignage de M. Larochelle, les employés doivent pointer au début et à la fin de leur quart de travail, mais il lui est impossible de vérifier si chaque employé le fait réellement. Il a déclaré être responsable de la tenue de différents documents, y compris des rapports d’exception pour lesquels il est responsable, à titre de superviseur, de consigner et d’approuver toute exception aux heures de travail normales d’un employé. Il s’agit d’une responsabilité quotidienne. Dans les rapports d’exception sont aussi saisies certaines choses telles que les quarts de travail de moins de huit heures ou les congés d’un employé.

[21] Dans son témoignage, Mme Montgomery a déclaré qu’à titre de superviseure, elle assume des responsabilités de tenue de documents, notamment la création d’entrées dans les rapports d’exception. Elle a fait remarquer que les rapports d’exception peuvent être créés avant la date à laquelle ils s’appliquent, par exemple lorsqu’un superviseur sait d’avance qu’un employé prend congé un certain jour ou qu’il sera malade pendant plusieurs jours. Elle a affirmé que les rapports d’exception consignent des renseignements tels que le fait qu’un employé arrive en retard, sans préavis. Elle a aussi déclaré qu’il n’était pas rare qu’un employé fasse une erreur de pointage et que c’était à elle qu’on demandait de corriger ces erreurs.

[22] Mme Montgomery a affirmé dans son témoignage qu’elle consignait avec exactitude, dans les rapports d’exception, les cas où un employé travaillait huit heures en heures supplémentaires lors d’une journée de congé, car elle estimait que cette tâche faisait partie de ses fonctions à titre de superviseure. Elle a déclaré qu’elle croyait qu’elle s’exposerait à des mesures disciplinaires si elle ne s’acquittait pas de ses fonctions.

D. Les heures d’entrée et de sortie des employés sont des éléments de preuve matérielle

[23] En s’appuyant sur les témoignages de Mmes Hong et Chung, le demandeur fait valoir que les heures d’entrée et de sortie sont générées et consignées automatiquement lorsque l’employé utilise son laissez‑passer pour pointer au début et à la fin de son quart de travail. Le demandeur se fonde sur la décision Saturley v CIBC World Markets Inc, 2012 NSSC 226 [Saturley], pour soutenir que les données saisies automatiquement et sans intervention humaine constituent des éléments de preuve matérielle.

[24] La défenderesse admet que les données générées par une machine qui sont ensuite simplement déclarées constituent des éléments de preuve matérielle, et non du ouï‑dire. La défenderesse soutient toutefois que la consignation des heures d’entrée et de sortie est un geste amorcé par l’employé; ces données ne sont pas consignées par un appareil autonome qui collecte discrètement des données. L’intervention humaine qui déclenche la collecte, conjuguée à la preuve selon laquelle des employés peuvent intervenir et modifier les données que contiennent les relevés de cartes de pointage, établit une distinction entre les circonstances en l’espèce et celles que l’on recense dans la jurisprudence (Saturley et R v Smeland, 54 BCAC 49 (BCCA)).

[25] Je suis convaincu que les heures d’entrée et de sortie qui apparaissent sur les relevés de cartes de pointage constituent des éléments de preuve matérielle.

[26] Dans la décision Saturley, le juge Wood a passé en revue la jurisprudence et la doctrine qui établissent une distinction entre des renseignements électroniques qui peuvent être considérés comme une preuve matérielle et ceux qui peuvent être considérés comme une preuve documentaire (Saturley, aux para 11‑28). Le juge Wood conclut [traduction] « que les renseignements électroniques générés automatiquement par ordinateur sans intervention humaine doivent être admis à titre de preuve matérielle plutôt qu’à titre de preuve documentaire ». (Saturley, au para 21). Les règles du ouï‑dire ne s’appliquent évidemment pas aux éléments de preuve matérielle.

[27] En l’espèce, la preuve démontre que les heures d’entrée et de sortie qui apparaissent sur les relevés de cartes de pointage sont générées automatiquement. Bien que la génération des données soit déclenchée par une intervention humaine (le passage de la carte), l’initiative humaine ne change pas la nature de la preuve. Une fois déclenchées, les données sont générées automatiquement et conservées sans intervention. Le déclenchement humain n’est pas, à mon avis, de nature différente d’un conseiller en placements qui amorce une opération boursière dont les détails sont ensuite enregistrés automatiquement, comme dans l’affaire Saturley.

[28] Les données tirées des pointages d’entrée et de sortie sont des renseignements objectifs saisis par un mécanisme automatisé.

[29] La défenderesse fait valoir que les relevés de cartes de pointage contiennent des éléments de preuve documentaire introduits ou modifiés par un observateur humain, ce qui transforme l’entièreté de chaque relevé en preuve documentaire. Cet argument n’est pas convaincant.

[30] Les témoignages de Mmes Chung et Hong montrent que les saisies effectuées par le personnel de la paie, y compris les ajustements apportés aux heures de pointage, sont facilement identifiables sur les relevés de cartes de pointage et que chaque saisie ou rajustement est consigné et détaillé sur les relevés. Les pointages d’entrée et de sortie générés automatiquement sont aussi facilement identifiables sur les relevés. Rien dans la preuve n’indique que les données d’entrée et de sortie découlant d’un geste de l’employé ne sont pas fidèlement reflétées sur les relevés de cartes de pointage, et rien n’indique non plus que le processus de collecte de données automatisé décrit dans la preuve est erroné ou peu fiable.

[31] La preuve indiquant que les employés font des erreurs lorsqu’ils pointent à l’entrée et à la sortie de leur lieu de travail qui doivent ensuite être corrigées ne modifie pas, à mon avis, la nature des données d’entrée et de sortie générées automatiquement. L’exactitude de ces éléments de preuve, qui a une certaine pertinence par rapport aux questions dont la Cour est saisie, ne change rien à la caractérisation de la preuve. Il s’agit plutôt d’une question qui peut être examinée au moment de déterminer le poids à accorder à la preuve directe.

[32] Les données d’entrée et de sortie que contiennent les relevés de cartes de pointage constituent des éléments de preuve directe et sont admissibles dans l’instance (Saturley, au para 25, citant la décision R v Hall, [1998] BCJ No 2515 (BCSC) au para 64).

E. Les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exception sont du ouï‑dire admissible

[33] Il n’est pas contesté que les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exceptions sont du ouï‑dire.

[34] Si je comprends bien la position de la défenderesse, il n’est pas non plus contesté que les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exception satisfont aux critères d’admissibilité prescrits par l’exception concernant les documents commerciaux prévue à l’article 30 de la LPC. Les documents ont été établis dans le cours ordinaire des affaires et contiennent des renseignements relatifs à une question pour laquelle une preuve orale serait admissible dans la présente instance (la défenderesse soutient bel et bien que ces documents ne sont pas nécessaires, ce dont je traite ci‑dessous). La défenderesse n’a pas non plus fait valoir que le demandeur n’avait pas respecté les exigences procédurales relatives à la présentation d’une preuve par ouï‑dire qui sont prévues au paragraphe 30(7) de la LPC.

[35] La défenderesse soutient plutôt, en s’appuyant sur les arrêts Ares c Venner, [1970] RCS 608, et R c Khan, [1990] 2 RCS 531, qu’avant d’admettre une preuve par ouï‑dire conforme aux dispositions de l’article 30 de la LPC, la Cour doit être convaincue que la preuve est nécessaire et fiable. Elle prétend que les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exception ne sont ni l’un ni l’autre.

[36] La défenderesse fait valoir qu’une preuve par ouï‑dire n’est nécessaire qu’en l’absence d’éléments de preuve pertinents et directs. Elle fait valoir que les documents en litige ne sont ni pertinents ni nécessaires pour trancher la question en litige : les heures travaillées par semaine. Les documents indiquent plutôt les heures rémunérées par semaine. De plus, la défenderesse soutient que la preuve que le demandeur cherche à faire admettre peut être présentée à la Cour par d’autres moyens, notamment par le témoignage des membres du syndicat. Je ne suis pas convaincu par les arguments de la défenderesse.

[37] Contrairement à ce qu’avance la défenderesse, je ne connais aucun élément de jurisprudence ou de doctrine qui empêche une partie de s’appuyer à la fois sur une preuve directe et sur une preuve par ouï‑dire pour établir un fait substantiel. La disponibilité d’une preuve directe ne rend pas inadmissibles des documents commerciaux qui sont admissibles au titre de l’article 30 de la LPC. S’il fallait conclure autrement, l’effet de l’article 30 de la LPC serait considérablement limité.

[38] Le demandeur fait valoir que les documents sont pertinents et qu’ils sont nécessaires pour apprécier les faits substantiels entourant la principale question en litige portant sur les heures travaillées. Bien que la défenderesse conteste le fait que l’on puisse se fier aux documents pour déterminer les heures travaillées, la réponse à cette question dépend du poids à accorder aux documents et n’est d’aucune aide pour apprécier l’admissibilité des documents. Je partage cet avis.

[39] De même, je ne suis pas convaincu que les critères de nécessité et de fiabilité doivent être interprétés de façon aussi restrictive que le laisse entendre la défenderesse dans le cas où les documents satisfont aux critères d’admissibilité des documents commerciaux prévus à l’article 30 de la LPC.

[40] L’article 30 de la LPC comprend un critère de pertinence. Pour être admissibles, les documents doivent non seulement avoir été établis dans le cours ordinaire des affaires, ils doivent aussi porter sur une chose pour laquelle une preuve orale serait admissible dans la procédure judiciaire. Comme il est énoncé dans l’arrêt L(B) v Saskatchewan (Ministry of Social Services), 2012 SKCA 38, la preuve est admissible au motif que les documents sont intrinsèquement fiables, dès lors que ces critères sont remplis :

[TRADUCTION]

[29] L’approche adoptée par les tribunaux pour l’application de l’article 30 de la Loi sur la preuve au Canada n’est pas incompatible avec la notion selon laquelle la loi veut des garanties circonstancielles de fidélité et de fiabilité avant qu’une preuve soit admissible. Les documents commerciaux sont considérés comme étant intrinsèquement fiables, parce qu’ils sont établis dans un contexte de conservation, de production et de fiabilité systématiques. Ils sont établis dans des circonstances de régularité et de continuité, ce qui crée des habitudes de précision. Par conséquent, le document est suffisamment crédible et fiable pour être admissible, pourvu qu’il respecte les conditions préalables prévues par la loi […]

[41] Les seuils de nécessité et de fiabilité sont atteints, à mon avis, lorsque le document relève de l’article 30 de la LPC. L’objet et l’intention sous‑tendant l’article 30 de la LPC établissent le critère de nécessité de la preuve, comme l’a souligné la juge Jackson de la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt Martin :

[TRADUCTION]

[49] En règle générale, les documents établis dans le cours ordinaire des affaires sont admis pour éviter les coûts et inconvénients de faire témoigner la personne responsable de la gestion des documents et celle qui les a constitués. Le document est admis par nécessité. La preuve qu’un document est établi dans le cours ordinaire des affaires remplit à première vue le critère selon lequel la preuve par ouï‑dire doit être digne de foi pour être admise.

[50] L’article 30 aurait été bien peu utile si l’auteur des données contenues dans le document commercial devait être appelé à témoigner. La complexité des entreprises modernes fait en sorte que la plupart des documents seront constitués à partir de renseignements que la personne responsable de les constituer recueille d’autres sources.

[42] Les observations de la défenderesse concernant la fiabilité des documents – l’incapacité de tenir compte des écarts dans les pauses payées, les limites des documents pour déterminer les heures rémunérées par rapport aux heures travaillées, la façon dont les exceptions sont consignées et représentées dans les relevés de cartes de pointage, la preuve que les documents contiennent des erreurs et les incohérences alléguées entre les documents et d’autres éléments de preuve que le demandeur cherche à admettre – portent toutes sur la détermination de la fiabilité ultime des documents, laquelle est pertinente pour évaluer la valeur probante à accorder aux documents dans l’établissement de faits substantiels. L’admissibilité tient au seuil de fiabilité. Comme je l’ai expliqué précédemment, le seuil de fiabilité est atteint lorsque les critères de l’article 30 sont remplis.

[43] Lorsqu’un doute subsiste quant à savoir si les documents répondent à la définition prévue par la loi pour être admis à titre de documents commerciaux, il convient de recourir à la méthode d’analyse raisonnée du ouï‑dire. Pour ce faire, il faut tenir compte de la nécessité et de la fiabilité de la preuve. Cependant, lorsque les documents correspondent à la définition prévue par la loi, comme en l’espèce, cette analyse n’est pas nécessaire (Ramratten, aux para 89‑90).

[44] Les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exception sont admissibles au titre de l’article 30 de la LPC.

[45] Je suis aussi convaincu que les documents sont admissibles au titre de l’exception de la common law concernant les documents commerciaux.

[46] L’exception de la common law concernant les documents commerciaux a été résumée par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt R v O’Neil, 2012 ABCA 162 au para 44, citant R v Monkhouse, 1987 ABCA 227 aux para 23‑25. Un document commercial est admissible en common law lorsque le document contient une inscription originale, faite de façon courante et contemporaine par le rapporteur, agissant dans le cours ordinaire et habituel du système de préparation des documents commerciaux en vigueur, et qui avait l’obligation de produire le document et n’avait aucune raison de faire de fausses déclarations.

[47] Les relevés de cartes de pointage et les rapports d’exception satisfont à ces critères.

IV. Les inscriptions dans un journal

A. L’enregistrement du souvenir

[48] Le demandeur demande à ce que soient admises les inscriptions des journaux de M. McFeeters et de Mme Kerr à titre d’« enregistrement du souvenir ». Selon cette exception à la règle du ouï‑dire, un témoin qui ne se souvient pas de faits pertinents peut déclarer avoir enregistré ces faits. Le document ainsi créé est ensuite admis en preuve si les critères suivants sont remplis :

  1. L’enregistrement du souvenir doit être fiable.

  2. Pour présenter une précision probable, le souvenir doit à l’époque avoir été suffisamment frais et vif.

  3. Le témoin doit être en mesure d’affirmer que l’enregistrement représente exactement sa connaissance et son souvenir à l’époque. Il doit affirmer qu’à l’époque il le « tenait pour véridique », pour reprendre l’expression habituelle.

  4. Il faut utiliser l’enregistrement original, s’il est possible de l’obtenir. (R c Fliss, 2002 CSC 16 au para 63, citant Wigmore on Evidence (Chadbourn rev 1970), vol 3, c 28, §744 et suiv).

B. La position des parties

[49] La défenderesse s’oppose à l’admission des inscriptions des journaux, soutenant que le demandeur n’a pas suivi la démarche appropriée pour faire admettre du ouï‑dire au titre de l’exception de l’enregistrement du souvenir. Elle s’appuie sur l’arrêt C(J) v College of Physicians & Surgeons (British Columbia), [1990] BCJ No 159 [C(J)] pour affirmer que le demandeur devait suivre les étapes suivantes :

  1. repasser avec le témoin chaque date du journal;

  2. établir que le témoin n’avait aucun souvenir indépendant du quart de travail enregistré dans l’inscription du journal;

  3. après avoir établi l’absence de souvenir indépendant, renvoyer le témoin au journal pour voir si son souvenir pourrait être ravivé;

  4. l’extrait du journal ne serait admissible au titre de l’exception concernant l’enregistrement du souvenir que si le souvenir du témoin ne peut être ravivé.

[50] La défenderesse soutient que, comme le demandeur n’a pas suivi la démarche énoncée dans l’arrêt C(J), il n’a pas permis à la Cour d’établir de façon claire si les inscriptions de journal ont ravivé les souvenirs des témoins, auquel cas les documents sont inadmissibles sous le régime de l’exception. La défenderesse fait aussi valoir que le témoignage des témoins n’a pas permis d’établir que les inscriptions de journal représentaient fidèlement leurs connaissances et leurs souvenirs à ce moment‑là, ce qui ne satisfait pas au troisième critère du test de Wigmore énoncé dans l’arrêt Fliss. Enfin, la défenderesse soutient que le fait que le demandeur n’a pas produit toutes les pages de journal contrevient à son obligation de communication complète de la preuve et que, par conséquent, la preuve ne devrait pas être admise.

[51] Le demandeur fait valoir qu’il n’avait pas l’obligation de repasser avec les témoins chaque inscription de journal et que les témoins ont déclaré que, sans leurs inscriptions de journal, ils seraient incapables de témoigner sur les heures travaillées un jour donné durant la période pertinente. Les inscriptions de journal ont ravivé les souvenirs de Mme Kerr quant à certains faits en particulier, mais la preuve n’indique pas que ces inscriptions aient ravivé un souvenir des heures travaillées un jour donné; la preuve a plutôt démontré que ni Mme Kerr ni M. McFeeters n’avait un souvenir indépendant des heures travaillées. Le demandeur s’appuie sur la décision R v Sipes, 2012 BCSC 834, pour soutenir que la perte totale de mémoire n’est pas une condition préalable à l’admission d’un document au titre de l’exception de l’enregistrement du souvenir.

C. Analyse

(1) La preuve établit effectivement que les témoins n’ont aucun souvenir indépendant des heures travaillées

[52] M. McFeeters a déclaré dans son témoignage qu’il n’avait aucun souvenir indépendant des heures travaillées à certaines dates en particulier durant la période pertinente :

[TRADUCTION]

Me Clements : « Vous souvenez‑vous des heures que vous avez travaillées à des dates précises entre novembre 2019 et la fin de janvier 2021? »

M. McFeeters : « Est‑ce que je sais combien d’heures j’ai travaillé chaque jour sans consulter mon agenda? »

Me Clements : « Oui. »

M. McFeeters : « Non. »

[53] Bien que la preuve ne porte pas sur les souvenirs de M. McFeeters au quotidien, son témoignage non contredit concernant l’ensemble de la période pertinente était qu’il n’avait aucun souvenir indépendant des heures travaillées quotidiennement durant cette période.

[54] Ce constat établit une distinction, à mon avis, entre les circonstances de la présente affaire et celles de l’affaire C(J), où il a été [traduction] « admis que la plaignante avait une mémoire actuelle d’un bon nombre des faits sur lesquels elle a témoigné » [non souligné dans l’original] (C(J), au para 37).

[55] De plus, l’arrêt C(J) n’appuie pas, contrairement à ce qu’avance la défenderesse, la proposition selon laquelle l’admission de documents fondée sur l’exception de l’enregistrement du souvenir exige que la partie repasse chacune des inscriptions potentielles enregistrées pour établir que le témoin n’a aucun souvenir indépendant de l’information enregistrée. L’arrêt C(J) propose plutôt une démarche qui était sans doute appropriée dans les circonstances de cette affaire : un nombre limité d’incidents (10) comportant un récit des faits passés.

[56] L’arrêt C(J) n’exige pas qu’une démarche particulière soit adoptée lorsqu’une partie cherche à faire admettre des documents en invoquant l’exception de l’enregistrement du souvenir. La position de la défenderesse à cet égard est incompatible avec la jurisprudence et perd de vue la véritable question que la Cour doit trancher, à savoir si la preuve démontre qu’un témoin n’a aucun souvenir indépendant de la preuve enregistrée. En l’espèce, le témoignage non contredit de M. McFeeters satisfait à cette exigence. Il n’était pas nécessaire que M. McFeeters repasse chaque inscription de journal à la lumière de son témoignage selon lequel il n’avait aucun souvenir des heures qu’il avait travaillées.

[57] Dans son témoignage, Mme Kerr a fait une déclaration semblable à celle de M. McFeeters :

[TRADUCTION]

Me Hassall : « Si ce calendrier n’était pas devant vous, seriez‑vous en mesure de me dire quel quart de travail vous avez fait chaque jour de 2020 et les heures que vous avez travaillées cette journée‑là? »

Mme Kerr : « Je serais en mesure de vous dire quel quart de travail j’ai fait et je pourrais… je ne sais pas si je me souviendrais de chaque heure supplémentaire que j’ai travaillée. Mais, je veux dire, je pourrais me rappeler avoir travaillé. »

Me Hassall : « Vous souvenez‑vous, sans consulter le calendrier devant vous, vous souvenez‑vous quel poste vous occupiez, le nombre d’heures que vous avez travaillées et… »

Mme Kerr : « Non. Je dirais que non. »

[…]

Me Hassall : « Et sans le consulter, vous souvenez‑vous de ce que vous faisiez le 12 janvier 2020? »

Mme Kerr : « Non. »

Me Hassall : « Et sans consulter ce calendrier, avez‑vous un souvenir précis pour n’importe lequel de ces jours‑là? »

Mme Kerr : « Non. »

[58] Le témoignage de Mme Kerr établit également qu’elle n’a aucun souvenir des heures travaillées, mais son témoignage donne à entendre qu’en repassant les inscriptions du journal, elle s’est rafraîchi la mémoire quant à certains aspects de certains jours de travail en particulier. Ces souvenirs n’avaient toutefois aucun rapport avec la question dont la Cour est saisie : les heures travaillées à des dates précises. Le fait que Mme Kerr s’est souvenue, après avoir repassé les inscriptions du journal au cours de son témoignage, d’avoir assisté à une réunion ou d’avoir travaillé à l’extérieur à une date donnée n’enlève rien au fait que son témoignage non contesté était qu’elle n’avait aucun souvenir des heures travaillées aux dates qui sont en litige dans la présente instance. Je suis d’accord avec la conclusion à laquelle la Cour suprême de la Colombie‑Britannique est arrivée dans la décision R v Sipes, 2012 BCSC 834, soit que la perte totale de mémoire n’est pas une condition préalable à l’admission d’une pièce au titre de l’exception de l’enregistrement du souvenir :

[TRADUCTION]

[19] Je suis convaincu que la Cour a établi les critères juridiques nécessaires à l’admission du document à titre d’enregistrement du souvenir. Le témoin n’a aucun souvenir de certains des renseignements consignés dans le diagramme; l’information a été enregistrée de façon fiable et à un moment où les faits étaient suffisamment frais et vifs pour présenter une précision probable; le témoin a déclaré qu’elle disait la vérité et que le document représentait exactement son meilleur souvenir à l’époque. »

[Non souligné dans l’original, italique ajouté.]

(2) L’omission de traiter expressément de l’exactitude de la preuve n’est pas fatale.

[59] La défenderesse fait remarquer qu’aucun des témoins n’a déclaré expressément que les inscriptions de journal étaient exactes à l’époque où elles ont été rédigées, et que, par conséquent, le troisième critère de Wigmore n’a pas été rempli.

[60] Bien qu’aucun des témoins n’ait fait de déclaration expresse à cet égard, les dépositions fournies par les témoins, jointes aux circonstances de l’affaire, me permettent d’inférer que les témoins étaient certains de l’exactitude de leurs inscriptions de journal à l’époque où elles avaient été consignées (R v Pilarinos, 2002 BCSC 798 au para 46).

[61] Selon les témoignages des deux témoins, les inscriptions étaient consignées à la fin de leur quart de travail, et les journaux étaient tenus à jour pour veiller à ce qu’ils soient rémunérés avec exactitude, en fonction des tâches exécutées et des périodes d’heures supplémentaires qu’on leur demandait d’effectuer. Compte tenu des circonstances et, en particulier, de l’intérêt des témoins à s’assurer que l’information était exacte à l’époque où elle a été enregistrée, je suis d’avis que le troisième critère de Wigmore a été rempli. Si j’avais conclu autrement, j’aurais été prêt à admettre la preuve comme étant à la fois pertinente et nécessaire, en appliquant la méthode d’analyse raisonnée du ouï‑dire.

(3) Le défaut de communication ne rend pas les inscriptions de journal inadmissibles

[62] Je suis aussi d’avis que l’observation de la défenderesse selon laquelle les préoccupations relatives à la communication de la preuve rendent les inscriptions de journal inadmissibles est sans fondement. Le demandeur prend comme position que l’obligation de communication qui découle de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte], et de l’arrêt R c Stinchcombe, [1991] 3 RCS 326, ne s’applique pas à la présente instance.

[63] La Charte n’entre pas en jeu dans la présente instance, à savoir un litige entre deux parties privées. La production de documents dans une instance pour outrage peut être analogue aux obligations de communication dans une instance criminelle, et je suis prêt à accepter que les valeurs protégées par la Charte puissent orienter la question de la production de documents.

[64] Les objections quant à l’insuffisance de la communication de la preuve doivent être soulevées en temps opportun et portées à l’attention de la Couronne, le cas échéant (R v Greganti, 2000 CanLII 22799 (CS ON)). En l’espèce, les journaux ont été fournis à la défenderesse il y a plusieurs mois. Il est évident qu’à première vue, les journaux, tels qu’ils ont été produits, ne contiennent pas toutes les inscriptions pour la période en cause. La défenderesse ne soutient pas que la préoccupation relative à la production qui est maintenant soulevée a été portée à l’attention du demandeur, et rien dans le dossier ne l’indique. Rien dans le dossier n’indique non plus que la défenderesse demande maintenant que le demandeur produise les inscriptions manquantes.

[65] Dans ses observations écrites, la défenderesse ne relève aucun préjudice découlant de la communication incomplète alléguée. Dans ses observations orales, elle affirme que l’absence de production en soi est préjudiciable. En outre, la défenderesse ne cite aucune source faisant autorité à l’appui de sa position selon laquelle la réparation appropriée d’une communication incomplète est l’exclusion des inscriptions de journal, telles qu’elles ont été produites. On pourrait s’attendre à ce que la production, un ajournement et, au besoin, le rappel des témoins pertinents puissent suffire pour remédier à tout préjudice.

[66] La défenderesse peut toujours demander les documents en question et solliciter un ajournement. Dans le cas où la production serait refusée ou qu’un ajournement serait nécessaire, la défenderesse peut évidemment porter la question à l’attention de la Cour.

[67] Les documents numéros FC00183 et FC00189 sont admissibles dans la présente instance.

V. L’utilisation du ouï‑dire dans une instance pour outrage

[68] Enfin, la défenderesse a fait valoir que, même si le ouï‑dire est par ailleurs admissible, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont déjà conclu qu’il n’était pas admissible dans une instance pour outrage (Bhatnager c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 CF 3 aux para 12‑13, confirmée sur ce point par Bhatnager c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 1 FC 171 au para 53 [Bhatnager CAF], et confirmée pour d’autres motifs par Bhatnager c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 RCS 217). La défenderesse soutient que l’arrêt Bhatnager CAF fait autorité.

[69] Bien que je convienne que l’arrêt Bhatnager CFA fait autorité, je ne suis pas d’accord avec l’interprétation qu’en fait la défenderesse. Tant en première instance que devant la Cour d’appel, il est évident que la Cour faisait référence à d’autres formes de ouï‑dire inadmissibles. Le ouï‑dire admissible peut être reçu et invoqué dans une instance pour outrage comme il peut l’être dans une instance criminelle.

VI. Conclusion

[70] La preuve documentaire en litige est admissible.

 


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑1938‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. Les objections de la défenderesse sont rejetées;

  2. Les documents numéros FC00089 à FC00112; FC00166 à FC00181; FC00191 à FC00222 (les relevés de cartes de pointage) sont admis et se verront attribuer des numéros de pièce;

  3. Les documents numéros FC00005 à FC00088; FC00118 à FC00165 (les rapports d’exception) sont admis et se verront attribuer des numéros de pièce;

  4. Les documents numéros FC00183 et FC00189 (les inscriptions de journaux de M. McFeeters et de Mme Kerr) sont admis et se verront attribuer des numéros de pièce.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1938‑19

 

INTITULÉ :

GRAIN WORKERS’ UNION LOCAL 333 ILWU c VITERRA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 AOÛT 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 3 SeptembRE 2021

COMPARUTIONS :

William Clements

Lily Hassall

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Donald J. Jordan, c.r.

Natalia Tzemis

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koskie Glavin Gordon LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Harris & Co LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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