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Date : 20210921


Dossier : IMM‑1070‑20

Référence : 2021 CF 973

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

DAVIS WILLIAM LEZAMA CERNA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Davis William Lezama Cerna, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a fait droit à une demande de constat de perte de l’asile déposée par le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (le ministre) en vertu du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [la LIPR].

[2] Devant la SPR, le demandeur a fait valoir qu’il y avait lieu de suspendre l’audition de la demande de constat de perte de l’asile parce qu’il s’agissait d’un abus de procédure. Il a affirmé que le ministre avait illégalement suspendu sa demande de citoyenneté, rendant ainsi oppressif le processus de constat de perte de l’asile. La SPR a rejeté son argument, considérant qu’elle ne pouvait pas examiner le délai en question parce qu’il n’avait rien à voir avec les procédures de la SPR.

[3] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en refusant d’examiner le fait que le ministre avait suspendu sa demande de citoyenneté.

[4] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision de la SPR est raisonnable. La jurisprudence confirme que la SPR ne peut pas examiner des mesures n’ayant rien à voir avec ses procédures pour décider s’il est survenu un délai déraisonnable assimilable à un abus de procédure. Je rejette de ce fait la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. Le demandeur

[5] Le demandeur est citoyen du Pérou. Le 12 novembre 2006, il a présenté une demande d’asile au Canada, disant craindre d’être persécuté dans son pays d’origine du fait de son orientation sexuelle en tant qu’homosexuel. La SPR lui a accordé l’asile le 28 mai 2008.

[6] Le 20 février 2009, le demandeur est devenu résident permanent du Canada. Il a présenté une demande de citoyenneté en mai 2012.

B. La demande de citoyenneté

[7] Le 19 septembre 2013, un agent de Citoyenneté et Immigration Canada a interrogé le demandeur, et celui‑ci a passé le même jour son examen pour l’obtention de la citoyenneté. Toutefois, cet agent n’a pas renvoyé la demande à un juge de la citoyenneté pour décision à cause de doutes concernant la perte possible du droit d’asile du demandeur. Le 11 octobre 2013, le dossier du demandeur a été « mis en suspens » (Lezama Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 756 (Lezama 2019), au para 5).

[8] Le 18 novembre 2014, le ministre a officiellement suspendu le traitement de la demande de citoyenneté du demandeur en attendant que la SPR rende sa décision.

[9] Le demandeur a contesté le fait que le ministre ait suspendu sa demande, sollicitant une ordonnance de mandamus qui obligerait ce dernier à traiter sa demande de citoyenneté (l’ordonnance de mandamus). Le 29 mai 2019, la Cour a rejeté cette demande après avoir conclu que le ministre avait le pouvoir de suspendre la demande de citoyenneté du demandeur en application de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), c C‑29 (Lezama 2019, au para 19).

C. La demande de constat de perte de l’asile

[10] Le 22 octobre 2013, le ministre de la Sécurité publique a présenté à la SPR une demande de constat de perte de l’asile du demandeur, en application du paragraphe 108(2) de la LIPR. Il a allégué que le demandeur était retourné au Pérou à au moins sept reprises entre les mois de février 2010 et d’août 2013, et qu’il avait renouvelé son passeport péruvien au consulat du Pérou, à Vancouver, à trois reprises entre les mois d’août 2009 et de mai 2013.

[11] La SPR a fait droit à la demande de constat de perte de l’asile le 2 octobre 2014. Le demandeur a alors contesté cette décision par la voie d’une demande de contrôle judiciaire. Le 15 septembre 2015, la Cour a accueilli cette demande, annulé la décision de la SPR et ordonné qu’elle soit réexaminée (Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074).

[12] L’audience de réexamen, initialement prévue pour le 19 février 2018, a été ajournée en attendant que la demande de mandamus du demandeur soit tranchée. La SPR a procédé au réexamen le 19 septembre 2019.

III. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[13] Dans une décision datée du 21 janvier 2020, la SPR a fait droit à la demande de constat de perte de l’asile, et c’est sur cette décision que porte la présente demande de contrôle judiciaire.

[14] En vue du réexamen de la demande de constat de perte de l’asile, la SPR a reçu du ministre de nouveaux éléments de preuve établissant que le demandeur était retourné au Pérou six fois de plus entre les mois de juillet 2015 et de juin 2019 et qu’il avait obtenu un nouveau passeport péruvien le 10 août 2017.

[15] Au vu de ces nouveaux éléments de preuve, la SPR a conclu que le demandeur s’était réclamé à nouveau, volontairement et intentionnellement, de la protection du Pérou, ce qui était contraire à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Elle a fait remarquer que le demandeur était retourné dans ce pays une douzaine de fois en se servant de son passeport péruvien et que la plupart des visites avaient duré au moins un mois, en plus d’avoir renouvelé ce passeport et d’en avoir obtenu un nouveau. Elle a attiré une attention particulière sur des voyages qui dénotaient le souhait du demandeur de s’établir à nouveau au Pérou, dont deux visites pour des interventions de chirurgie plastique esthétique non essentielles, un séjour de huit mois commençant en 2015 et au cours duquel il avait fait bâtir une maison à Iquitos, de même que plusieurs visites chez ses parents malades, qui ne dépendaient pas de ses soins.

[16] Devant la SPR, le demandeur a affirmé que le ministre avait suspendu illégalement sa demande de citoyenneté. Il a fait valoir que, au moment de la suspension, le ministre n’était pas habilité par la Loi sur la citoyenneté à suspendre sa demande; ce pouvoir, qui figure à l’article 13.1, n’était entré en vigueur que le 1er août 2014. Alléguant que la suspension était illégale, il a soutenu que le ministre avait commis un abus de procédure en retardant illégalement la demande, et il a demandé à la SPR de suspendre les procédures de constat de perte de l’asile.

[17] La SPR a rejeté l’argument d’abus de procédure qu’invoquait le demandeur. Citant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale GPP c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 71 (GPP), de même que la décision Lezama 2019 de notre Cour, elle a fait remarquer que l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté autorisait le ministre à suspendre les demandes de citoyenneté présentées – et non tranchées de manière définitive – avant la date d’entrée en vigueur de cette disposition.

[18] La SPR a décrété qu’elle ne pouvait examiner que les arguments d’abus de procédure qui avaient trait à un délai attribuable à des procédures administratives tenues devant la SPR, citant à cet égard la décision Seid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1167 (Seid). Comme le délai en question découlait de la demande de citoyenneté, laquelle ne lui était pas soumise, elle a refusé d’examiner l’argument d’abus de procédure du demandeur. De plus, elle a conclu que le ministre n’avait pas commis d’abus de procédure à l’égard des procédures de constat de perte de l’asile.

IV. Le cadre législatif applicable

A. La perte de l’asile

[19] Aux termes du paragraphe 108(2) de la LIPR, le ministre peut présenter une demande à la SPR pour qu’elle décide si l’asile est perdu. Le paragraphe 108(1) de la LIPR énumère cinq motifs de perte de l’asile :

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

(d) the person has voluntarily become re‑established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

[20] Si la SPR fait droit à une demande de constat de perte de l’asile, ce constat est assimilé au rejet de la demande, selon le paragraphe 108(3) de la LIPR.

[21] La perte de l’asile que prévoit l’article 108 de la LIPR a de sérieuses conséquences pour la personne visée. Ces dernières ont une incidence particulière dans le cas d’un résident permanent, comme le demandeur, dont la qualité de réfugié est réputée avoir été perdue dans les cas visés aux 108(1)a) à d) de la LIPR. Aux termes du paragraphe 40.1(2) et de l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR, une telle décision se solde par la double perte de l’asile et de la résidence permanente, et elle a également pour effet que la personne est interdite de territoire au Canada (arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2017 CAF 44 (Nilam), aux para 24‑25).

B. La suspension

[22] Depuis le 1er août 2014, l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté habilite le ministre à suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté pendant la période nécessaire, surtout dans les cas où il y a des doutes en matière d’admissibilité sous le régime de la LIPR :

Suspension de la procédure d’examen

Suspension of processing

13.1 Le ministre peut suspendre, pendant la période nécessaire, la procédure d’examen d’une demande:

13.1 The Minister may suspend the processing of an application for as long as is necessary to receive:

a) dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi, si celui‑ci devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi, ou si les articles 20 ou 22 s’appliquent à l’égard de celui‑ci;

(a) any information or evidence or the results of any investigation or inquiry for the purpose of ascertaining whether the applicant meets the requirements under this Act relating to the application, whether the applicant should be the subject of an admissibility hearing or a removal order under the Immigration and Refugee Protection Act or whether section 20 or 22 applies with respect to the applicant; and

b) dans le cas d’un demandeur qui est un résident permanent qui a fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dans l’attente de la décision sur la question de savoir si une mesure de renvoi devrait être prise contre celui‑ci.

(b) in the case of an applicant who is a permanent resident and who is the subject of an admissibility hearing under the Immigration and Refugee Protection Act, the determination as to whether a removal order is to be made against the applicant.

[23] La Cour d’appel fédérale a reconnu que le ministre a le pouvoir de suspendre la demande de citoyenneté de résidents permanents dont on conteste la qualité de réfugié en vue d’un constat de perte de l’asile (Nilam, au para 26). Elle a également confirmé que l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté permet au ministre de suspendre légalement une demande de citoyenneté déposée et non tranchée avant la date d’entrée en vigueur de cette disposition, soit le 1er août 2014 (GPP, au para 1).

[24] Le défendeur soutient que les arguments qu’invoque le demandeur en l’espèce sont une attaque indirecte contre la décision que la Cour a rendue dans l’affaire Lezama 2019.

V. Question en litige

[25] Le demandeur ne soutient pas que la SPR a commis une erreur à l’égard du bien‑fondé de sa décision en matière de constat de perte de l’asile. L’unique question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire consiste plutôt à savoir si la SPR a commis une erreur en rejetant l’allégation d’abus de procédure du demandeur.

VI. Norme de contrôle applicable

A. Quelle est la norme de contrôle applicable?

[26] Le demandeur estime que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte et, subsidiairement, de la décision raisonnable. Le défendeur est d’avis qu’il s’agit de la décision raisonnable.

[27] À mon avis, la décision de la SPR au sujet de l’abus de procédure doit être contrôlée en fonction de la norme de la décision raisonnable.

[28] Selon le cadre exposé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable. Il est possible de réfuter cette présomption dans deux types de situations : si l’intention du législateur l’exige, ou si c’est le principe de la primauté du droit qui l’exige. Ce principe exige que le contrôle soit fondé sur la décision correcte dans le cas de certaines catégories de questions juridiques, soit les questions constitutionnelles, les questions générales de droit qui sont d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, ainsi que les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, au para 17).

[29] Dans l’arrêt Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 (SCFP), la Cour suprême du Canada a conclu que l’application, par un décideur administratif, de la doctrine de l’abus de procédure commande l’application de la norme de la décision correcte, car cette application « échappe clairement au domaine d’expertise » du décideur administratif en question (SCFP, au para 15).

[30] Plus récemment, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a prévenu que l’arrêt SCFP doit être « interprété avec prudence » puisque l’expertise n’a plus sa pertinence lorsqu’il est question de déterminer la norme de contrôle applicable (Vavilov, au para 60). De plus, la Cour a confirmé que l’application, par un décideur administratif, d’une doctrine de common law, dont l’abus de procédure, comporte un examen fondé dans une très large mesure sur le contexte, qui peut être contrôlé selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 113).

[31] Appliquant les directives énoncées dans l’arrêt Vavilov, ma collègue, la juge Fuhrer, a décrété dans la décision Conseil de réglementation des consultants en immigration c Rahman, 2020 CF 832 (Rahman), au paragraphe 12, que l’arrêt SCFP n’étaye pas le fait de soumettre à un contrôle fondé sur la décision correcte toutes les questions d’abus de procédure qui sont soumises à un décideur administratif, surtout celles qui sont interprétées de manière restrictive. Dans cette affaire, le Comité de discipline du Conseil de réglementation des consultants en immigration avait appliqué le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Il avait conclu qu’il était lié par une décision antérieure de Cour des petites créances et il avait de ce fait rejeté la mesure disciplinaire (Rahman, au para 2).

[32] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le refus de la SPR d’examiner l’argument d’abus de procédure du demandeur n’est pas le genre de question qui requiert un contrôle fondé sur la décision correcte au regard du principe de la primauté du droit. Même si un abus de procédure est, de façon générale, d’une importance cruciale pour le système juridique dans son ensemble, cela ne veut pas dire qu’il convient de contrôler en fonction de la norme de la décision correcte l’interprétation contextuelle que fait la SPR de la manière dont cette doctrine s’applique (Rahman, au para 13). La SPR applique simplement la doctrine à l’affaire qui lui est soumise, elle ne règle pas de conflits jurisprudentiels et n’en expose pas les paramètres (Victoria University (Board of Regents) c GE Canada Real, 2016 ONCA 646, aux para 88‑93).

[33] Il convient de rappeler que je tire ma conclusion sur la norme de contrôle applicable en tenant compte des changements apportés par l’arrêt Vavilov, lequel a confirmé la présomption d’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable et a fait disparaître la pertinence de l’expertise en tant que moyen de déterminer la norme applicable (Vavilov, aux para 10, 31). Je signale de plus que cette conclusion concorde avec la jurisprudence de notre Cour qui est antérieure à l’arrêt Vavilov et qui conclut que l’application, par la SPR, de la doctrine de l’abus de procédure est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, sauf si l’abus de procédure est décrit comme un aspect de l’équité procédurale (Ogiamien c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 30, au para 17, citant la B006 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1033, aux para 35‑36). Dans la présente affaire, le demandeur n’a pas allégué de manquement à l’équité procédurale.

B. En quoi consiste la norme de la décision raisonnable?

[34] La décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de retenue, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision se doit de déterminer si la décision faisant l’objet d’un contrôle, et cela inclut à la fois son raisonnement et son issue, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable est celle qui repose sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier soumis au décideur, de même que de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[35] Pour qu’une décision soit déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle contient des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve soumise au décideur, et elle ne devrait pas modifier les conclusions de fait tirées, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).

VII. Analyse

[36] La doctrine de l’abus de procédure offre une protection contre les procédures qui sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » ou qui constituent un « traitement oppressif » (SCFP, au para 35). Comme il a été confirmé dans l’arrêt Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, un délai peut constituer un abus de procédure, mais dans de rares cas :

[115] Je serais disposé à reconnaître qu’un délai inacceptable peut constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, même lorsque l’équité de l’audience n’a pas été compromise. Dans le cas où un délai excessif a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne, le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure. L’abus de procédure ne s’entend pas que d’un acte qui donne lieu à une audience inéquitable et il peut englober d’autres cas que celui où le délai cause des difficultés sur le plan de la preuve. Il faut toutefois souligner que rares sont les longs délais qui satisfont à ce critère préliminaire. Ainsi, pour constituer un abus de procédure dans les cas où il n’y a aucune atteinte à l’équité de l’audience, le délai doit être manifestement inacceptable et avoir directement causé un préjudice important. Il doit s’agir d’un délai qui, dans les circonstances de l’affaire, déconsidérerait le régime de protection des droits de la personne. La question difficile dont nous sommes saisis est de savoir quel « délai inacceptable » constitue un abus de procédure.

[37] Pour évaluer l’argument d’abus de procédure du demandeur, la SPR a statué qu’elle ne pouvait examiner que les délais découlant des procédures administratives qui lui étaient soumises :

[traduction]

[59] Pour pouvoir considérer le délai comme un abus de procédure, il faut qu’il ait fait partie d’une procédure administrative ou juridique qui était déjà en cours. Dans l’affaire Seid, le tribunal a conclu que, pour déterminer s’il y avait un abus de procédure, la SPR ne pouvait prendre en compte que le délai lié aux procédures administratives dont elle était saisie.

[60] Le délai en question est le délai de traitement de la demande de citoyenneté de l’intimé. Ce processus n’a rien à voir avec les procédures de la SPR. L’intimé n’a pas allégué que le ministre a agi de manière irrégulière, relativement à un délai ou à d’autres aspects de la demande de constat de perte de l’asile. La SPR n’est donc pas en mesure d’évaluer l’argument d’abus de procédure de l’intimé, relativement à la suspension de sa demande de citoyenneté.

[38] Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de ne pas prendre en compte son argument d’abus de procédure. Il signale que les procédures de constat de perte de l’asile qui ont eu lieu devant la SPR ont débuté en octobre 2013, pendant la période où la demande de citoyenneté était illégalement suspendue, soit entre les mois de septembre 2013 et d’août 2014.

[39] Le défendeur affirme qu’il était raisonnable de la part de la SPR de ne pas examiner l’argument d’abus de procédure du demandeur, car cet argument n’a trait qu’à la décision du ministre de suspendre la demande de citoyenneté et il n’attaque d’aucune manière la conduite du ministre pendant le processus de demande de constat de perte de l’asile.

[40] À mon avis, la décision de la SPR est intrinsèquement cohérente et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes (Vavilov, au para 85).

[41] Dans l’affaire Seid, que la SPR a invoquée, le demandeur avait obtenu l’asile en 2000 et la résidence permanente l’année suivante. En 2016, le ministre avait engagé des procédures de constat de perte d’asile, soutenant que le demandeur s’était réclamé à nouveau de la protection de l’État dans son pays d’origine en renouvelant son passeport et en retournant dans ce pays à de multiples reprises. La SPR a fait droit à la demande de constat de perte de l’asile en 2018 (Seid, aux para 1‑2).

[42] Dans l’affaire Seid, le demandeur a fait valoir que le ministre avait commis un abus de procédure en déposant la demande de constat de perte de l’asile en mars 2016, même s’il savait depuis 2009 que le demandeur était retourné dans son pays d’origine. Le juge LeBlanc, de notre Cour (avant d’être nommé à la Cour d’appel fédérale), a rejeté cet argument, décrétant qu’un délai, pour qu’il constitue un abus de procédure, « doit être encouru dans le cadre de la procédure administrative ou judiciaire déjà entamée », laquelle, a‑t‑il conclu, était la demande de constat de perte de l’asile engagée devant la SPR en 2016. De ce fait, le délai écoulé entre le dépôt de la demande de constat de perte de l’asile et le moment où le ministre a su que le demandeur était retourné dans son pays d’origine ne pouvait pas servir pour calculer un délai excessif menant à un abus de procédure (Seid, aux para 28‑31).

[43] À mon avis, la conclusion de la SPR est justifiée par rapport à la décision Seid et à la jurisprudence applicable (voir aussi Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591, au para 32, conf. par 2016 CAF 48; Ching c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 839, au para 79; Ismaili c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 427, aux para 28‑30). Le délai en question découlait de la décision du ministre de suspendre la demande de citoyenneté, et il n’était pas lié à la demande de constat de perte de l’asile soumise à la SPR. Se fondant sur la décision Seid, la SPR a donc conclu de manière raisonnable qu’un tel délai débordait le cadre de ce qu’elle pouvait considérer comme faisant partie d’un argument d’abus de procédure, car il n’avait rien à voir avec les procédures de la SPR.

[44] Pour traiter du délai encouru lors du traitement de sa demande de citoyenneté et attribuable à la suspension de cette dernière, le demandeur aurait dû contester cette décision dans le cadre d’un contrôle judiciaire. En fait, c’est exactement ce qu’il a fait dans l’affaire Lezama 2019, qui, vaut‑il la peine de le répéter, a confirmé le pouvoir de suspension que la Loi sur la citoyenneté confère au ministre.

[45] En outre, je suis d’avis qu’il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que l’insécurité du demandeur quant à son statut d’immigrant par suite de la suspension [traduction] « n’est pas, en soi, oppressive au point de causer un sérieux préjudice d’une ampleur telle qu’il heurte le sens de la justice et de la décence ». Le demandeur affirme que la suspension était illégale parce qu’elle a été décidée avant l’entrée en vigueur de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté. Cependant, comme l’a fait remarquer la SPR, cet article autorise le ministre à suspendre une demande de citoyenneté qui a été présentée et non tranchée de manière définitive avant l’entrée en vigueur de cette disposition (Nilam, au para 26; GPP, au para 1; Lezama 2019, au para 19). Le ministre était donc en droit de ne pas accorder la citoyenneté au demandeur avant d’engager des procédures de constat de perte de l’asile, et il était raisonnable de sa part de considérer que les conséquences de la suspension décrétée par le ministre n’étaient pas oppressives.

[46] Comme j’ai établi que la décision de la SPR est raisonnable, je n’ai nul besoin selon moi de traiter de l’argument du défendeur quant à la question de savoir si la présente demande de contrôle judiciaire constitue une attaque indirecte contre la décision Lezama 2019.

VIII. Conclusion

[47] Je conclus que la décision de la SPR est raisonnable. Cette dernière a raisonnablement refusé de prendre en considération l’argument d’abus de procédure du demandeur, car le délai qui en est à l’origine n’a pas pris naissance dans le contexte des procédures de constat de perte de l’asile de la SPR. De plus, la décision de la SPR est intrinsèquement cohérente et justifiée au vu des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Je rejette donc la présente demande de contrôle judiciaire.

[48] Les parties n’ont pas proposé de question à certifier, et je conviens qu’il ne s’en pose aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1070‑20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1070‑20

 

INTITULÉ :

DAVIS WILLIAM LEZAMA CERNA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 SeptembrE 2021

 

COMPARUTIONS :

Douglas Cannon

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Helen Park

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon & Associates

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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