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Date : 20050208

Dossier : IMM-4646-04

Référence : 2005 CF 190

Ottawa (Ontario), le 8 février 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

ENTRE :

                                                       JOSEPH NSENGIYUMVA

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) datée du 3 mai 2004, dans laquelle la Commission a décidé que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.


LES FAITS                             

[2]                Le demandeur est un Tutsi âgé de 27 ans et citoyen du Rwanda. Il craint que, s'il devait rentrer au Rwanda, il serait recherché et assassiné par les mêmes hommes qui auraient tué sa soeur et les trois enfants de celle-ci.

[3]                Le demandeur allègue que, au cours du grand massacre des Tutsis de 1994, ses parents ainsi que cinq de ses frères et soeurs ont été assassinés. Il ne lui est rien arrivé parce qu'il s'était rendu dans une autre province pour un festival avant que les attaques ne commencent. En octobre 1994, le demandeur est rentré au domicile de ses parents et il a parlé avec un voisin qui avait été témoin du meurtre des membres de sa famille. Ce voisin a aussi pu identifier trois hommes qui avaient commis ces assassinats.

[4]                En 1995, le demandeur a déménagé dans la province de Kigali pour vivre avec sa tante. Il est devenu coureur de compétition et a passé de longues périodes à l'étranger pour s'entraîner. Le demandeur prétend que, le 5 juin 2001, alors qu'il était absent pour son entraînement, sa soeur Bertilde et les trois enfants de celle-ci ont été assassinés à Kigali.


[5]                Deux hommes ont été arrêtés relativement à ces meurtres et le demandeur prétend qu'il est allé à la prison pour les forcer à parler. Lorsqu'il est arrivé à la prison, il s'est rendu compte que l'un des prétendus assassins était aussi l'un des hommes qui avaient tué sa famille au cours des massacres de 1994. L'homme a dit au demandeur que c'est lui qui avait été en fait visé (non pas sa soeur et ses enfants) parce qu'ils voulaient faire en sorte qu'il ne dénonce pas leur participation aux massacres de 1994. L'homme a aussi déclaré que « _TRADUCTION_ il avait des amis qui finiraient son travail » .

[6]                Le demandeur est arrivé au Canada le 10 juillet 2001 afin de participer aux Jeux de la Francophonie et il a fait une demande d'asile deux semaines plus tard.

L'AUDIENCE

[7]                L'audience devant la Commission s'est déroulée en trois séances distinctes et il y a eu chaque fois un interprète différent. La première séance, tenue le 15 octobre 2003, a été ajournée en raison du manque de temps et afin de pouvoir faire citer à témoigner deux agents d'immigration devant la Commission. Au cours de la deuxième séance, tenue le 23 février 2004, le demandeur a signalé qu'il y avait des problèmes avec l'interprète. Celui-ci a été renvoyé par le commissaire et l'audience s'est poursuivie en anglais sans l'assistance d'un interprète. L'audience a alors été ajournée afin de donner au demandeur suffisamment de temps pour trouver un nouvel avocat. La dernière séance a eu lieu le 5 avril 2004.


LA DÉCISION

[8]                La Commission a rejeté la demande d'asile du demandeur pour des raisons de crédibilité. Elle a constaté les anomalies suivantes concernant l'existence de Bertilde, la soeur du demandeur, et les circonstances de sa mort. Les anomalies concernant Bertilde ont revêtu une importance particulière aux yeux de la Commission parce que la crainte de persécution du demandeur était fondée sur le meurtre de sa soeur.

1.          Le nom de sa soeur, Bertilde, ne figurait pas dans la demande de visa de visiteur au Canada du demandeur.

2.          Le nom de sa soeur ne figurait pas sur la liste des membres de la famille présentée au point d'entrée (encore que le demandeur ait effectivement déclaré dans une autre partie du formulaire que sa soeur avait été tuée).

3.          Les documents produits par le demandeur afin de confirmer la mort de sa soeur étaient suspects. Dans un document intitulé « attestation de décès » , le nom de sa soeur était incorrectement écrit et la date du décès semblait avoir été modifiée.

4.          Un autre document affirmait que sa soeur « était subitement décédée » ; il n'y était pas question d'assassinat et ce document était muet sur la mort de ses trois enfants.

5.          Dans un document où étaient énumérés les frères et soeurs du demandeur, tous les noms étaient dactylographiés, à l'exception du nom de Bertilde, qui était écrit à la main au stylo sur un autre nom.

6.          Dans son Formulaire sur les renseignements personnels (FRP) et dans sa déposition orale, le demandeur a signalé que Bertilde avait été assassinée le 5 juin 2001. Cependant, il a déclaré ultérieurement au cours de sa déposition orale que sa soeur avait été tuée cinq jours avant qu'il parte pour le Canada (la date du décès aurait donc été le 5 juillet 2001).

[9]                La Commission a conclu que les documents importants suivants produits par le demandeur étaient des « faux » et non pas des documents « authentiques » :

1.          Le certificat de décès, au sujet duquel la Commission conclut :

Je remarque, cependant, en examinant de près le document qu'il y a une autre date écrite sous celle du 5 juin 2001.

Le document n'a rien d'officiel. N'importe qui pourrait en être l'auteur. La date du décès a manifestement été changée. J'estime que ce document n'est ni authentique ni digne de foi.

2.          La note manuscrite non datée émanant d'un conseiller. La Commission a conclu qu'elle se serait attendue à ce que l'auteur de cette note mentionne la mort des trois enfants de sa soeur Bertilde, et non pas seulement celle de sa soeur. La Commission se serait aussi attendue à ce que ce document soit daté et qu'il y ait un sceau apposé sur lui montrant son caractère officiel;

3.          Un document adressé « À qui de droit » , qui est signé par la même personne qui est censée avoir signé le certificat de décès. Ce document montre le nom de la soeur Bertilde écrit au stylo par-dessus un autre nom.

Pour ces motifs, la Commission a conclu que ces documents étaient « frauduleux » .

[10]            La Commission a aussi invoqué les contradictions et les invraisemblances suivantes dans le témoignage du demandeur :

·            Au point d'entrée, le demandeur a seulement déclaré que sa mère et son père avaient été tués lors des massacres de 1994, tandis que sans son FRP, il a signalé que cinq de ses frères et soeurs avaient alors aussi été tués. Le demandeur n'a pas donné d'explication pour cette omission; il a simplement dit qu'il ne croyait pas qu'il était nécessaire de donner le nom de toutes les personnes qui avaient été tuées.

·            Il était peu probable que les assassins veuillent tuer le demandeur afin de l'empêcher de témoigner contre eux, parce que le demandeur n'avait été témoin d'aucun de ces meurtres. De toutes manières, s'ils avaient voulu le tuer, ils n'auraient vraisemblablement pas attendu sept ans après les massacres.


·            Le fait que le demandeur n'a fait de demande d'asile dans aucun des pays qu'il a visités de décembre 1997 à mai 2001 contredit sa crainte subjective de persécution.

·            Le fait qu'il a attendu deux semaines après son arrivée au Canada pour faire sa demande d'asile contredisait sa crainte subjective de persécution ; il en allait de même de sa décision de participer à une course de dix kilomètres avant de la faire.

LA QUESTION EN LITIGE

[11]            La traduction inadéquate a-t-elle donné lieu à une atteinte aux principes de justice naturelle?       

ANALYSE

Les interprètes

[12]            Le demandeur prétend qu'il a eu des problèmes avec les trois interprètes fournis par la Commission. Même si le demandeur ne s'est pas opposé en bonne et due forme quant à la qualité de l'interprétation le premier et le troisième jour de l'audience, il déclare que les interprètes ont commis un certain nombre d'erreurs lorsqu'ils ont traduit sa déposition et les questions posées par la Commission. Il déclare que l'interprétation était incorrecte parce que les interprètes parlaient un dialecte voisin mais différent du sien. À l'appui de cet argument, le demandeur a déposé l'affidavit d'un interprète indépendant qui a écouté les enregistrements de l'audience et signalé les différentes divergences.

[13]            La décision de principe concernant la norme exigée en matière d'interprétation pour l'audition des demandes d'asile est Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 4 C.F. 85. Dans cet arrêt, la Cour d'appel a confirmé que s'il n'est pas nécessaire que l'interprétation soit parfaite, elle doit être : (1) continue; (2) fidèle; (3) compétente; (4) impartiale; et (5) concomitante.

L'obligation de s'opposer à la qualité de l'interprétation

[14]            La Cour a aussi jugé que les plaintes concernant la qualité de l'interprétation doivent être formulées dès que possible. Lorsque le demandeur est conscient qu'il y a des problèmes avec l'interprète, il est raisonnable de penser que le demandeur formulera une opposition immédiatement. Dans la décision Mohammadian, [2000] 3 C.F. 371, au procès, le juge Pelletier (maintenant juge à la Cour d'appel fédérale) a conclu au paragraphe 28 :

¶ 28          La question de savoir s'il est raisonnable de s'attendre à ce qu'une plainte soit présentée est une question de fait, qui doit être déterminée dans chaque cas. Si l'interprète a de la difficulté à parler la langue du demandeur ou à se faire comprendre par lui, il est clair que la question doit être soulevée à la première occasion. Par contre, si les erreurs se trouvent dans la langue dans laquelle a lieu l'audience, que le demandeur ne comprend pas, il ne peut être raisonnable de s'attendre à ce qu'il y ait eu plainte à ce moment-là.

Cela a été confirmé par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Mohammadian, précité, au paragraphe 19 :

[...] Par conséquent, à mon avis, le juge Pelletier n'a pas commis d'erreur en statuant que l'appelant avait renoncé au droit qu'il possédait en vertu de l'article 14 de la Charte du fait qu'il ne s'était pas opposé à la qualité de l'interprétation dès qu'il avait eu la possibilité de le faire au cours de l'audition de sa revendication.


Par conséquent, le demandeur était tenu de s'opposer à la mauvaise qualité de l'interprétation dès que possible.

[15]            En l'espèce, je conclus que le demandeur aurait dû raisonnablement s'opposer à la mauvaise qualité de l'interprétation le premier jour et le troisième jour de l'audience et que son inaction ne lui permet plus de soulever cette question à ce stade. Le demandeur était conscient des problèmes posés par l'interprétation puisqu'il déclare dans son affidavit qu'il s'était rendu compte assez rapidement peu après l'ouverture de l'instance que l'interprète ne lui disait pas tout ce qui était dit. En outre, on aurait pu raisonnablement s'attendre à ce que le demandeur se rende compte que les interprètes ne parlaient pas son dialecte. La Commission a clairement dit au demandeur à l'ouverture de l'instance qu'il devait exprimer immédiatement son opposition s'il avait des difficultés à comprendre l'interprète. On ne peut donc pas dire que le demandeur ne savait pas qu'il devait faire opposition ou que la Commission ne se souciait pas de la qualité de l'interprétation fournie.

Les erreurs d'interprétation sans incidence sur les conclusions relatives à la crédibilité


[16]            De toute manière, j'ai examiné les divergences signalées par l'interprète du demandeur concernant le premier jour et le troisième jour des audiences. Si la traduction n'est pas parfaite, je suis d'avis que les erreurs signalées par l'interprète n'ont aucune incidence sur les conclusions essentielles de la Commission en ce qui a trait à la crédibilité. Par exemple, aucune des erreurs signalées par l'interprète du demandeur ne se rapporte à l'omission du nom de la soeur des documents d'immigration, ou à la contradiction concernant la date de son décès. Le procès-verbal de l'audience montre que le demandeur a fait la déclaration suivante : _TRADUCTION_ « Cinq jours avant ma venue au Canada, ma soeur Bertilde a été tuée à Kigali » . Cette déposition ne correspond pas à la date alléguée du décès de la soeur du demandeur, et la Commission l'a invoquée et qualifiée d' « erreur cruciale et [de] contradiction » . Le demandeur a produit l'affidavit d'un interprète qui a écouté les enregistrements de l'audience afin de signaler les erreurs importantes. Cet interprète n'a signalé aucune erreur dans le procès-verbal de cet aspect crucial de la déposition du demandeur. S'il y avait eu une erreur, la Cour aurait pensé que cet interprète aurait attiré son attention sur cette portion de la déposition, ce qu'il n'a pas fait. En outre, si la Commission a conclu que les documents attestant la mort de la soeur n'étaient pas authentiques, elle ne l'a pas fait en se fondant sur la déposition orale du demandeur, mais plutôt en examinant les documents eux-mêmes. La Cour a décidé à plusieurs reprises qu'une traduction défectueuse ne constitue pas nécessairement une atteinte aux principes d'équité procédurale si, comme en l'espèce, les erreurs en cause sont sans conséquence sur l'issue de la cause. Voir Gajic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 154, le juge O'Keefe; Baharyn c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1317, le juge Blais, et Haque c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 1114, le juge Lutfy (maintenant juge en chef de la Cour fédérale).


[17]            Le demandeur conteste aussi la qualité de l'interprétation effectuée le deuxième jour de l'audience et la décision de la Commission de poursuivre l'instance en anglais après le renvoi de l'interprète. Le défendeur convient qu'il y a eu des problèmes avec l'interprétation le deuxième jour de l'audience et que le demandeur s'y est opposé comme il le fallait. Cependant, il soutient qu'ils n'ont pas porté atteinte aux principes d'équité procédurale parce que la Commission ne s'est pas penchée ce jour-là sur le fond de la demande d'asile du demandeur. Après avoir examiné le procès-verbal, je donne raison au défendeur. Il est manifeste que, la deuxième journée, l'audience a été de nature administrative : elle a porté sur la question de représentation légale du demandeur et sur la pertinence de l'éventuelle citation à témoigner de deux témoins de Citoyenneté et Immigration Canada. Je conclus que les discussions qui ont eu lieu le deuxième jour de l'audience n'ont eu aucune incidence sur les conclusions défavorables concernant la crédibilité, ou sur l'issue de la cause.

[18]            En outre, c'est le demandeur, le deuxième jour de l'audience, qui a signalé qu'il voulait s'exprimer en anglais et qu'il comprenait ce qui était dit à l'audience. La Commission s'est assurée à plusieurs reprises que le demandeur comprenait ce qui était dit. Je suis d'avis que le demandeur a consenti à ce que l'instance se poursuive en anglais et il ne peut pas maintenant contester la décision pour ce motif.        

[19]            Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


QUESTIONS DONT IL EST SOLLICITÉ LA CERTIFICATION

[20]            Le demandeur a demandé à la Cour de certifier deux questions qui, à mon avis, ne soulèvent pas de nouvelle question de portée générale. Cesquestions sont :

1.          Quel est l'objectif de l'audience devant la Section de la protection des réfugiés?

2.          Quelle forme doivent avoir les oppositions à la mauvaise qualité de l'interprétation?

Ces questions ont déjà trouvé des réponses claires. L'audience devant la Section de la protection des réfugiés a pour objectif de déterminer si le demandeur est un réfugié au sens de la Convention. En ce qui concerne la forme de l'opposition quant à l'interprétation, le demandeur doit signaler d'une manière ou d'une autre qu'il la considère insatisfaisante. Quoi qu'il en soit, nulle réponse à ces questions ne serait déterminante quant à la présente demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, la Cour ne certifiera pas ces questions.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

                                    « Michael A. Kelen »                                                                                                         _______________________________

          JUGE

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-4646-04

INTITULÉ :                                                    JOSEPH NSENGIYUMVA

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION      

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 7 FÉVRIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                                   LE 8 FÉVRIER 2005

COMPARUTIONS :

Odette Rwigamba

POUR LE DEMANDEUR

Elizabeth Kikuchi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Odette Rwigamba

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR


                         COUR FÉDÉRALE

                                                         Date : 20050208

                                            Dossier : IMM-4646-04

ENTRE :

JOSEPH NSENGIYUMVA

                                                                  demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                   défendeur

                                                    

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                 


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