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Date : 20211006


Dossier : IMM‑3044‑20

Référence : 2021 CF 1034

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

YUNYAO WU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le délégué du ministre [le délégué] a rejeté, le 6 juillet 2020, la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que la demanderesse a présentée au Canada.

[2] Le délégué n’a pas tenu compte d’une des questions importantes soulevées dans la demande concernant l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse. En outre, l’analyse du délégué concernant la volonté des autorités locales en Chine d’aider la demanderesse et sa fille si les conséquences redoutées se produisaient est hypothétique et ne concorde pas avec les éléments de preuve. Pour les motifs qui précèdent, la décision n’est pas raisonnable et la présente demande est accueillie.

[3] En mai 2016, la demanderesse, une ressortissante chinoise, est entrée au Canada accompagnée de sa mère et, pendant son séjour au Canada, elle a rencontré un citoyen canadien d’origine chinoise et a entamé une relation avec lui. Il s’agit du fils d’une amie de la mère de la demanderesse.

[4] Peu de temps après avoir emménagé avec l’homme en question, la demanderesse est tombée enceinte et a donné naissance à une fille en avril 2017.

[5] Des éléments de preuve montrent que cet homme est devenu violent envers la demanderesse et celle‑ci l’a quitté, emmenant sa fille avec elle. La demanderesse et sa fille ont vécu dans un refuge pour femmes pendant environ deux mois avant de déménager dans la région du Grand Toronto. Elles ont obtenu une ordonnance de non‑communication contre l’homme.

[6] Le 23 octobre 2018, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente. Elle a demandé une dispense pour considérations d’ordre humanitaire afin de présenter sa demande au Canada. Le 7 juillet 2020, le délégué a informé la demanderesse du rejet de sa demande de dispense.

[7] Dans son mémoire, la demanderesse conteste le caractère raisonnable de la décision du délégué pour plusieurs motifs; cependant, lors de l’audience, elle a limité ses observations aux questions relatives à l’analyse du délégué concernant l’intérêt supérieur de l’enfant.

[8] La demanderesse fait valoir que le délégué a abordé les risques auxquels la demanderesse est exposée si elle doit retourner en Chine, mais n’a pas abordé les risques pour l’enfant. Le délégué a traité les risques comme s’ils étaient identiques. Le défendeur soutient qu’aucun facteur de difficulté particulier n’a été soulevé dans la demande en ce qui concerne l’enfant et que le délégué n’était donc pas tenu d’examiner les facteurs de risque de l’enfant séparément de ceux de la demanderesse.

[9] Je n’accepte pas l’argument du défendeur. Bien que les facteurs de difficulté et de risque soulevés à l’audience par la demanderesse ne soient pas aussi clairement exposés qu’on pourrait le souhaiter, une lecture attentive de la demande et des pièces justificatives permet de les trouver.

[10] Il est bien connu qu’un décideur doit examiner correctement les arguments soulevés par les parties. « [L]e fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 128.

[11] L’exigence selon laquelle le délégué doit véritablement s’interroger sur le risque et le préjudice à l’égard de l’enfant, qui accompagnera la demanderesse si elle doit retourner en Chine pour demander un statut au Canada, est cruciale pour évaluer l’intérêt supérieur d’un enfant touché par la décision prise.

[12] Le délégué et les autres personnes qui prennent des décisions relatives à des considérations d’ordre humanitaire devraient garder à l’esprit l’observation de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 au para 9, selon laquelle « [l]es enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés ».

[13] Même si le demandeur qui sollicitait une dispense pour considérations d’ordre humanitaire dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, était lui‑même mineur, l’observation de la juge Abella au paragraphe 41 est également pertinente en l’espèce. Elle a écrit que « l’enfant peut éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable » de sorte que des circonstances qui ne justifient pas une dispense pour considérations d’ordre humanitaire lorsqu’elles concernent un adulte peuvent en justifier une lorsqu’elles concernent un enfant.

[14] Je décrirai d’abord la décision du délégué quant aux facteurs de difficulté et de risque, puis je présenterai les arguments qui s’y rapportent et qui concernent expressément l’enfant, et je terminerai par le caractère déraisonnable de la décision du délégué à l’égard de l’enfant.

[15] Le délégué a examiné le risque de préjudice encouru par la demanderesse en raison de la conduite de membres de la famille de son ex‑partenaire en Chine. Le délégué a examiné les éléments de preuve selon lesquels des commentaires insultants sur la demanderesse avaient été peints sur les murs de la résidence de la famille de la demanderesse et des affiches calomnieuses faisant référence à la demanderesse y avaient été apposées [l’incident de juin 2018]. Le délégué a pris acte du témoignage de la demanderesse selon lequel les membres de sa famille étaient inquiets pour sa sécurité et celle de sa fille.

[16] Le délégué a examiné les recours à la disposition de la demanderesse. Le délégué a fait une synthèse des documents d’information sur le pays qui décrivent les organismes de maintien de l’ordre en Chine et leur structure, ainsi que le traitement de la violence familiale dans ce pays. Il a notamment été démontré que la loi chinoise considérait la violence familiale comme une infraction d’ordre civil et que le sentiment général était qu’il s’agissait d’une affaire privée. Les éléments de preuve ont également montré qu’il existait des refuges subventionnés par le gouvernement pour les victimes de violence familiale et que des ordonnances de protection judiciaire existaient. Toutefois, les éléments de preuve ont montré que les forces de sécurité publique font souvent peu de cas de la violence familiale et que, fréquemment, la police ne recueillait pas d’éléments de preuve dans les dossiers de violence familiale.

[17] Le délégué a reconnu que certaines victimes de violence familiale ne reçoivent pas d’aide de la police en Chine. Le délégué a toutefois fait remarquer que le frère de la demanderesse a pu déposer une plainte concernant l’incident de juin 2018 auprès d’un poste de police local et que la plainte a été acceptée. Le délégué a conclu que [traduction] « peu d’éléments de preuve objectifs et corroborants indiquaient que la police ne pourrait pas ou ne voudrait pas prêter assistance à la demanderesse ou aux membres de sa famille si elle était sollicitée ». Le délégué a conclu que, si la demanderesse avait besoin de protection [traduction] « ou qu’elle ou sa fille risquaient d’être attaquées par son ancien partenaire ou les membres de la famille de celui‑ci, une option raisonnable serait qu’elle s’adresse aux autorités publiques ». Si ces autorités n’étaient pas disposées à l’aider, elle pourrait s’adresser à une personne en position d’autorité à un niveau supérieur, par exemple, en portant plainte auprès du ministre de la sécurité publique.

[18] Comme indiqué précédemment, les difficultés de l’enfant sont soulevées dans les documents présentés au délégué.

[19] Dans les observations de la demanderesse, sous la rubrique [TRADUCTION] « Intérêt supérieur de l’enfant », le représentant de la demanderesse a signalé que le conjoint de fait avait envoyé quelqu’un pour harceler la famille de la demanderesse en juin 2018, puis a écrit ceci : [TRADUCTION] « si Mme Wu amenait sa fille en Chine, la mère et l’enfant seraient facilement joignables et harcelées, et la police locale offre une protection insuffisante ».

[20] Dans sa lettre d’appui, la mère de la demanderesse exprime son inquiétude quant à la suite de l’incident de juin 2018 et au harcèlement que la famille a subi. Elle écrit que la famille du père de l’enfant pourrait [TRADUCTION] « venir prendre l’enfant et l’emmener ».

[21] Le délégué, en examinant les risques et les difficultés que des personnes pourraient faire subir à la demanderesse et à sa fille en Chine, n’a pas examiné la crainte que la fille puisse être enlevée à sa mère, ni qu’elle puisse être harcelée personnellement. Au lieu de cela, le délégué s’est concentré sur les risques et les difficultés de la demanderesse et a conclu que les mécanismes de recours mentionnés dans la décision [traduction] « atténuent grandement l’adversité qu’elle pourrait devoir affronter si elle retournait en Chine ». Le délégué, après avoir fait référence à la plainte que le frère de la demanderesse a déposée auprès de la police locale concernant l’incident de juin 2018, a conclu que [traduction] « peu d’éléments de preuve objectifs et corroborants indiquaient que la police ne pourrait pas ou ne voudrait pas prêter assistance à la demanderesse ou aux membres de la famille de celle‑ci si elle était sollicitée ». Cette conclusion est en contradiction totale avec les éléments de preuve.

[22] Les observations que la demanderesse a présentées au délégué montrent que la police a offert une protection insuffisante et qu’après le signalement de l’incident de juin 2018 à la police, celle‑ci n’a pris aucune mesure. La demanderesse a présenté une lettre rédigée par sa mère qui écrit que, après le signalement de l’incident à la police, celle‑ci [traduction] « a clos le dossier en nous donnant simplement un reçu, elle n’est même pas venue sur les lieux ». La tante de la demanderesse a également fourni une lettre dans laquelle elle écrit qu’en réponse au signalement de l’incident [traduction] « [l]a police chinoise n’a pas fait grand‑chose, à l’exception de produire [sic] une fiche ordinaire [sic] du rapport ».

[23] Rien ne prouve que la police a pris des mesures pour enquêter, répondre aux préoccupations soulevées par la famille dans la plainte ou empêcher que le harcèlement se reproduise.

[24] Le délégué a tenu compte du fait que le frère de la demanderesse a pu déposer un rapport comme une preuve que la police serait disposée à apporter son aide. Cependant, la preuve de ce que la police a fait en réponse au rapport concorde avec la documentation sur le pays selon laquelle, en Chine, [traduction] « les forces de sécurité publique font souvent peu de cas de la violence familiale » et [traduction] « un problème récurrent quant aux poursuites relatives à la violence familiale est que les autorités ne recueillent pas d’éléments de preuve ». La documentation n’appuie donc pas la conclusion du délégué selon laquelle la police serait disposée à aider la demanderesse.

[25] Rien ne justifie la conclusion du délégué que, si les autorités locales ne sont pas disposées à l’aider, la demanderesse a la possibilité de [traduction] « s’adresser à une personne en position d’autorité à un niveau supérieur, par exemple, en portant plainte auprès du ministre de la sécurité publique ». Le seul élément documentaire sur le pays que le délégué a cité à l’appui de sa conclusion est la structure hiérarchique du maintien de l’ordre en Chine. Il n’existe aucun élément de preuve concernant l’existence d’un quelconque mécanisme de plainte. En effet, la documentation sur le pays indique que la corruption locale y est répandue et que, pour ce qui est de la supervision, [traduction] « les organes de sécurité publique de niveau supérieur ne disposent pas de suffisamment de mécanismes efficaces pour contraindre les organes de sécurité publique de niveau inférieur » et que [traduction] « la supervision des forces de sécurité municipales civiles était fortement localisée et ad hoc ». Étant donné la nature ad hoc de la supervision, il est impossible de comprendre sur quelle base le délégué a conclu que la demanderesse pourrait avoir un recours auprès du ministre de la sécurité publique.

[26] Pour les motifs qui précèdent, la demande est accueillie. Aucune question n’a été proposée à des fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3044‑20

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, que la décision faisant l’objet du contrôle est annulée, que la demande de dispense que la demanderesse a présentée pour des considérations d’ordre humanitaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3044‑20

 

INTITULÉ :

YUNYAO WU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 6 OCTOBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Maxwell Musgrove

POUR LA DEMANDERESSE

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chaudhary Immigration Law Professional Corporation

Cabinet d’avocats

North York (Ontario)

 

pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

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