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Date : 20210917


Dossier : IMM‑6937‑19

Référence : 2021 CF 965

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

MOHAMED JAMIL JEMMO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La présente ordonnance est rendue dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision d’un agent des visas [l’agent des visas] de l’ambassade canadienne à Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis [l’ambassade]. L’agent des visas a rejeté la demande d’asile du demandeur au titre des paragraphes 11(1) et 16(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] [la décision] essentiellement parce qu’il avait des réserves du fait que la demande était similaire à une autre demande de visa reçue par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC].

[2] Durant les plaidoiries, une discussion a eu lieu sur le fait que le tribunal administratif, IRCC en l’espèce, avait présenté une copie caviardée du dossier certifié du tribunal [le DCT]. Il n’existe aucune ordonnance autorisant le dépôt d’un document caviardé et le défendeur n’a pas sollicité auprès de la Cour l’autorisation de déposer, sous pli scellé ou autrement, une copie caviardée du DCT.

[3] Avant d’instruire la présente affaire sur le fond, je vais me pencher sur la question de savoir s’il y a lieu ou non, pour la Cour, de procéder au contrôle judiciaire en se fondant sur un DCT caviardé unilatéralement.

II. Renseignements caviardés dans le DCT

[4] Le ministre soutient que le caviardage a été effectué en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC (1985), c P‑21. Aucune requête n’a été déposée en vertu de l’article 87 de la LIPR ni en vertu des articles 37 ou 38 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985), c C‑5, et aucune requête en confidentialité n’a été déposée au titre de l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. La jurisprudence de la Cour confirme que ce sont là les procédures reconnues qu’un tribunal administratif doit respecter s’il souhaite déposer un DCT caviardé. Comme l’a fait observer la Cour, il est difficile de concevoir qu’une partie puisse de son propre chef déterminer si certains renseignements doivent ou non être divulgués à l’autre partie lorsque ces renseignements étaient devant le décideur administratif et peuvent avoir influé sur sa décision : voir Al Mousawmaii c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1256 [Al Mousawmaii] aux para 36‑37 [la juge Roussel] :

[36] Dans la présente instance, il appert du dossier du tribunal qu’un agent d’immigration aurait jugé le mariage authentique avant que l’épouse du demandeur retire son engagement de parrainage en 2015. La dénonciation de deux (2) pages est reçue par le défendeur le 2 janvier 2017 dans le cadre de la deuxième demande de résidence permanente. Elle est jugée suffisamment crédible pour déclencher une enquête plus approfondie. Lors de son entrevue, le demandeur n’est pas informé de l’existence de cette dénonciation même si l’agente d’immigration lui pose des questions sur certains éléments de la dénonciation. Ce n’est que lorsqu’il reçoit les notes de l’agente d’immigration, après l’introduction de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, que le demandeur apprend l’existence de la dénonciation. Constatant que la dénonciation a été entièrement caviardée lorsqu’il reçoit le DCT, le demandeur invoque une violation de l’équité procédurale dans son mémoire supplémentaire.

[37] La Cour reconnaît l’importance de protéger non seulement l’identité d’un informateur à qui une promesse de confidentialité a été faite, mais également l’information qui pourrait l’identifier. Cependant, la Cour doit être en mesure de s’acquitter de ses fonctions. Qu’il s’agisse d’une demande présentée en vertu de l’article 87 de la LIPR pour les cas où la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui, d’une demande en vertu de l’article 37 de la LPC lorsque l’opposition est fondée sur des raisons d’intérêt public ou d’une requête en confidentialité selon l’article 151 des Règles, il est difficile de concevoir qu’une partie puisse de son propre chef déterminer si certains renseignements doivent ou non être divulgués à l’autre partie lorsque ces renseignements étaient devant le décideur administratif et peuvent avoir influer [sic] sur sa décision.

[Non souligné dans l’original.]

[5] Non seulement le caviardage unilatéral risque fort de causer une injustice à l’autre partie, mais il empêche la Cour de procéder à l’examen du dossier, lequel examen constitue l’objectif premier du contrôle judiciaire.

[6] Compte tenu de cette jurisprudence, à laquelle je souscris, les tribunaux administratifs comme IRCC ne sont pas autorisés à caviarder unilatéralement leur DCT comme il a été fait en l’espèce. Ils doivent plutôt suivre l’une des procédures énoncées par la juge Roussel aux paragraphes 36 et 37 de la décision Al Mousawmaii que je viens de citer. À mon avis, le caviardage unilatéral est une irrégularité qui ne peut être corrigée que si le défendeur sollicite auprès de la Cour une ordonnance autorisant le dépôt du dossier caviardé unilatéralement. Normalement, une telle ordonnance devrait être demandée avant l’audience et la demande peut être mise sous scellé.

[7] J’ajouterais que l’autorisation de la Cour est également requise parce que l’ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire en l’espèce a été rendue en application de l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [les Règles en matière d’immigration], prises en vertu de la LIPR. L’alinéa 17b) des Règles en matière d’immigration exige explicitement que soient versés au DCT « tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif » :

Production du dossier du tribunal administratif

17 Dès réception de l’ordonnance visée à la règle 15, le tribunal administratif constitue un dossier composé des pièces suivantes, disposées dans l’ordre suivant sur des pages numérotées consécutivement :

a) la décision, l’ordonnance ou la mesure visée par la demande de contrôle judiciaire, ainsi que les motifs écrits y afférents,

b) tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif,

c) les affidavits et autres documents déposés lors de l’audition,

d) la transcription, s’il y a lieu, de tout témoignage donné de vive voix à l’audition qui a abouti à la décision, à l’ordonnance, à la mesure ou à la question visée par la demande de contrôle judiciaire,

dont il envoie à chacune des parties une copie certifiée conforme par un fonctionnaire compétent et au greffe deux copies de ces documents.

[Non souligné dans l’original.]

[8] Ni l’article 17 ni l’alinéa 17b) ne confèrent au tribunal administratif (IRCC en l’espèce) ou au procureur général, agissant à titre d’avocat de ce tribunal, le pouvoir de caviarder unilatéralement tout ou partie des renseignements contenus dans le DCT. Ce point n’est pas nouveau; il a été établi assez récemment par la juge Roussel dans la décision Al Mousawmaii, comme je viens de le souligner, de même qu’il y a plusieurs années dans la décision Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1310 [Mohammed] au paragraphe 19 [le juge von Finckenstein] :

[19] J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer que personne n’a prétendu devant moi que des renseignements et des documents qui portent atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité des personnes doivent être divulgués parce qu’il n’existe pas de procédure concernant leur non‑divulgation. Les deux parties ont seulement affirmé que c’est à la Cour et non au défendeur seul de décider si des documents ou des renseignements doivent ou non être divulgués. Je suis parfaitement d’accord avec elles.

[Non souligné dans l’original.]

[9] Cela dit, le défendeur fait maintenant valoir le contraire. Le ministre souligne que le DCT a été préparé par un agent d’immigration de la Section de l’immigration de l’ambassade canadienne à Abu Dhabi. Dans la lettre d’accompagnement, l’agent a écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « Veuillez prendre note que des passages ont été caviardés dans le DCT afin de protéger des renseignements relatifs à un tiers au titre du paragraphe 8(1) de la Loi sur la protection des renseignements personnels ».

[10] Que ce soit le cas ou non (la Cour n’est pas en mesure de trancher cette question puisque les renseignements pertinents n’ont pas été communiqués), la Cour ne peut pas accepter la thèse selon laquelle le tribunal administratif ou son avocat peut prendre une telle décision unilatéralement compte tenu non seulement du libellé de l’article 17 des Règles en matière d’immigration, mais aussi de la jurisprudence citée précédemment.

[11] Le ministre soutient d’abord que les droits garantis par la Loi sur la protection des renseignements personnels sont de nature quasi constitutionnelle, citant Lavigne c Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53. Je suis d’accord. Cependant, cela ne signifie pas que de tels renseignements peuvent ne pas être communiqués à la Cour.

[12] Le ministre affirme que les articles 83, 85 et 87 de la LIPR sont des dispositions qui visent à établir un mécanisme permettant de soustraire des éléments de preuve à la communication s’ils risquent de porter atteinte à la sécurité nationale et s’ils ont une portée limitée. En l’espèce, l’agent a caviardé ce qu’il prétend être des renseignements personnels qui relèvent du gouvernement, lesquels sont protégés par la Loi sur la protection des renseignements personnels. Si c’est bien le cas, je suis d’accord que le caviardage ne déclenche peut‑être pas l’application des articles 83, 85 ou 87 de la LIPR.

[13] Le ministre s’appuie sur le paragraphe 8(1) de la Loi sur la protection des renseignements personnels qui, j’en conviens, interdit la communication de renseignements personnels :

8(1) Les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués, à défaut du consentement de l’individu qu’ils concernent, que conformément au présent article.

[14] Le ministre ajoute ce qui suit quant au paragraphe 8(1) :

[traduction]
7. Ce paragraphe interdit la communication de renseignements personnels qui relèvent d’institutions fédérales, à défaut du consentement de l’individu qu’ils concernent. Le paragraphe 8(2) accorde ensuite le pouvoir discrétionnaire de communiquer ces renseignements dans certains cas, notamment si la communication est faite à des fins qui sont conformes avec les lois fédérales ou leurs règlements, au titre de l’alinéa 8(2)b), ou si elle est exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de renseignements, au titre de l’alinéa 8(2)c). Le pouvoir discrétionnaire est établi dans le libellé du paragraphe 8(2) : « Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants [...]. » [Loi sur la protection des renseignements personnels, art 8(2)b)‑8(2)c)]

8. Conformément aux alinéas 8(2)b) et 8(2)c), la Couronne ne viole pas les obligations que lui impose la Loi sur la protection des renseignements personnels en communiquant des renseignements personnels contenus dans des documents produits dans le cadre d’une instance judiciaire. Néanmoins, il convient de souligner que ces exceptions sont discrétionnaires, c’est‑à‑dire que l’institution fédérale doit exercer son pouvoir discrétionnaire en dépit des règles ou des ordonnances de la Cour qui exigent la communication.

9. Dans la jurisprudence relative à l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels a été établi le principe de la communication minimale qui exige qu’une institution qui communique des renseignements personnels veille à ne pas en communiquer plus que nécessaire. [Loi sur la protection des renseignements personnels (Can.) (Re), [2000] 3 CF 82, [2000] ACF no 179 au para 21 (CA); Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Kahlon, 2005 CF 1000 (Kahlon)]

10. Le principe de la communication minimale a été appliqué par la Cour fédérale dans la décision Kahlon, dans laquelle la Cour a reconnu l’importance du droit à la protection des renseignements personnels et de l’obligation du gouvernement de protéger les renseignements personnels non pertinents lors de la production de documents par la Couronne. La juge Tremblay‑Lamer a écrit ce qui suit :

[36] La Cour suprême du Canada a jugé que la Loi sur la protection des renseignements personnels a un statut quasi constitutionnel, mettant ainsi en évidence l’obligation des organismes fédéraux de protéger les renseignements personnels (Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773). Ainsi, bien que la Loi sur la protection des renseignements personnels autorise la communication de renseignements personnels conformément à une ordonnance rendue par un tribunal ou autre organisme tel que la SPR (voir l’alinéa 8(2)c)), cette exception ne doit pas être interprétée d’une manière libérale. Les renseignements personnels qui n’intéressent manifestement pas les questions à l’origine de la demande d’annulation doivent au contraire être soustraits à la communication.

Kahlon, au para 36

11. La juge a ajouté que « [l]a SPR devrait considérer des solutions de remplacement à la pleine communication et arriver à un équilibre entre la nécessité de la communication et le droit à la protection des renseignements personnels » (au para 37). Ainsi, l’exception prévue à l’alinéa 8(2)c) ne devrait pas être interprétée d’une manière libérale. Les renseignements personnels qui n’intéressent manifestement pas les questions en litige doivent donc être soustraits à la communication. (Voir aussi Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lin, 2011 CF 431 au para 36.)

12. Par conséquent, au moment de déterminer quels renseignements personnels relatifs à un tiers devraient être inclus dans un DCT, il faut garder à l’esprit l’équilibre à atteindre entre la nécessité de la communication en vertu des Règles en matière d’immigration et l’obligation du gouvernement de veiller à ne pas communiquer plus de renseignements personnels que nécessaire.

13. Au moment d’évaluer l’équilibre à atteindre, il importe d’être conscient du fait que lorsque des renseignements personnels ont été rendus publics dans le cadre d’une instance devant un tribunal fédéral, il n’y a plus lieu de les soustraire à la communication en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels [Lukács c Canada (Transport, Infrastructure et Collectivités), 2015 CAF 140].

14. La communication de tels renseignements dans le contexte d’une instance judiciaire pourrait ouvrir la porte à la communication de ces renseignements dans d’autres contextes. En outre, du fait du principe de la publicité des débats judiciaires, les membres du public ont accès aux dossiers des tribunaux et pourraient obtenir les renseignements personnels contenus dans un DCT. La communication de renseignements personnels délicats dans ce contexte peut donc avoir des répercussions importantes sur une personne.

Intérêt du public dans la protection des renseignements personnels

15. L’arrêt Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25 rendu récemment par la Cour suprême du Canada reconnaît l’existence d’un intérêt public important dans la protection de la vie privée. La Cour suprême a confirmé que la Loi sur la protection des renseignements personnels fédérale, de même que d’autres lois fédérales et provinciales sur la protection de la vie privée et la liberté d’accès à l’information, reconnaissent la protection de la vie privée en tant qu’intérêt public (au para 52). En outre, la Cour résume de la façon suivante l’intérêt public important en matière de vie privée, tel qu’il est considéré dans le contexte des limites à la publicité des débats :

[85] En résumé, l’intérêt public important en matière de vie privée, tel qu’il est considéré dans le contexte des limites à la publicité des débats, vise à permettre aux personnes de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité. Le public a certainement un intérêt dans la publicité des débats, mais il a aussi un intérêt dans la protection de la dignité : l’administration de la justice exige que, lorsque la dignité est menacée de cette façon, des mesures puissent être prises pour tenir compte de cette préoccupation en matière de vie privée. Bien qu’il soit évalué en fonction des faits de chaque cas, le risque pour cet intérêt ne sera sérieux que lorsque les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques de la personne d’une manière qui menace son intégrité. La reconnaissance de cet intérêt est conforme à l’accent mis par la Cour sur l’importance de la vie privée et de la valeur sous‑jacente de la dignité individuelle, tout en permettant aussi de maintenir la forte présomption de publicité des débats.

Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25 (Sherman (Succession)) au para 85

16. Les paragraphes 63 à 85 de cet arrêt énoncent quelques principes généraux et fournissent des exemples illustrant l’étendue des renseignements personnels sensibles qui, s’ils étaient diffusés, pourraient entraîner un risque sérieux pour l’intérêt public important dans la protection de la vie privée. En résumé, « [d]ans chaque cas, il faut se demander si les renseignements révèlent quelque chose d’intime et de personnel sur la personne, son mode de vie ou ses expériences » (au para 77) et si la question est tributaire du contexte. [Sherman (Succession), aux para 63‑85, 77]

17. L’arrêt Sherman (Succession) fournit un cadre utile pour déterminer si le caviardage du dossier est approprié en l’espèce, en particulier compte tenu du fait que certaines personnes visées par les dossiers en la possession d’IRCC pourraient avoir des attentes accrues en matière de vie privée. Par exemple, au titre de l’alinéa 166c) de la LIPR, les instances relatives aux demandes d’asile qui sont portées devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Section de la protection des réfugiés) doivent être tenues à huis clos et en privé. Cette attente accrue est directement liée aux intérêts importants qui sont en jeu dans ce type d’instance ainsi qu’à la nature particulièrement délicate des renseignements. [LIPR, art 166c)]

Conclusion

18. L’agent d’immigration a exercé, au titre de l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, le pouvoir discrétionnaire de caviarder des renseignements personnels relatifs à un tiers afin de les soustraire à la communication. Il s’agissait soit de renseignements non pertinents au regard des questions sous‑jacentes soulevées par la demande de contrôle judiciaire, soit de renseignements dont le demandeur disposait dans ses propres dossiers.

19. Les renseignements ont été caviardés à juste titre et le caviardage ne fait pas en sorte que le dossier soumis à la Cour est incomplet.

20. Les renseignements caviardés ne sont pas pertinents en ce qui a trait à la question dont la Cour est saisie et cette dernière peut tout de même rendre une décision quant au caractère raisonnable de la décision de l’agent et au fait de savoir si un degré approprié d’équité procédurale a été accordé au demandeur.

[15] Le demandeur n’est pas d’accord. Il soutient ce qui suit :

[traduction]
1. Le défendeur a affirmé avoir caviardé unilatéralement le dossier certifié du tribunal (DCT) à juste titre, en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, dans le but d’établir un équilibre entre la protection des renseignements personnels et la pertinence quant aux questions soulevées devant la Cour.

2. En dépit des exceptions prévues par la Loi sur la protection des renseignements personnels qui autorisent expressément le dépôt d’un DCT non caviardé, le défendeur affirme qu’il est approprié (voire « obligatoire » – au para 8 des observations du défendeur) pour ses agents d’exercer le pouvoir discrétionnaire que leur confère la Loi sur la protection des renseignements personnels de façon unilatérale et de déterminer eux‑mêmes ce qui est pertinent ou non, sans aviser la Cour ou le demandeur et sans leur demander leur avis.

3. Cette situation crée un dangereux précédent selon lequel une partie ayant un intérêt dans l’issue de l’instance peut, de façon unilatérale et sans surveillance judiciaire, limiter le fondement probatoire d’un contrôle judiciaire.

4. Malgré l’importance de la protection des renseignements personnels, lorsqu’une ordonnance judiciaire donne au défendeur des directives sur la façon de monter un DCT, il est inapproprié et illégal d’exercer un tel pouvoir discrétionnaire.

5. L’analyse de la question se fait en deux étapes. Il faut se pencher d’abord sur les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels, puis sur l’ordonnance de la Cour.

6. La Loi sur la protection des renseignements personnels interdit la communication de renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale, à défaut du consentement de la personne qu’ils concernent ou conformément aux exceptions prévues par la loi.

8(1) Les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués, à défaut du consentement de l’individu qu’ils concernent, que conformément au présent article.

Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC (1985), c P‑21, art 8(1)

7. Il existe donc deux types d’exceptions à l’interdiction de communiquer des renseignements personnels : l’exception liée au consentement ou l’exception prévue par la loi.

8. En l’espèce, rien dans la preuve n’indique que le défendeur a demandé le consentement de la personne concernée. En l’absence d’un tel élément de preuve, il semble que le défendeur ait agi comme s’il savait mieux que quiconque ce qu’il convenait de faire et qu’il ait présumé que la personne ne donnerait pas son consentement. Une telle présomption ne saurait être admise.

9. Le deuxième type d’exception est défini par la loi. Au moins trois dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels prévoient une exception applicable en l’espèce : les alinéas 8(2)a), 8(2)b) et 8(2)c). Celle qui s’applique de la façon la plus directe est l’alinéa 8(2)c) :

8 (2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

a) communication aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution ou pour les usages qui sont compatibles avec ces fins;

b) communication aux fins qui sont conformes avec les lois fédérales ou ceux de leurs règlements qui autorisent cette communication;

c) communication exigée par subpœna, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de renseignements;

Loi sur la protection des renseignements personnels, art 8(2)a)‑8(2)c)

[Non souligné dans l’original.]

10. Les exceptions prévues par la loi autorisent le défendeur (mais ne l’obligent pas) à faire abstraction des interdictions prévues par la Loi sur la protection des renseignements personnels et à fournir un DCT non caviardé. Le défendeur affirme qu’il a agi dans le respect de la Loi sur la protection des renseignements personnels afin de protéger les renseignements relatifs à un tiers et il soutient que les renseignements qui ont été caviardés n’étaient pas pertinents.

11. En toute déférence, rien dans la preuve n’indique que la pertinence des renseignements a été prise en compte quand ils ont été caviardés puisque selon la déclaration figurant sur la couverture du DCT, le caviardage a été fait conformément au paragraphe 8(1) de la Loi sur la protection des renseignements personnels. La pertinence ne constitue pas un critère au titre de ce paragraphe. Le défendeur suppose que les renseignements ont été caviardés sur le fondement de leur pertinence.

12. La deuxième étape de l’analyse consiste à examiner l’ordonnance de la Cour. Le 8 mars 2021, la Cour a accueilli une demande d’autorisation et a ordonné qu’un DCT soit préparé par le défendeur. Le DCT doit être préparé conformément aux Règles des Cours fédérales, qui exigent que tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif soient versés au DCT.

Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, art 17

13. L’ordonnance de la Cour doit être respectée. Elle ne confère pas le pouvoir discrétionnaire de caviarder des renseignements sur le fondement d’autres motifs que la pertinence. L’exercice autrement acceptable du pouvoir discrétionnaire que confère la Loi sur la protection des renseignements personnels a été supplanté par une ordonnance de la Cour.

14. En outre, la Cour a formulé des commentaires sur la nécessité, pour elle, de gérer ses responsabilités judiciaires – d’être un arbitre impartial des faits et du droit – ce qu’il lui est impossible de faire si une partie a la garde de renseignements et que celle‑ci décide unilatéralement de les communiquer ou non.

Al Mousawmaii c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1256 aux para 36‑37

15. Dans la décision Al Mousawmaii, la Cour cible plusieurs articles de loi qui prévoient un processus visant à autoriser le caviardage à des fins précises. Aucun de ces articles n’a été invoqué par le défendeur même s’il avait la possibilité de le faire.

16. Si le défendeur avait des préoccupations qui débordaient du cadre de ces articles, il était tenu de déposer une requête auprès de la Cour pour solliciter l’autorisation de ne pas se conformer à l’ordonnance.

Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1310 (CanLII), [2007] 4 RCF 300

[16] Avec égards, je suis convaincu par les observations du demandeur à ce sujet. Plus précisément, je m’appuie sur le paragraphe 8(2) de la Loi sur la protection des renseignements personnels qui, à mon humble avis et compte tenu de la jurisprudence établie par la Cour dans les affaires Al Mousawmaii et Mohammed, exige que soit fournie à la Cour une copie non caviardée du DCT.

III. Conclusion

[17] Compte tenu des présents motifs, la Cour invitera le défendeur à déposer une requête afin d’obtenir une ordonnance autorisant le caviardage unilatéral de certains renseignements contenus dans le DCT présenté par IRCC. Une telle requête devra être déposée dans un délai de quatre semaines suivant la date de la présente ordonnance. Je demeure saisi de la demande en l’espèce et d’une éventuelle requête, et je procéderai au contrôle judiciaire de la demande une fois que j’aurai statué sur l’éventuelle requête.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑6937‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. Le défendeur est autorisé à solliciter une ordonnance autorisant le caviardage de certains renseignements contenus dans le DCT en l’espèce; une requête devra être présentée à cet égard dans un délai de quatre semaines suivant la date de la présente ordonnance.

  2. Une fois qu’elle aura statué sur une telle requête, la Cour statuera sur la présente demande de contrôle judiciaire.

  3. Je demeure saisi de cette demande et de toute requête éventuelle déposée au titre des paragraphes 1 et 2 de la présente ordonnance.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6937‑19

 

INTITULÉ :

MOHAMED JAMIL JEMMO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 SEPTEMBRE 2021

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Douglas Cannon

POUR LE DEMANDEUR

Brett Nash

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon & Associates

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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