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Date : 20211125

Dossier : T‑542‑20

Référence : 2021 CF 1304

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 25 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

S&P GLOBAL INC.

et

STANDARD AND POOR’S FINANCIAL SERVICES LLC

 

demanderesses

 

et

 

S&P DATA CORP

 

défenderesse

 

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Les demanderesses portent en appel, en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], une ordonnance rendue le 21 avril 2021 par la protonotaire Milczynski. Celle‑ci, à titre de juge responsable de la gestion de la présente instance en matière de marque de commerce, a rejeté la requête des demanderesses qui visait à obtenir une ordonnance radiant certains paragraphes de la défense et demande reconventionnelle modifiée, datée du 20 novembre 2020, et, subsidiairement, une ordonnance enjoignant de fournir des précisions relativement à certaines allégations se trouvant dans cet acte de procédure.

[2] Les principales questions soulevées dans le cadre du présent appel et de la requête des demanderesses concernent l’abus de procédure. La position des demanderesses était que la décision de la protonotaire contenait au moins quatre erreurs de droit ou erreurs manifestes et dominantes exigeant que la Cour intervienne en appel. La défenderesse a affirmé que la décision de la protonotaire était correcte et que, quoi qu’il en soit, il n’existait aucun motif pour infirmer cette décision en appel.

[3] Je conclus que l’appel doit être rejeté. Les demanderesses n’ont pas démontré que la protonotaire avait commis une erreur permettant à la Cour d’intervenir en appel.

I. Les allégations pertinentes dans les actes de procédure

[4] Dans les présents motifs, j’appellerai les demanderesses (qui sont également les défenderesses reconventionnelles) les « demanderesses ». J’utiliserai le terme « défenderesse » pour désigner la défenderesse (qui est aussi la demanderesse reconventionnelle). Je maintiendrai cette convention lors de l’examen des décisions judiciaires citées par les parties.

[5] Dans leur déclaration, les demanderesses ont allégué qu’elles étaient propriétaires de certaines marques de commerce, dont « S&P », et que la défenderesse avait violé les droits en découlant par son emploi et son annonce du nom commercial ainsi que de la marque de commerce « S&P DATA ». Les demanderesses ont prétendu qu’il y avait eu violation des articles 19 et 20 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13 [la Loi], et ont sollicité une injonction ainsi que des dommages‑intérêts au titre des alinéas 7b) et c) ainsi que de l’article 22 de la Loi.

[6] Dans sa défense et demande reconventionnelle modifiée, la défenderesse a nié toutes les allégations des demanderesses. La défenderesse a allégué pour sa part que les entreprises, les clients, les services, les noms, les établissements commerciaux et les modèles opérationnels des demanderesses et de la défenderesse étaient tous différents. La défenderesse a fait valoir que la seule similitude était « S&P » dans leurs noms, qui représente les noms de famille des deux fondateurs de l’entreprise et qui est commun à des milliers d’autres entreprises en Amérique du Nord. La défenderesse a également allégué que la marque de commerce des demanderesses a été abandonnée et qu’il n’existait aucune probabilité de confusion entre les marques respectives des parties. La défenderesse a fait valoir que les marques de commerce des demanderesses étaient invalides.

[7] Dans sa défense et demande reconventionnelle modifiée, la défenderesse a fait les allégations suivantes, qui ont été contestées dans le cadre de la requête en radiation et qui sont cruciales pour le présent appel :

  • En 1995, les demanderesses ont exigé que la défenderesse cesse d’utiliser le nom « S&P Data Corp. ». Le prédécesseur de la défenderesse (un précédent propriétaire d’actifs) avait alors affirmé qu’il n’y avait pas violation, et que c’était les demanderesses qui portaient atteinte à ses droits et les violaient (aux para 9‑10);

  • [traduction] « Les demanderesses ont introduit la présente action non pas pour protéger un droit quelconque, mais plutôt dans le but secondaire et abusif de tenter de forcer la défenderesse à capituler et à abandonner le nom qu’elle utilise depuis 34 ans. » Le [traduction] « véritable objectif » de l’action n’est pas de protéger leurs droits, mais de forcer la défenderesse à abandonner ses propres droits (au para 11);

  • [traduction] « Toute proposition contraire de la part des demanderesses est une manœuvre visant à poursuivre leurs efforts abusifs pour contraindre la défenderesse à abandonner l’emploi, qui dure depuis longtemps, du nom de ses fondateurs, afin que les demanderesses puissent l’utiliser » (au para 56);

  • [traduction] « […] s’il y a contrefaçon ou commercialisation trompeuse, celle‑ci est le fait des demanderesses envers la défenderesse » (au para 47);

  • Les parties, y compris leurs prédécesseurs, [traduction] « coexistent au Canada depuis près de 35 ans et coexistent depuis de nombreuses décennies avec des milliers d’autres entités portant “S&P” dans leur[s] nom[s] » (au para 28);

  • Les demanderesses ont engagé la procédure [traduction] « de mauvaise foi et dans un but inavoué », lequel était de chercher soit à étendre les services qu’ils fournissent qui sont similaires à ceux de la défenderesse, soit à donner une nouvelle image à leurs activités et services actuels (au para 29);

  • Il existe des centaines d’entités utilisant « S&P » dans leur nom commercial que les demanderesses n’ont pas poursuivies, dont plus de 600 situées dans 33 États des États‑Unis; [traduction] « L’ampleur même du nombre d’entreprises en Amérique du Nord qui utilisent “S&P” dans leurs noms commerciaux démontre que le nom “S&P” n’a aucun caractère distinctif » (aux para 34, 36‑39).

[8] Dans la demande reconventionnelle, la défenderesse réclame des dommages‑intérêts d’un million de dollars pour délit d’abus de procédure (à l’al 73c)). La demande reconventionnelle reprenait les points invoqués dans la défense. La défenderesse a allégué dans la demande reconventionnelle que l’introduction de l’instance constituait un abus de procédure (au para 80) et a fait valoir que :

  • L’action a été introduite principalement dans le but de poursuivre l’objectif indirect, secondaire et irrégulier des demanderesses, à savoir l’acquisition du droit d’utiliser le nom « S&P Data » afin de poursuivre l’expansion de leurs activités et services ou de leur donner une nouvelle image de marque (au para 81);

  • Les demanderesses ont introduit l’action, ainsi qu’une autre poursuite dans le Delaware, pour tenter d’obtenir des droits [traduction] « auxquels elles savent ne pas avoir droit ». Le but principal des deux actions n’était [traduction] « pas de faire valoir un droit existant, mais d’intimider une société de plus petite taille, moins puissante, pour qu’elle abandonne son nom en raison des difficultés économiques imposées par le litige », de manière à ce que les demanderesses puissent étendre leurs services existants à un nouveau secteur (au para 82);

  • Il n’y a [traduction] « simplement aucune autre raison pour laquelle » les demanderesses ont introduit l’action et celle au Delaware, après avoir déposé leur première plainte il y a 25 ans, sans avoir poursuivi les centaines d’autres entités utilisant « S&P » dans leurs noms (au para 83);

  • Les demanderesses ont par malveillance informé les médias d’un procès antérieur ayant eu lieu à New York contre S&P DATA LLC, la filiale américaine de la défenderesse, qui concernait ses marques de commerce déposées aux États‑Unis. La défenderesse a allégué que les demanderesses avaient informé les médias qu’elle était un de leurs concurrents, alors que c’était faux, et qu’elle avait violé leurs marques de commerce, alors qu’elle ne l’avait pas fait. Les demanderesses auraient su que les nombreux communiqués et articles de presse entraîneraient et provoqueraient un préjudice aux opérations canadiennes de la défenderesse, et l’auraient souhaité. Par conséquent, dans la demande reconventionnelle, la défenderesse a allégué que les prétentions fausses et trompeuses des demanderesses avaient été publiées au Canada, et a invoqué des articles en particulier (au para 86). La défenderesse a allégué que ces agissements avaient nui à ses relations avec ses prêteurs, notamment en mettant en péril un [traduction] « financement important et délicat » que la défenderesse était sur le point d’obtenir au Canada au moment des publications (au para 87). La défenderesse a allégué que d’autres prêteurs avaient hésité à lui accorder des prêts, ou avaient refusé de le faire, et que cela était une conséquence directe de la couverture médiatique (au para 88).

[9] Je ferai référence ci‑dessous à d’autres extraits des actes de procédure, selon les besoins, dans l’analyse ci‑dessous.

II. La décision de la protonotaire

[10] La protonotaire a refusé de radier les paragraphes relatifs à l’abus de procédure identifiés par les demanderesses. Elle a exposé la norme juridique suivante :

[traduction]
[…] Tout acte de procédure doit contenir un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde. Ces faits substantiels doivent donner lieu à une cause d’action ou de défense valable. La Cour doit examiner la question de savoir si, tel qu’elle est rédigée, la défense ou la déclaration est frivole ou vexatoire, ou constitue un abus de procédure. La Cour doit également déterminer s’il est évident et manifeste que l’acte de procédure ne révèle aucune cause d’action ou de défense raisonnable. La barre est haute : il doit être clair qu’il est voué à l’échec.

[11] Aucune des parties n’a remis en question cet énoncé de droit.

[12] La protonotaire n’a pas pu conclure que les allégations de la défenderesse étaient scandaleuses ou vexatoires, ou constituaient un abus de procédure. Elle a fait référence aux allégations de la défenderesse concernant un retard de 25 ans dans l’introduction de l’action et le recours à la règle d’equity du manque de diligence. Elle a fait observer que, si on la considère globalement, il est essentiellement allégué dans la défense et demande reconventionnelle que les demanderesses ont agi de mauvaise foi, pour des motifs inavoués et de manière arbitraire. La défenderesse a soutenu que l’action donnait lieu à des considérations qui allaient au‑delà de la [traduction] « simple » violation, notamment [traduction] « la question de savoir si l’action dissimul[ait] le véritable objectif coercitif des demanderesses », lequel, a fait valoir la défenderesse, était de [traduction] « forcer la défenderesse à abandonner les noms de ses fondateurs pour les employer elles‑mêmes ».

[13] La protonotaire a déclaré que, comme il a été souligné dans la décision Tractor Supply Co of Texas, LP c TSC Stores LP, 2009 CF 154 (le juge Russell) [Tractor Supply CF], l’introduction d’une action pour usurpation de marque de commerce devant la Cour fédérale peut, en droit, appuyer une allégation d’abus de procédure, et que :

[traduction]
[c]ela peut être fait par une partie qui allègue, à titre offensif (épée) et défensif (bouclier), qu’une action pour usurpation de marque de commerce a été introduite dans un but irrégulier (p. ex., dans Tractor Supply, pour harceler et intimider des concurrents afin de tenter d’entraver leurs entreprises).

[14] La protonotaire a fait référence aux allégations de la défenderesse selon lesquelles : a) les demanderesses n’avaient pris aucune mesure pendant 25 ans pour faire valoir leurs droits de propriété intellectuelle et commerciale; b) la défenderesse a été particularisée et aucune autre partie utilisant « S&P » n’a été poursuivie; c) le but prédominant de l’action était secondaire à la protection de la marque de commerce et consistait à intimider la défenderesse ou à la contraindre à abandonner son nom par des actions irrégulières des demanderesses et les difficultés imposées par le litige, afin de faciliter l’expansion des demanderesses et de forcer la défenderesse à abandonner son nom; d) les demanderesses ont pris des mesures portant atteinte à la réputation de la défenderesse et lui causant un préjudice économique.

[15] Compte tenu de ces facteurs et de l’acte de procédure dans son ensemble, la protonotaire n’était pas convaincue qu’une cause d’action et de défense valable n’avait pas été invoquée dans la défense et demande reconventionnelle. Cet acte de procédure n’était pas scandaleux, frivole ou vexatoire, ou ne constituait pas un abus de procédure, et il n’était pas évident et manifeste que l’action était vouée à l’échec.

[16] En ce qui concerne la demande de précisions présentée à titre subsidiaire, la protonotaire a déclaré qu’il était [traduction] « bien établi » que l’objectif des précisions à l’étape des actes de procédure d’une action était de permettre à une partie de comprendre la nature des allégations auxquelles elle devait répondre, afin qu’elle puisse déposer une défense adaptée à la situation. Elle a jugé qu’il incombait aux demanderesses d’établir, preuve à l’appui, que les précisions étaient nécessaires pour les besoins de l’acte de procédure et que les précisions sollicitées ne leur étaient pas connues.

[17] Après avoir comparé une demande de précisions à l’étape des actes de procédure et une telle demande à l’étape des interrogatoires préalables, la protonotaire a jugé qu’en l’espèce, les demanderesses n’avaient pas établi que des précisions étaient nécessaires pour préparer une réponse et défense reconventionnelle. Les demanderesses n’avaient déposé aucun affidavit selon lequel elles ne comprenaient pas ce qui avait été allégué concernant les moyens de défense contre l’action pour usurpation de marque de commerce, ni l’allégation selon laquelle l’action avait été introduite dans un but secondaire et abusif. La protonotaire n’était pas convaincue que l’acte de procédure était, à première vue, à ce point déficient qu’il nécessitât des précisions.

[18] La protonotaire a donc rejeté les requêtes des demanderesses.

[19] Les demanderesses ont interjeté appel devant la Cour, en vertu de l’article 51 des Règles.

III. Les normes énoncées dans l’arrêt Hospira pour les appels fondés sur l’article 51 des Règles

[20] Les normes de contrôle applicables au présent appel ne sont pas contestées. Dans le cadre d’un appel interjeté contre une ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire en vertu de l’article 51 des Règles, la Cour applique les normes de contrôle établies par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 RCF 331 [Hospira]. La Cour fédérale ne peut intervenir dans une décision discrétionnaire d’un protonotaire que si celui‑ci a commis une erreur sur une question de droit, ou si le protonotaire a commis une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou une question mixte de fait et de droit (Hospira, aux para 68, 69, 79). Dans l’arrêt Hospira, la Cour d’appel fédérale a adopté la même norme pour les appels fondés sur l’article 51 des Règles que celle établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235, pour le contrôle en appel des décisions des juges de première instance (Housen, aux para 19‑37).

[21] La norme de la décision correcte peut également s’appliquer à une question de droit ou à un principe juridique isolable d’une question mixte de fait et de droit (Hospira, aux para 66, 71, 72). Voir également Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 RCF 344 [Mahjoub] aux para 57, 74; Teal Cedar Products Ltd c Colombie‑Britannique, 2017 CSC 32, [2017] 1 RCS 688 [Teal Cedar Products] au para 44. L’erreur manifeste et dominante s’applique si les conclusions contestées sont axées sur les faits ou si un principe juridique n’est pas facilement isolable (Mahjoub, aux para 60, 156, 318; Housen, au para 36; Teal Cedar Products, aux para 45, 46).

[22] La norme de l’erreur manifeste et dominante est une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue (Benhaim c St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 RCS 352 au para 38; Mahjoub, aux para 61‑64). La norme de la décision correcte permet à la Cour de substituer sa propre conclusion à celle du protonotaire.

[23] Un juge responsable de la gestion de l’instance est censé très bien connaître les questions et les faits particuliers d’une affaire. Les décisions font l’objet de retenue, en particulier pour les questions qui reposent sur des faits (Hospira, para 102‑103).

IV. La position des demanderesses relativement à l’appel

[24] Les demanderesses ont soutenu que l’ordonnance de la protonotaire contenait les erreurs suivantes :

  • a) elle a commis une erreur de droit en n’énonçant pas le critère juridique applicable à l’allégation d’abus de procédure et en n’examinant pas l’élément essentiel d’un acte ou d’une menace manifeste;

  • b) elle a accepté, dans l’acte de procédure, des affirmations catégoriques comme des faits substantiels, malgré qu’elles constituent de l’argumentation et qu’elles n’appuient pas l’allégation d’abus de procédure;

  • c) elle a commis une erreur manifeste et dominante en établissant une analogie entre la présente affaire et Tractor Supply CF;

  • d) elle a commis une erreur manifeste et dominante dans l’application du droit, en n’ordonnant pas des précisions sur les allégations contenues dans la défense et demande reconventionnelle.

[25] Les deux parties ont présenté des observations détaillées sur le droit et sur les précisions des actes de procédure.

 

V. Analyse

A. L’appel relatif à la requête infructueuse en radiation des allégations d’abus de procédure

(i) L’erreur de droit alléguée concernant les exigences relatives à l’abus de procédure

[26] Les demanderesses ont soutenu que, pour qu’une allégation d’abus de procédure soit opportune, la partie qui l’avançait devait démontrer quatre éléments : l’introduction d’une procédure; un objectif secondaire ou irrégulier; un acte ou une menace manifeste, indépendant du litige, qui a été effectué en vue de la réalisation de cet objectif; les dommages qui en ont résulté. Elles ont soutenu que la décision de la protonotaire comportait une erreur flagrante, puisqu’elle avait omis de tenir compte de l’exigence d’un acte ou d’une menace manifeste.

[27] En réponse, la défenderesse a maintenu que, devant les Cours fédérales, il n’était pas nécessaire de démontrer un acte ou une menace manifeste pour poursuivre une allégation d’abus de procédure, renvoyant à la décision Tractor Supply CF et à l’arrêt subséquent en appel, Tractor Supply Co of Texas, LP c TSC Stores LP, 2009 CAF 352 [Tractor Supply CAF]. La défenderesse a soutenu que, en tout état de cause, son acte de procédure était conforme aux exigences relatives à la prétention d’un abus de procédure, y compris cet élément.

[28] Lors de l’audience, les deux parties ont fait référence aux motifs du juge Russell dans la décision Tractor Supply CF et à ceux de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Levi Strauss & Co c Roadrunner Apparel Inc, 1997 CanLII 5596 (CAF), fiche analytique : [1998] 1 CF F‑24 [Levi Strauss]. Le raisonnement de ces deux jugements est fondamental pour la position des demanderesses relativement au présent appel.

[29] Dans l’affaire Levi Strauss, les demanderesses avaient demandé la radiation de deux paragraphes de la défense. La Cour fédérale ne les avait pas radiés. La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel.

[30] Dans l’affaire Levi Strauss, il était allégué dans la défense que les demanderesses n’avaient pas fait valoir avec diligence leurs droits prétendus sur des marques de commerce prétendues contre des tiers. La défenderesse avait allégué que l’action des demanderesses était [traduction] « frivole et vexatoire et qu’elle vis[ait] uniquement à harceler et à intimider » la défenderesse (au paragraphe 21 de la défense). Dans le même paragraphe de la défense, la défenderesse avait allégué que les demanderesses avaient menacé de poursuites judiciaires de nombreux fabricants et vendeurs de jeans et en avaient poursuivi certains, mais qu’elles avaient négligé de poursuivre avec diligence ces actions et d’obtenir une décision définitive au sujet de leurs droits. Par ces agissements, la défenderesse avait allégué que les demanderesses avaient cherché à nuire aux activités des fabricants et vendeurs en question et à conserver leur part du marché.

[31] La défenderesse dans l’affaire Levi Strauss a qualifié ses allégations dans la défense comme invoquant un abus de procédure, alléguant que sous le couvert d’une procédure valide pour faire valoir leur marque, les demanderesses faisaient réellement un abus de la procédure de la Cour. La défenderesse voulait [traduction] « établir que l’abus de procédure résid[ait] dans les agissements des [demanderesses] qui vis[aient] à la harceler et à harceler d’autres utilisateurs de la marque de commerce et également à éviter à tout prix qu’une décision soit rendue au sujet de la validité de leur enregistrement ».

[32] S’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, le juge Létourneau a conclu que la validité de l’allégation concernait un abus de la procédure de la Cour et que le mobile constituait un élément « fort pertinent ». Il a fait une distinction entre le délit d’abus de procédure et le « moyen de défense procédural » de l’abus de procédure. Il a également décrit l’élément essentiel du délit. Le juge Létourneau a fourni ces explications :

Le concept de l’abus de procédure a été élaboré tant sur le plan du droit substantiel que sur celui du droit procédural. C’est un principe bien établi, en droit substantiel, que l’abus de procédure constitue un délit ouvrant droit à une poursuite. Ainsi que le juge Henry l’a déclaré dans l’affaire Tsiopoulous v Commercial Union Assurance Co., dans laquelle il était saisi d’une demande reconventionnelle en dommages‑intérêts fondée sur un abus de procédure :

[traduction]
Ce recours est ouvert lorsque des voies de droit sont détournées de leur finalité. Il existe lorsqu’il est fait un usage abusif du tribunal dans le but de forcer une personne à agir complètement en dehors du cadre de la demande en justice sur laquelle le tribunal est appelé à statuer. Cette situation se produit lorsqu’on recourt au tribunal dans un but irrégulier et qu’un geste précis est accompli ou une menace proférée dans un tel but.

Dans son ouvrage The Law of Torts, Fleming établit une distinction entre certaines formes d’abus de procédure comme l’arrestation ou la saisie‑exécution abusive et le concept de l’abus de procédure :

[traduction]

Les cas dans lesquels une voie de droit, qui n’est pas elle‑même dénuée de fondement, a été détournée de son objectif premier, comme une extorsion ou une contrainte, sont tout à fait différents. En pareil cas, la personne lésée peut exercer un recours sur le fondement de ce qu’on peut appeler un « abus de procédure » […]

Il ressort d’un examen de la doctrine et de la jurisprudence que l’élément essentiel du délit d’abus de procédure est que son auteur doit avoir exercé le recours dans un but autre que celui pour lequel il était conçu, en d’autres termes, dans un but indirect, étranger, secret, irrégulier ou illicite. L’élément essentiel de ce délit est le recours abusif ou pervers à la procédure du tribunal, et il n’y a pas d’abus lorsqu’un plaideur suit une procédure régulière du tribunal jusqu’à son aboutissement normal, même lorsqu’il est animé de mauvaises intentions.

L’abus de procédure est également invoqué comme moyen de défense procédural, surtout en droit criminel, dans le cas de poursuites abusives ou vexatoires ou contraires aux principes de justice fondamentale et d’équité. Dans les cas où il a été retenu, ce moyen de défense a donné lieu à une suspension de l’instance.

Toutefois, le moyen de défense procédural de l’abus de procédure ne connaît aucun obstacle juridique, en ce sens que son application ne se limite pas au domaine du droit criminel. Il s’étend en effet à d’autres domaines, comme le droit civil, le droit constitutionnel et le droit administratif. Il n’y a rien qui en empêche l’application à un procès pour contrefaçon. La notion d’abus de procédure repose sur des fondements qui sont tout à fait indépendants des diverses branches du droit dans lesquelles elle peut être invoquée. Il s’agit d’une demande adressée à un tribunal de défendre sa procédure et de la protéger contre les abus commis par des plaideurs. Il me répugnerait, pour ma part, de nier à une partie le droit de soulever la question dans sa défense et de chercher à obtenir notre protection contre un tel abus lorsque cette demande repose sur les faits.

Je répète que j’estime que le juge des requêtes a bien exercé son pouvoir discrétionnaire en concluant que l’allégation formulée par l’intimée était justifiée par les faits et en refusant de radier le paragraphe 21 et la partie pertinente du paragraphe 18.

[Non souligné dans l’original; renvois omis.]

[33] La décision rendue par le juge Russell en 2009 dans l’affaire Tractor Supply CF concernait un appel d’une ordonnance de la protonotaire Milczynski. Les demanderesses alléguaient que la défenderesse n’avait pas fait valoir les éléments essentiels du délit d’abus de procédure, et que la Cour fédérale n’avait pas compétence sur ce délit. La protonotaire avait refusé de radier des parties d’une défense et demande reconventionnelle. Le juge Russell a rejeté l’appel des demanderesses.

[34] L’allégation d’abus de procédure dans l’affaire Tractor Supply CF était liée à la prétention de la défenderesse selon laquelle les demanderesses voulaient acquérir son entreprise au Canada. Dans cette affaire, les demanderesses ont déposé une procédure visant à obtenir un jugement déclaratoire portant qu’elles étaient propriétaires de certaines marques de commerce au Canada, lesquelles auraient été enregistrées à tort par la défenderesse. Dans la défense et demande reconventionnelle, la défenderesse alléguait que, pendant plus de 20 ans, les demanderesses ne s’étaient pas opposées à l’utilisation vaste et continue par la défenderesse de certaines marques de commerce au Canada. La défenderesse a allégué que les demanderesses souhaitaient acquérir son entreprise au Canada. Les demanderesses ont commencé à diffuser à l’intention des clients canadiens des publicités prêtant à confusion au profit de leur entreprise américaine, et ont ensuite introduit une procédure en matière de marque de commence.

[35] Dans l’affaire Tractor Supply CF, la défenderesse a allégué que les demanderesses avaient engagé l’action en matière de marque de commerce [traduction] « de mauvaise foi, sans justification, et dans un but étranger et illicite, à savoir d’utiliser ce présent litige pour réduire l’évaluation de [la défenderesse] dans le contexte d’une offre publique d’achat ». La défenderesse a fait valoir que les demanderesses n’avaient aucune raison de croire que l’utilisation des marques par la défenderesse nuirait à l’entreprise des demanderesses aux États‑Unis, ou causerait des dommages à une telle entreprise. L’objectif prédominant des demanderesses en engageant l’action n’était pas de préserver ou de défendre des droits allégués relativement aux marques de commerce, ni d’obtenir une juste indemnité pour la violation de ces droits. Leur objectif prédominant était plutôt « d’utiliser le litige afin de contraindre l’acceptation d’une estimation inférieure de l’entreprise [de la défenderesse] dans le contexte d’une offre d’achat publique des demanderesses ».

[36] Après avoir énoncé le long passage de l’arrêt Levi Strauss, précité, et en avoir examiné le contenu, le juge Russell a fait observer qu’il se pourrait qu’en fin de compte, la défenderesse soit incapable d’établir que la Cour fédérale avait compétence pour entendre sa défense ou la demande reconventionnelle fondées sur l’abus de procédure, ou de prouver que les éléments constitutifs étaient présents. Il a cependant conclu qu’il n’était pas « évident et manifeste » que la défenderesse ne pourrait pas avoir gain de cause au sujet de ses allégations d’abus de procédure (Tractor Supply CF, au para 77). Selon lui, l’abus de procédure a été considéré dans Levi Strauss à la fois comme un moyen de défense procédural et comme un délit ouvrant droit à une poursuite, bien qu’il n’ait pas envisagé une demande reconventionnelle visant à obtenir des dommages‑intérêts pour abus de procédure. Il y avait une latitude suffisante dans la décision Levi Strauss pour permettre à la défenderesse d’employer l’abus de procédure à la fois en tant que bouclier qu’en tant qu’épée (Tractor Supply CF, aux para 78, 80).

[37] En appel, la Cour d’appel fédérale a jugé que le juge Russell n’avait pas commis d’erreur en concluant qu’il n’était pas manifeste et évident que la défenderesse ne pourrait pas obtenir gain de cause, compte tenu de l’état du droit existant. La juge Layden‑Stephenson a noté que la position des demanderesses devant le juge Russell concernait à la fois la compétence de la Cour fédérale à l’égard du délit (une question qui n’est pas soulevée dans la présente requête) et les éléments constitutifs d’un tel délit (Tractor Supply CAF, au para 2). Elle a également cité un extrait de l’arrêt Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959 [Hunt], dans lequel la Cour suprême du Canada avait indiqué qu’il pouvait être capital que les actes de procédure révélant des questions de droit difficiles et importantes suivent leur cours (Tractor Supply CAF, au para 5, citant Hunt, aux p 990, 991).

[38] Les parties en l’espèce ont divergé dans leurs interprétations des jugements dans les affaires Levi Strauss et Tractor Supply CF et, plus précisément, quant à savoir si ceux‑ci avaient établi que l’abus de procédure exigeait la preuve de deux ou de quatre éléments. Comme il a déjà été mentionné, les demanderesses ont identifié quatre éléments. La défenderesse a soutenu qu’il n’y avait que deux éléments à prouver (soit l’introduction d’une procédure et un objectif irrégulier) et qu’aucun acte manifeste ne devait être démontré devant la Cour, sur la base des arguments des parties adverses dans Tractor Supply CF (soit l’argument qu’aucun acte manifeste n’avait été invoqué, et en réponse que cela n’était pas requis : aux para 28, 58) et de la conclusion du juge Russell selon laquelle l’acte de procédure serait maintenu.

[39] Je n’interprète pas la décision Tractor Supply CF comme une négation d’une obligation de faire valoir un acte ou une menace manifeste. Conformément au raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Tractor Supply CAF, je crois que la conclusion du juge Russell ne reposait pas sur le défaut d’invoquer un élément spécifique. Il s’agissait de savoir si, plus largement, l’acte de procédure révélait une cause d’action défendable sur laquelle la Cour fédérale pourrait avoir compétence et qui devrait être poursuivie jusqu’au procès.

[40] Dans l’arrêt Tractor Supply CAF, la Cour d’appel fédérale n’a pas déterminé les éléments requis pour invoquer un délit d’abus de procédure. Le délit lui‑même n’a pas souvent été considéré dans les jugements rapportés des Cours fédérales. Toutefois, l’obligation d’invoquer et de prouver un acte ou une menace manifeste en vue de la réalisation de l’objectif a suscité un soutien important — voire unanime — au Canada. Dans l’extrait de Levi Strauss reproduit plus haut, le juge Létourneau cite avec une apparente approbation un extrait d’une décision ontarienne dans laquelle cela a été exigé. De plus, l’acte ou la menace manifeste semble être un élément du délit pour la plupart des cours supérieures des provinces canadiennes : voir Oei v Hui, 2020 BCCA 214 [Oei], au paragraphes 77 (citant des affaires dans six provinces) et au paragraphe 79 (statuant qu’il s’agit d’une exigence en Colombie‑Britannique). En outre, des jugements de cours d’appel font référence à l’appui de cet élément dans des ouvrages universitaires, notamment la description du délit par le professeur Fleming : voir Oei, aux para 5, 6; Barton v Potash Corporation of Saskatchewan Inc, 2013 SKCA 141 au para 95; Harris v Glaxosmithkline Inc, 2010 ONCA 872, 106 OR (3d) 661, aux para 27‑30; Metrick v Deeb, (2003), 172 OAC 229 au para 3; le passage précité de Levi Strauss (citant Fleming). Voir également Philip H. Osborne, The Law of Torts, 6e éd (Toronto : Irwin Law, 2020), aux p 281‑282.

[41] Pour les besoins de la présente instance, je retiens ce qui suit des jugements dans Levi Strauss, Tractor Supply CF et Tractor Supply CAF :

  • a) L’abus de procédure est à la fois un délit ouvrant droit à une poursuite et un moyen de défense « procédural ».

  • b) Un défendeur peut invoquer l’abus de procédure dans une défense, dans une demande reconventionnelle, ou les deux. Pour un défendeur, l’abus de procédure peut servir à la fois de bouclier et d’épée.

  • c) La substance du délit est le recours abusif ou pervers à la procédure du tribunal. L’élément essentiel de ce délit est d’avoir exercé le recours dans un but autre que celui pour lequel il était conçu, soit dans un but indirect, étranger, secret, irrégulier ou illicite.

  • d) Il n’y a pas de délit d’abus de procédure si un plaideur « suit une procédure régulière du tribunal jusqu’à son aboutissement normal, même lorsqu’il est animé de mauvaises intentions ».

  • e) Les limites d’une allégation d’abus de procédure comme délit civil ou comme moyen de défense procédural ne sont pas bien établies dans les Cours fédérales.

[42] De plus, selon la jurisprudence prépondérante au Canada, le délit d’abus de procédure exige l’allégation (et la preuve éventuelle) d’un acte ou d’une menace manifeste en vue de la réalisation de l’objectif invoqué (ultérieurement prouvé) comme étant secret ou indirect.

[43] Les parties engagées en l’espèce ont accordé peu d’attention aux conditions requises pour faire valoir l’abus de procédure comme moyen de défense procédural, ainsi qu’à la question de savoir si celles‑ci diffèrent des éléments du délit. Comme le révèle l’analyse ci‑dessous, je n’ai pas besoin de résoudre cette question.

[44] En ce qui concerne la décision de la protonotaire mise en cause dans le présent appel, je n’y vois aucune erreur de droit tel que l’ont allégué les demanderesses. Je ne suis pas d’avis que de simplement omettre d’énoncer expressément le critère juridique, ou de ne pas énumérer les éléments exigés pour l’allégation d’abus délictueux de procédure, constitue une erreur de droit. Les demanderesses n’ont renvoyé à aucune affaire à l’appui de cette position. Bien qu’il soit préférable de le faire dans le cadre d’une requête en radiation, l’absence seule d’une déclaration expresse n’établit pas que la protonotaire a commis une erreur de droit.

[45] De plus, je ne crois pas que la protonotaire ait écarté une exigence d’alléguer des actes ou des menaces manifestes visant la réalisation de l’objectif prétendu. Elle a fait référence aux [traduction] « mesures qui ont porté atteinte à la réputation et causé un préjudice économique à la défenderesse », ce qui doit avoir été une référence aux actions qui ont causé un préjudice, tel qu’il a été allégué aux paragraphes 82, et 86 à 88 de la demande reconventionnelle. Il peut être souligné que la protonotaire était responsable de la gestion de l’instance dans la présente affaire et que, en l’occurrence, il est présumé qu’elle connaissait et comprenait les actes de procédure à tous les stades de l’affaire, ce qui, selon moi, comprend le début de la procédure (en l’espèce, le dépôt de la première requête).

[46] À la lecture de son ordonnance, je note dans ce contexte que la protonotaire n’a pas jugé que le simple fait d’intenter une action en justice relativement à une marque de commerce devant la Cour pouvait constituer un abus de procédure. Elle a déclaré que l’introduction d’une action pour usurpation de marque de commerce pouvait, en droit, appuyer une allégation d’abus de procédure, et a immédiatement expliqué qu’elle pouvait être utilisée comme épée et comme bouclier, et que l’action pour usurpation de marque devait avoir été introduite dans un but irrégulier. L’exemple qu’elle a cité est Tractor Supply CF, pour lequel elle a conclu que l’objectif était de harceler et d’intimider les concurrents dans le but de nuire à leurs activités.

[47] Pour ces motifs, je conclus que le premier argument des demanderesses dans le cadre du présent appel n’est pas fondé.

(ii) L’erreur alléguée d’avoir accepté comme faits substantiels des affirmations laconiques ou catégoriques dans les actes de procédure

[48] Une partie est tenue d’alléguer des faits substantiels suffisamment précis à l’appui de la déclaration, ou de la cause d’action avancée, et de la mesure sollicitée (Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien‑être social), 2015 CAF 227 [Mancuso] aux para 16, 17). Selon l’article 174, « [t]out acte de procédure contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde; il ne comprend pas les moyens de preuve à l’appui de ces faits ».

[49] Les objectifs de l’exposé de faits substantiels suffisamment précis sont d’aviser l’autre ou les autres parties, pour leur permettre de préparer son système de défense, de cerner les questions en litige avec une précision raisonnable, d’encadrer les interrogatoires préalables et de permettre aux avocats de conseiller leur client, de préparer leurs moyens et d’établir une stratégie en vue du procès, ainsi que de définir les paramètres d’appréciation de la pertinence d’éléments de preuve lors des interrogatoires préalables et de l’instruction du procès (Mancuso, au para 17).

[50] Il est irrégulier, dans un acte de procédure, de faire des allégations laconiques et catégoriques qui ne reposent sur aucun élément de preuve comme allégation d’un fait substantiel. (Merchant Law Group c Agence du revenu du Canada, 2010 CAF 184 aux para 34, 35). Il n’existe pas de démarcation très nette entre les faits substantiels et de telles allégations laconiques. Un acte de procédure doit être apprécié à la lumière des éléments constitutifs de la ou des causes d’actions avancées et des faits substantiels tels qu’ils ont été allégués, et il doit cerner les questions en litige avec une précision suffisante pour assurer « la saine gestion et l’équité » de l’instruction et des phases préparatoires à l’instruction (Mancuso, aux para 18, 19). Pour déterminer si les actes de procédure permettront d’assurer la saine gestion et l’équité, la Cour « doit examiner l’ensemble des circonstances, y compris la connaissance relative et les moyens de connaissance des parties » (Enercorp Sand Solutions Inc c Specialized Desanders Inc, 2018 CAF 215 [Enercorp] au para 36). L’énoncé de l’arrêt Mancuso selon lequel « [l]'acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée » doit être interprété à la lumière de « la saine gestion et [de] l’équité » (Enercorp, au para 37, faisant référence à Mancuso, au para 19; McCain Foods Limited c JR Simplot Company, 2021 CAF 4 [McCain Foods] au para 39).

[51] Dans le cadre du présent appel, les demanderesses ont insisté sur le fait que la défenderesse n’avait pas exposé de faits substantiels susceptibles d’étayer l’existence d’un objectif secret ou indirect, d’un acte ou d’une menace manifeste, et de l’allégation des dommages qui en ont résulté, à l’appui de sa prétention relative au délit d’abus de procédure. Selon les demanderesses, la protonotaire a commis une erreur de droit en concluant que la prétention d’abus de procédure avait une certaine chance de succès et en l’autorisant, malgré une telle absence de faits substantiels.

[52] En ce qui concerne l’allégation de la défenderesse concernant un objectif indirect, les demanderesses ont présenté six arguments détaillés selon lesquels certaines allégations étaient des affirmations laconiques ou catégoriques plutôt que des faits substantiels. Les demanderesses ont soutenu que : (i) comme l’a jugé la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Levi Strauss, le simple fait d’introduire la procédure ne suffit pas à établir une prétention d’abus de procédure, même si elle est initiée avec de mauvaises intentions, parce que l’objectif doit être indirect ou en dehors de la procédure; (ii) les marques de commerce canadiennes sont territoriales, et le dépôt d’une poursuite aux États‑Unis ne constituait donc pas un objectif indirect au Canada; (iii) les allégations d’intimidation ou de coercition ne constituaient pas des faits substantiels, mais bien des allégations catégoriques qui ne doivent pas être acceptées comme vraies (citant l’ordonnance rendue dans l’affaire Canada Goose Inc v Sears Canada Inc, dossier de la CF no T‑1820‑13 (le protonotaire Aalto)); (iv) aucun fait n’a été exposé à l’appui de l’allégation selon laquelle les demanderesses avaient l’intention d’étendre leurs services au secteur d’activité de la défenderesse; (v) une allégation de retard n’est pas un objectif indirect ou irrégulier dans le contexte du droit civil (bien qu’elle puisse constituer une défense, comme dans le cas d’un manque de diligence); (vi) il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle la défenderesse a allégué avoir été injustement ciblée. L’allégation selon laquelle aucun des autres contrefacteurs prétendus des marques des demanderesses n’a été poursuivi n’est pas suffisante, parce qu’il n’est pas allégué qu’ils font partie de la même industrie que la défenderesse (comme c’était le cas dans l’affaire Levi Strauss).

[53] En ce qui concerne l’allégation d’un acte ou d’une menace manifeste en vue de la réalisation de l’objectif indirect allégué, les demanderesses ont méticuleusement cherché à distinguer les faits de la décision Tractor Supply CF de ceux de la présente affaire. Elles ont également soutenu que les allégations de la défenderesse concernant la prise de contact avec les médias aux États‑Unis ne pouvaient pas étayer une prétention d’abus de procédure, parce que ces faits se sont produits avant que les demanderesses ne déposent devant la Cour leur demande relative aux marques de commerce.

[54] En ce qui concerne l’allégation de la défenderesse sur les des dommages qui en ont résulté, les demanderesses ont soutenu lors de l’audience qu’il était allégué que tous les dommages auraient été causés par la couverture médiatique américaine, mais qu’il n’y avait aucune allégation de préjudice au Canada. Elles ont fait valoir que la décision de la protonotaire ne précisait pas en quoi consistait le préjudice allégué à la réputation, ni où il s’était produit.

[55] La défenderesse a renvoyé à la norme juridique énoncée dans l’arrêt Hunt et a méthodiquement passé en revue ce qu’elle avait exposé dans la défense et demande reconventionnelle modifiée. La défenderesse a souligné l’analyse par la protonotaire du critère relatif à une requête en radiation, sa connaissance des exigences relatives à l’allégation d’un abus de procédure et son renvoi à la décision Tractor Supply CF, ainsi que les motifs qu’elle a énoncés pour conclure que la prétention d’abus de procédure avait été suffisamment exposée pour les besoins d’une requête en radiation.

[56] Après avoir examiné la décision de la protonotaire, ainsi que les questions soulevées dans la défense et demande reconventionnelle, je n’ai trouvé en l’espèce aucune erreur juridique isolable ni erreur manifeste et dominante dans l’application, par la protonotaire, du droit aux actes de procédure de la défenderesse. Malgré les observations formulées par les demanderesses dans le cadre du présent appel, il était loisible à la protonotaire de conclure que les actes de procédure de la défenderesse contenaient suffisamment de faits substantiels pour résister à une requête en radiation relativement à l’objectif ainsi qu’aux éléments du délit d’abus de procédure. Elle n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en tirant cette conclusion.

[57] Certaines des observations des demanderesses à l’appui du présent appel (notamment sur la question de savoir si la décision Tractor Supply CF peut et doit être distinguée, ainsi que sur le ciblage prétendu de la défenderesse) avaient une saveur d’argument sur le bien‑fondé de leurs réclamations et sur les faiblesses de la position de la défenderesse. Bien que l’objectif soit en partie de déterminer si les allégations de la défenderesse n’ont aucune chance raisonnable d’être retenues, l’analyse n’implique pas une appréciation du bien‑fondé relatif des arguments juridiques des deux parties concernant les théories factuelles concurrentes de l’affaire. La question essentielle à ce stade est de savoir si l’acte de procédure de la partie présente des prétentions juridiques et factuelles suffisantes pour appuyer la cause d’action. Il doit exposer les éléments nécessaires au délit et les faits substantiels à l’appui, conformément aux normes juridiques précédemment décrites dans les présents motifs. Les faits contenus dans un acte de procédure contesté sont présumés vrais lors d’une requête en radiation, pour les besoins de cette requête seulement (à moins que les « faits » allégués soient bizarres ou manifestement impossibles à prouver).

[58] En ce qui concerne les arguments des demanderesses, comme il a été souligné, il est allégué dans la défense et demande reconventionnelle modifiée que les objectifs de la procédure relative aux marques de commerce introduite par les demanderesses n’étaient pas de protéger leurs propres droits, mais plutôt d’intimider ou de forcer la défenderesse à abandonner ses droits et le nom qu’elle utilise depuis 34 ans (y compris en raison des difficultés économiques imposées par le litige), ainsi que de permettre l’expansion des services offerts par les demanderesses dans une nouvelle industrie et d’y inclure des services similaires à ceux offerts par la défenderesse, ou encore de donner une nouvelle image à leurs activités et services actuels.

[59] Les demanderesses ont contesté les objectifs indirects énoncés par la défenderesse, au motif que les prétentions étaient catégoriques et n’étaient pas fondées sur des faits substantiels exposés. À mon avis, les demanderesses n’ont pas démontré que la protonotaire avait commis une erreur qui justifierait l’intervention de la Cour sur cette question. Compte tenu de l’état du droit en matière d’abus de procédure dans les Cours fédérales, l’acte de procédure de la défenderesse est insuffisant pour que la saine gestion et l’équité soient assurées lors des interrogatoires préalables et du reste du processus judiciaire. Plus précisément, la protonotaire n’a pas commis d’erreur de droit ni d’erreur manifeste et dominante en concluant que les prétentions de la défenderesse relatives aux deux objectifs secrets ou indirects étaient suffisantes, compte tenu de la connaissance relative des parties adverses et de ce que l’on peut attendre d’un défendeur alléguant de tels objectifs (Enercorp, au para 36; McCain Foods, au para 39). Il ne s’agit pas ici de savoir si la position de la défenderesse l’emportera lors d’un procès sur le fond.

[60] Les demanderesses ont également soutenu que les droits de propriété intellectuelle et commerciale étaient territoriaux et que, par conséquent, les actes de procédure dans le litige américain ne constituaient pas un fait substantiel pour l’application du principe relatif à l’abus de procédure. Cependant, les demanderesses n’ont renvoyé à aucun précédent portant que des actes prétendument posés à l’extérieur du Canada ne pouvaient constituer la preuve d’un objectif indirect à l’appui d’une prétention relative à un délit d’abus de procédure. À cette étape de l’instance, l’argument des demanderesses fait en sorte que les principes énoncés dans les arrêts Tractor Supply CAF et Hunt s’appliquent.

[61] Je souligne que, dans le cadre du présent appel, les demanderesses n’ont pas fait valoir que les objectifs allégués n’étaient pas indirects ou indépendants de la procédure judiciaire, ou qu’ils n’étaient pas irréguliers. Les demanderesses n’ont pas non plus fait d’observations selon lesquelles l’objectif allégué devait être à la fois indirect et irrégulier (Oei, aux para 16 et ss, 79).

[62] Compte tenu du fardeau qui pèse sur les demanderesses dans le cadre d’une requête en radiation et du présent appel, et compte tenu de mes conclusions sur l’abus de procédure en tant que moyen de défense procédurale (ci‑dessous), il n’est pas nécessaire d’aborder le reste des six arguments des demanderesses concernant les allégations sur l’existence d’un objectif indirect.

[63] En ce qui concerne les faits substantiels exposés à l’appui d’un acte ou d’une menace manifeste, les demanderesses ont fait remarquer que, dans la décision Tractor Supply CF, les demanderesses avaient vendu leurs marques de commerce des années auparavant, qu’elles n’exerçaient pas d’activités commerciales au Canada et qu’elles avaient tenté sans succès d’acheter l’entreprise de la défenderesse, avant d’entreprendre des démarches pour réduire la valeur des 35 emplacements commerciaux de la défenderesse et d’intenter des poursuites. Les demanderesses ont fait remarquer que, dans la présente affaire, c’était tout le contraire : S&P exploite une entreprise au Canada, possède des marques de commerce au Canada, a allégué l’utilisation antérieure de ses marques de commerce et n’a exposé aucun fait substantiel concernant sa volonté d’entrer dans le même marché que la défenderesse. Bien que l’objectif de l’action dans Tractor Supply n’était pas de faire respecter les droits de propriété intellectuelle et commerciale, l’acte ou la menace manifeste visait à obtenir la société à une valeur inférieure. Les demanderesses ont soutenu qu’en l’espèce, il n’y avait pas d’acte manifeste allégué susceptible d’entraîner une responsabilité. Selon les demanderesses, les contacts allégués avec les médias aux États‑Unis, au sujet du litige américain, se seraient produits des mois avant le début de la procédure canadienne. Elles ont fait valoir que ces actions ne peuvent, en droit, constituer un acte manifeste, parce que l’instance canadienne n’existait pas encore. Tout abus n’a pu se produire qu’aux États‑Unis et ne pourrait être soulevé que dans ce pays, de sorte qu’il ne peut y avoir d’allégation de délit d’abus de procédure.

[64] Je ne vois aucune raison d’intervenir sur cette question. Les demanderesses n’ont cité aucun précédent à l’appui de l’observation quelque peu contre‑intuitive selon laquelle un acte ou une menace manifeste ne peut se produire avant qu’un demandeur n’introduise la procédure judiciaire qui ferait alors partie d’un abus de procédure. Elles n’ont pas non plus cité de précédent en matière de délit exigeant que l’acte ou la menace manifeste ait lieu au Canada. Quoi qu’il en soit, à ce stade du litige, la position plaidée par la défenderesse entre dans le cadre d’une cause défendable, tel que cela est envisagé dans l’arrêt Hunt et dans celui de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Tractor Supply CAF.

[65] En ce qui concerne le quatrième élément du délit allégué, les dommages, je conclus encore une fois que les demanderesses n’ont pas démontré que la protonotaire avait commis une erreur que la Cour pourrait renverser. En considérant les paragraphes 86 à 88 en particulier, la demande reconventionnelle contenait des allégations suffisantes de dommages ou de préjudices subis par la défenderesse, dont l’activité est, selon les actes de procédure, exercée au Canada. Il appartiendra à la défenderesse de prouver les dommages subis et de quantifier sa perte pour le procès.

[66] Je conclus donc que la décision de la protonotaire ne contenait pas d’erreur manifeste et dominante dans son appréciation de la suffisance factuelle de l’acte de procédure de la défenderesse concernant un but indirect et un acte ou une menace manifeste.

(iii) L’erreur alléguée d’avoir fait une analogie erronée avec la décision Tractor Supply CF

[67] Les demanderesses ont également soutenu que la protonotaire avait commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’elle avait conclu que la prétention relative à l’abus de procédure dans la présente instance était analogue à celle se trouvant dans l’affaire Tractor Supply CF. Je ne répéterai pas les observations des demanderesses, qui cherchent à distinguer les présents actes de procédure de ceux de l’affaire Tractor Supply CF.

[68] J’ai soigneusement étudié les observations des demanderesses et examiné les faits allégués dans les actes de procédure de la défenderesse, ainsi que les actes de procédure comparables dans les affaires Levi Strauss et Tractor Supply CF. Je suis convaincu que la décision de la protonotaire ne contenait pas d’erreur manifeste et dominante qui justifierait l’intervention de la Cour et l’annulation de sa décision de ne pas radier la prétention d’abus de procédure de la défenderesse.

[69] Le troisième argument des demanderesses dans le cadre du présent appel n’est pas recevable.

(iv) L’abus de procédure comme moyen de défense procédural

[70] Bien que les observations des demanderesses ait principalement porté sur les allégations liées à l’abus de procédure délictuel, ces allégations, dans la défense modifiée, sont également liées à l’abus de procédure comme moyen de défense procédural, tel qu’il est envisagé dans les affaires Levi Strauss et Tractor Supply CF. Les demanderesses n’ont avancé aucun fondement distinct pour les radier. À première vue, un bon nombre des allégations concernait également la position de la défenderesse sur les dépens. Au paragraphe 71 de la défense modifiée, il est réclamé une adjudication plus élevée des dépens en raison de la connaissance par les demanderesses de l’utilisation antérieure de « S&P » par la défenderesse, avant l’enregistrement de leurs marques de commerce et avant qu’elles commencent à utiliser « S&P » dans leur dénomination sociale; de la nature ciblée et apparemment tactique des revendications des demanderesses; de l’objectif abusif d’engager la procédure pour forcer la défenderesse, économiquement en détresse, à abandonner son nom afin que les demanderesses puissent l’utiliser.

[71] Le paragraphe 47 de la défense modifiée fait référence à la [traduction] « longue histoire » de l’utilisation de « S&P » par la défenderesse comme nom commercial au Canada, pour affirmer ensuite ce qui suit : [traduction] « Par conséquent, s’il y a contrefaçon ou commercialisation trompeuse, celle‑ci est le fait des demanderesses envers la défenderesse ». J’ai tendance à être d’accord avec les demanderesses pour dire que cette dernière déclaration va au‑delà d’une fioriture rhétorique et qu’elle entre dans le domaine de l’hyperbole. Aucune référence à l’article 7 de la Loi n’a été faite, et rien dans le paragraphe 73 de la demande reconventionnelle ne permet de réclamer des dommages‑intérêts pour commercialisation trompeuse ou une réparation pour contrefaçon. Cependant, je ne conclus pas que le fait d’autoriser le maintien de cette allégation dans la défense modifiée constituait une erreur manifeste et prépondérante, étant donné l’allégation d’abus de procédure, faite par la défenderesse, en tant que moyen de défense procédural ainsi que ses allégations d’abandon et d’invalidité des marques de commerce des demanderesses. Il appartiendra à la protonotaire de décider de la portée du paragraphe 47 à titre de fondement des interrogatoires préalables.

(v) Conclusion sur l’appel relatif à la requête en radiation

[72] Pour ces motifs, l’appel interjeté par les demanderesses, à l’encontre de l’ordonnance de la protonotaire en ce qui concerne la requête en radiation, sera rejeté.

B. L’appel relatif à la requête infructueuse pour précisions

[73] Le dernier argument des demanderesses dans le cadre du présent appel concerne l’ordonnance de la protonotaire sur leur requête pour précisions.

[74] Les demanderesses ont allégué que la protonotaire avait commis une erreur manifeste et dominante dans l’application du droit en omettant d’ordonner de préciser des allégations dans la défense et demande reconventionnelle. Les demanderesses ont prétendu qu’elles ne pouvaient pas répondre de manière satisfaisante aux allégations de la défenderesse concernant le caractère prétendument non distinctif des marques de commerce, parce qu’elles auraient besoin de connaître ces [traduction] « milliers » ou [traduction] « centaines » d’autres sociétés qui opéraient au Canada et qui étaient évoquées dans l’acte de procédure. Elles ont soulevé le spectre de la proverbiale [traduction] « recherche à l’aveuglette » à l’étape des interrogatoires préalables.

[75] La défenderesse a soutenu que la protonotaire n’avait commis aucune erreur, que les précisions n’étaient pas nécessaires pour que les demanderesses répondent, et que celles‑ci avaient omis d’appuyer leur requête d’un affidavit. Elle a renvoyé aux arrêts Imperial Manufacturing Group Inc c Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2016] 1 RCF 246 [Imperial Manufacturing Group], et Reliance Comfort Limited Partnership c Commissaire de la concurrence, 2013 CAF 129 [Reliance Comfort Limited Partnership].

[76] La protonotaire a refusé d’ordonner des précisions à l’étape des actes de procédure. Elle a conclu que la question essentielle était de savoir si la partie demandant des précisions comprenait la nature des allégations auxquelles elle devait répondre, pouvait plaider intelligemment et ensuite obtenir efficacement des faits, des précisions ainsi que des documents supplémentaires par l’intermédiaire d’interrogatoires préalables. Dans sa décision, elle a cité les paragraphes 16 et 17 de l’arrêt Mancuso. Elle a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’un ou l’autre des éléments demandés était nécessaire à la préparation d’une réponse et défense reconventionnelle. Il n’y avait pas d’affidavit à l’appui de la requête, attestant que les demanderesses ne comprenaient pas les allégations concernant les moyens de défense contre la contrefaçon des marques de commerce et les allégations selon lesquelles l’instance avait été introduite à des fins indirectes et abusives. Elle n’était pas convaincue que la défense et demande reconventionnelle était, à première vue, déficiente au point d’ordonner les précisions demandées. Du requête des demanderesses, elle a conclu que ces dernières avaient fait preuve d’une bonne compréhension des moyens de défense et des allégations, ainsi que du fondement de ce qui constituerait leur argumentaire en réponse.

[77] Les observations des demanderesses relativement au présent appel semblaient plaider encore une fois la requête pour précisions. Bien que celles‑ci aient soutenu qu’il était manifestement clair, au regard de la défense et demande reconventionnelle, que des précisions étaient nécessaires pour qu’elles puissent y répondre.

[78] Les observations des demanderesses n’ont révélé aucune erreur manifeste et dominante dans la décision de la protonotaire en ce qui concerne les précisions au stade des actes de procédure. Elle a correctement exposé les principes juridiques applicables, y compris la question de savoir si des précisions étaient nécessaires pour permettre aux demanderesses de répondre (Imperial Manufacturing Group, aux para 7, 8; Reliance Comfort Limited Partnership, au para 9; Stryker Corporation c Umano Medical Inc, 2016 CF 378 (le juge LeBlanc), au para 25). Comme il vient d’être mentionné, la protonotaire a expressément examiné la question de savoir si l’acte de procédure était, à première vue, déficient au point de nécessiter des précisions. Elle a conclu par la négative. Elle a également observé, à juste titre, qu’aucun affidavit n’appuyait la requête pour précisions.

[79] Ayant moi‑même examiné les allégations de la défenderesse, à la lumière des observations des parties, je conclus que les demanderesses n’ont établi aucun fondement justifiant l’intervention de la Cour en appel. Les trois références à des [traduction] « milliers » de sociétés, telles qu’identifiées par les demanderesses, ne requièrent pas de précisions pour qu’elles puissent y répondre. Ces allégations pourraient même être des hyperboles (comme la protonotaire l’a fait observer, plus généralement, à propos de l’acte de procédure). Au paragraphe 34 de sa défense, la défenderesse a fait référence à des [traduction] « centaines » d’entités au Canada qui utilisaient « S&P », mais qui n’avaient pas été poursuivies. Une liste de 11 exemples suivait dans ce paragraphe, ce qui était suffisant pour permettre aux demanderesses de préparer une réponse satisfaisante et de procéder à un interrogatoire préalable. Dans leurs contextes respectifs, les deux autres références dans l’acte de procédure de la défenderesse à des [traduction] « centaines » d’entités n’exigent pas non plus de précisions pour y répondre.

[80] Par conséquent, l’appel sur la requête pour précisions sera rejeté.

VI. Conclusion

[81] La requête en appel des demanderesses sera donc rejetée. Après avoir examiné les observations des parties concernant les dépens dans leurs mémoires et lors de l’audience, je refuse d’ordonner des dépens à suivre la cause comme l’ont demandé les demanderesses. La défenderesse a obtenu gain de cause dans le présent appel. Les dépens de l’appel sont fixés à 3 000 $, tout compris, payables par les demanderesses à la défenderesse.


 

ORDONNANCE dans le dossier T‑542‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. L’appel des demanderesses de l’ordonnance de la protonotaire Milczynski, datée du 21 avril 2021, est rejeté.

  2. Les demanderesses doivent payer les dépens du présent appel à la défenderesse, fixés à 3 000 $.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑542‑20

 

INTITULÉ :

S&P GLOBAL INC. et STANDARD & POOR’S FINANCIAL SERVICES LLC et S&P DATA CORP.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 juin 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE Juge Little

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

Le 25 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Jonathan G. Colombo, Amrita V. Singh

POUR LES DEMANDERESSES

 

James M. Wortzman, Catherine E. Allen

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jonathan G. Colombo

Amrita V. Singh

Marks & Clerk Law LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

 

James M. Wortzman

Catherine E. Allen

Teplitsky, Colson LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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