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Date : 20211201


Dossier : IMM-3882-20

Référence : 2021 CF 1337

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

TAGANG ADAMU SANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Tagang Adamu Sani [M. Sani] sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle il disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Ibadan, au Nigéria.

[2] M. Sani, un homme de 33 ans, est né dans l’État de Kaduna, dans le nord du Nigéria, mais a vécu la majeure partie de sa vie à Lagos, dans le sud du pays. Son père a fait partie du clan chrétien Kataf, qui était régulièrement en situation de conflit ethnique et religieux avec la secte islamique des Haoussas‑Foulanis.

[3] En octobre 2017, alors qu’il se trouvait dans l’État de Kaduna, au nord du pays, pour des raisons familiales, M. Sani s’est fait enlever par deux hommes et a été détenu pendant quatre jours avec d’autres personnes dans une ferme abandonnée. Les ravisseurs faisaient partie d’une secte extrémiste islamique non identifiée soupçonnée d’être celle des pasteurs fulanis. Selon M. Sani, cette dernière est associée au groupe terroriste Boko Haram. M. Sani est parvenu à s’enfuir et à retourner à Lagos, dans le sud. Les ravisseurs s’étaient toutefois emparés de tous ses biens, y compris des documents contenant des renseignements personnels ainsi que son téléphone.

[4] Son enlèvement semble avoir été le fruit du hasard. Cependant, M. Sani a affirmé dans son témoignage que ses ravisseurs ont continué de communiquer avec lui et de le menacer après qu’il soit retourné à Lagos. M. Sani, qui avait peur que la secte islamique le retrouve à Lagos grâce à ses renseignements personnels, a décidé d’aller aux États‑Unis en novembre 2017. Toutefois, les tensions raciales étaient telles qu’il a ensuite décidé de se rendre au Canada pour demander l’asile.

I. Les décisions

[5] Le 23 mai 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Sani au motif qu’il disposait d’une PRI viable à Ibadan et Port Harcourt. La SPR a conclu que la secte à laquelle appartenaient les ravisseurs de M. Sani est active dans le nord du pays et que rien ne laisse croire qu’elle est active dans le sud. La SPR a également affirmé ce qui suit :

[TRADUCTION]

Finalement, lorsque j’ai demandé au demandeur s’il avait eu connaissance de menaces de la part du groupe depuis son départ du Nigéria, il a affirmé n’avoir aucune information à ce sujet hormis le fait qu’on soit entré chez lui par effraction. Toutefois, il a confirmé qu’il ne savait pas s’il s’agissait d’une attaque ciblée ou d’un crime aléatoire. Par conséquent, je conclus que la preuve dont je dispose n’est pas suffisante pour démontrer que le groupe islamique a la capacité ou la motivation de porter préjudice au demandeur dans une autre ville.

[6] Le 11 août 2020, après avoir examiné la preuve et écouté le témoignage que M. Sani a livré devant la SPR, la SAR a rejeté son appel, car elle était d’accord avec la SPR pour dire que M. Sani disposait d’une PRI viable à Ibadan.

[7] En ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, M. Sani soutient que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve figurant dans le cartable national de documentation, qui fait état de la [traduction] « fréquence des attaques perpétrées par des pasteurs fulanis dans le sud‑ouest du Nigéria, où la ville d’Ibadan est située ». La SAR a conclu que les ravisseurs de M. Sani étaient probablement des pasteurs fulanis, mais que, peu importe qu’ils soient associés aux pasteurs fulanis, à Boko Haram ou à un autre groupe, la preuve montrait qu’ils « agissent localement et que le conflit ne devrait pas s’étendre au‑delà de la région de Kaduna, où ceux-ci mènent leurs activités ». Finalement, la SAR a conclu que M. Sani « n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté s’il déménage à Port Harcourt ou à Ibadan ».

[8] M. Sani a fait valoir qu’il serait excessivement difficile pour lui de déménager à Ibadan ou Port Harcourt, parce qu’il risquerait d’y être discriminé du fait qu’il n’est pas natif de ces villes, que celles‑ci présentent peu d’occasions d’emploi, qu’il y règne une grande criminalité et que le coût de la vie y est élevé. À cet égard, la SAR a conclu que la preuve présentée par M. Sani portait uniquement sur la ville de Port Harcourt et que, même si elle écartait Port Harcourt à titre de PRI, il était tout de même raisonnable d’envisager Ibadan comme PRI puisque les conditions de vie de M. Sani n’y seraient pas très différentes de celles dans lesquelles il a vécu à Lagos pendant de nombreuses années.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[9] La seule question soulevée en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable. En outre, les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable (Adeniji-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11).

III. Analyse

[10] Je dois mentionner que la crédibilité de M. Sani n’est pas remise en question. La SAR a accepté le témoignage de M. Sani selon lequel le clan de son père était constitué de chrétiens en situation de conflit avec la communauté islamique dans l’État de Kaduna et qu’il s’est lui‑même fait enlever par une secte islamique à Kaduna, laquelle a ensuite découvert sa religion et son origine ethnique. La question déterminante devant la SAR était celle de l’existence d’une PRI viable.

[11] J’ai eu l’occasion de résumer le critère applicable pour établir l’existence d’une PRI viable dans la décision Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 au paragraphe 15 :

Les décisions Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589, ont établi un critère en deux volets qui doit être appliqué pour trancher la question de savoir s’il existe une PRI : (i) il ne doit exister aucune possibilité sérieuse que l’intéressé soit persécuté dans la région de la PRI (selon la prépondérance des probabilités); et (ii) les conditions dans la PRI proposée doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable, dans toutes les circonstances, que l’intéressé y cherche refuge (Reci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 833, au par. 19; Titcombe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1346, au par. 15). Les deux volets doivent être remplis pour pouvoir conclure que le demandeur d’asile dispose d’une PRI.

[12] M. Sani soutient que la SAR a tiré des conclusions de fait qui n’étaient pas étayées par la preuve, a tiré des inférences déraisonnables, a présenté les faits de manière inexacte et n’a pas examiné des éléments de preuve pertinents qui contredisaient ses conclusions. Je ne suis pas de cet avis et je conclus que M. Sani n’a soulevé aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision de la SAR.

[13] L’argument de M. Sani selon lequel la SAR a conclu à tort que les pasteurs fulanis basés dans l’État de Kaduna sont uniquement actifs dans leur région du nord du pays et qu’Ibadan n’est pas exposée aux attaques du groupe est fondé sur la preuve documentaire indiquant que le groupe pourrait s’être étendu à l’ensemble du pays en descendant vers le sud.

[14] Selon moi, l’argument de M. Sani pose problème puisque les articles et sections du cartable national de documentation sur lesquels il s’appuie ne figurent pas dans son dossier. Il se fonde plutôt sur les extraits des articles et sections qu’il a cités dans son mémoire des faits et du droit. Les citations ne consistent pas en une preuve devant la Cour. En outre, il est difficile pour la Cour de s’appuyer sur des citations glanées ici et là dans la preuve documentaire pour conclure que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve qui contredisaient directement ses conclusions, comme l’a fait valoir M. Sani.

[15] Toutefois, ce qui importe davantage, c’est que M. Sani n’a présenté aucune preuve contredisant les conclusions de la SAR. La SAR a souscrit aux conclusions de la SPR selon lesquelles la preuve permettait de conclure que les ravisseurs de M. Sani, à titre de membres des pasteurs fulanis dans la région de Kaduna, agissent localement et que le conflit avec la secte de M. Sani ne s’est pas étendu au‑delà de cette région. Parmi les éléments de preuve présentés par M. Sani, y compris les citations choisies dans des documents qui donnent à penser que les pasteurs fulanis semblent généralement déplacer leurs activités vers le sud, rien ne contredit cette conclusion.

[16] La SAR n’est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve sur lequel elle a fondé sa décision. De plus, elle est présumée avoir examiné l’ensemble de la preuve dont elle disposait. La juge McVeigh a récemment affirmé ce qui suit au paragraphe 14 de la décision Kheimehsari v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 1149 :

[traduction]

[14] Je commence mon analyse sur ce point en signalant que la SAR est réputée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait, qu’elle en fasse expressément mention dans ses motifs ou non. Il incombe à la partie qui soutient qu’elle ne l’a pas fait de le prouver (Jorfi c Canada (MCI), 2014 CF 365 au para 31). Le demandeur fait valoir que c’est principalement l’omission de la SAR de mentionner expressément les dossiers bancaires qui l’a amené à tirer ses conclusions et qui rendait sa décision déraisonnable. Il incombe au demandeur de prouver cette allégation.

[17] En l’espèce, M. Sani n’a pas démontré que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents pour arriver à ses conclusions.

[18] Quant à la question de savoir s’il serait raisonnable pour M. Sani de déménager à Ibadan, la SAR a conclu que celui‑ci ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer qu’il serait déraisonnable d’envisager cette ville comme PRI. Comme l’a souligné la SAR, M. Sani a admis dans son témoignage qu’il trouverait une forme de sécurité à Ibadan, mais que, selon lui, cette solution n’était pas viable sur le plan économique.

[19] M. Sani soutient que la preuve documentaire – là encore, des citations choisies et reprises uniquement dans son mémoire des faits et du droit – fait état du niveau de discrimination auquel font face les personnes qui s’établissent dans des régions du Nigéria d’où elles ne sont pas natives. Il soutient aussi que la SAR a en quelque sorte minimisé les difficultés auxquelles il ferait face s’il déménageait à Ibadan. De plus, M. Sani fait valoir que la SAR n’a pas évalué s’il serait raisonnable d’envisager la ville d’Ibadan à titre de PRI viable, et qu’elle a simplement conclu que sa preuve relative au caractère déraisonnable des endroits proposés comme PRI se rapportait uniquement à Port Harcourt.

[20] Selon moi, M. Sani cherche à renverser le fardeau de la preuve en ce qui concerne l’établissement ou la négation d’une PRI viable. Il ne revient pas à la SAR d’expliquer pourquoi la PRI proposée serait sûre; il incombe à M. Sani de montrer qu’elle ne l’est pas (Photskhverashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 415 au para 32).

[21] La juge Roussel a affirmé ce qui suit au paragraphe 23 de la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 459 :

[23] Les conclusions de la SAR sur l’existence d’une PRI sont essentiellement factuelles et reposent sur son évaluation de l’ensemble de la preuve, incluant la preuve documentaire qui comprend plus que les extraits sur lesquels s’appuient les demandeurs. Elles relèvent de son champ d’expertise et commandent un degré élevé de retenue de la part de cette Cour. À la lumière de l’ensemble de la preuve, la SAR pouvait raisonnablement conclure que le demandeur n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était à risque dans les villes proposées à titre de PRI. Il n’appartient pas à cette Cour de réévaluer et de soupeser la preuve pour en arriver à une conclusion qui serait favorable aux demandeurs. Son rôle est d’évaluer si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov aux para 99, 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59). La Cour estime que c’est le cas.

[22] Essentiellement, M. Sani me demande d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait la SAR et d’arriver à une autre conclusion. Je ne le ferai pas. De plus, je conclus moi aussi que la décision rendue par la SAR en l’espèce possède les caractéristiques d’une décision raisonnable. Par conséquent, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3882-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3882-20

 

INTITULÉ :

TAGANG ADAMU SANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉrence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 1ER DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Idorenyin E. Amana

POUR LE DEMANDEUR

Édith Savard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Amana Law Office

Cornwall (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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