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Date : 20211202


Dossier : IMM-333-20

Référence : 2021 CF 1343

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 2 décembre 2021

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

ABDULRAHMAN BAWAZIR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Abdulrahman Bawazir [le demandeur], un citoyen du Yémen, a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision par laquelle l’agent principal d’immigration a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la décision] au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR].

[2] L’agent a souligné que le demandeur a visité le Yémen volontairement et qu’il a obtenu un visa temporaire en Arabie saoudite. L’agent a conclu que peu d’éléments de preuve faisaient état des difficultés auxquelles le demandeur serait exposé en retournant au Yémen.

[3] Je conclus que la décision est déraisonnable et je l’annulerai.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[4] Le demandeur a fui le Yémen en 2008 après avoir été témoin de la mort de son frère à la suite d’une dispute tribale. Sa demande d’asile au Canada a été rejetée en 2010.

[5] Le demandeur a présenté trois demandes distinctes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, à savoir en 2012, en 2015 et en 2016. Elles ont toutes été rejetées. La demande de 2016 a été rejetée au motif que la situation ayant cours au Yémen était sans importance en raison d’un sursis administratif aux renvois vers ce pays. Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire. Cette affaire a été portée devant la Cour fédérale en octobre 2018.

[6] En janvier 2019, alors qu’il attendait la décision de la Cour, le demandeur s’est rendu au Yémen. À cette époque, il était aux prises avec des problèmes psychologiques parce qu’il n’avait pas pu dire adieu à son père et sa belle‑sœur, qui étaient morts en Arabie saoudite. En outre, le demandeur avait atteint un point où il avait perdu tout espoir d’obtenir son statut d’immigrant au Canada et d’y faire sa vie. La vie n’avait plus de sens pour lui et sa famille lui manquait terriblement. Il a décidé de visiter sa mère âgée en Arabie saoudite. Il est resté au Yémen pendant six semaines afin d’obtenir un visa temporaire pour entrer en Arabie saoudite.

[7] Le 8 mai 2019, le juge Norris a accueilli la demande de contrôle judiciaire du demandeur et a conclu que l’agent avait commis une erreur en ne tenant pas compte de la situation au Yémen au motif qu’il y avait un sursis administratif aux renvois vers ce pays : Bawazir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 623.

[8] Après que la Cour ait renvoyé la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour qu’une nouvelle décision soit rendue, le demandeur a eu l’occasion de présenter des observations supplémentaires. L’avocat du demandeur a demandé une prorogation de délai, mais n’a présenté aucune observation supplémentaire en fin de compte en raison des difficultés du demandeur à trouver un traducteur digne de confiance à l’étranger et d’un mauvais calcul quant au délai de traitement de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire après qu’elle ait été renvoyée par la Cour fédérale.

[9] Le 24 septembre 2019, l’agent a rejeté la demande faisant l’objet du renvoi sans avoir reçu d’observations supplémentaires. L’agent a accepté la preuve du demandeur relative à son établissement au Canada et à la situation au Yémen, deux facteurs auxquels il a accordé du poids. Cependant, il a aussi accordé un poids important au fait que le demandeur soit volontairement retourné au Yémen. L’agent a conclu que, compte tenu de l’absence d’observations à jour, il n’était pas en mesure d’évaluer les difficultés auxquelles le demandeur ferait face s’il retournait au Yémen.

[10] Le 18 décembre 2019, le demandeur a sollicité le réexamen de cette décision en raison des difficultés qu’il a eues à communiquer avec son avocat depuis l’étranger. De plus, il a présenté une preuve et des observations substantielles quant aux motifs pour lesquels il a quitté le Canada, aux difficultés qu’il a vécues à son retour au Yémen et à la précarité de son statut d’immigrant en Arabie saoudite.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[11] Le 23 décembre 2019, l’agent a confirmé la décision initiale de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans une courte lettre accompagnée de brefs motifs, il a conclu que le demandeur avait obtenu un statut temporaire en Arabie saoudite et qu’il avait présenté peu d’éléments de preuve quant à la manière dont il a obtenu son visa ainsi qu’aux difficultés auxquelles il ferait face en retournant au Yémen.

III. Questions en litige

[12] Le demandeur soulève deux questions : 1) L’agent a‑t‑il fait abstraction d’éléments de preuve de manière injustifiée?; 2) La décision était‑elle déraisonnablement dépourvue de compassion?

IV. Norme de contrôle

[13] La norme présumée s’appliquer au contrôle d’une décision administrative sur le fond est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (voir p. ex. Choi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 494 au para 10, citant Vavilov).

[14] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable.

[15] Le demandeur souligne l’exigence énoncée dans l’arrêt Vavilov selon laquelle, lorsqu’une décision a des répercussions sévères sur l’individu visé, « les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (au para 133).

V. Analyse

(1) L’agent a‑t‑il fait abstraction d’éléments de preuve de manière injustifiée?

[16] Le demandeur soutient que l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve cruciaux concernant le caractère temporaire de son statut en Arabie saoudite et les difficultés qu’il a rencontrées au Yémen.

a) Statut en Arabie saoudite

[17] Dans sa décision, l’agent a affirmé ce qui suit : [traduction] « Je constate que le demandeur décrit les difficultés qu’il a vécues à son retour au Yémen. Cependant, il a été en mesure d’obtenir un visa en Arabie saoudite et de quitter le Yémen peu de temps après son arrivée pour rejoindre sa famille en Arabie saoudite. » L’agent a reconnu que la sœur du demandeur a obtenu le visa grâce à ses relations dans une agence de placement, mais a affirmé [traduction] « qu’il y avait peu d’éléments de preuve documentaire mentionnant l’employeur actuel du demandeur ou la manière dont il a obtenu son visa ».

[18] Le demandeur soutient qu’il a présenté une preuve abondante pour documenter son statut de résidence en Arabie saoudite, contrairement à la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « peu d’éléments de preuve documentaire » ont été présentés. En plus de la preuve par affidavit selon laquelle la sœur du demandeur avait des relations à l’agence de placement et qu’elle lui a obtenu un visa à titre de chauffeur privé, le demandeur a présenté une copie de son visa de travail en Arabie saoudite, qui l’autorisait à travailler pour sa sœur pendant 90 jours seulement. Le nom de sa sœur est inscrit sur le visa.

[19] La preuve dont disposait l’agent comprenait aussi une déclaration du demandeur selon laquelle sa sœur aurait des ennuis avec le ministère du Travail si elle faisait l’objet d’une vérification. Selon le demandeur, l’agence de placement lui a fait savoir qu’il devait se chercher du travail ailleurs, mais qu’il était peu probable que les employeurs soient autorisés à embaucher des étrangers en raison d’une politique gouvernementale de « saoudisation » de la main‑d’œuvre. Il a présenté un article datant du début de l’année 2018 selon lequel certaines catégories de travail en Arabie saoudite sont réservées aux [traduction] « Saoudiens uniquement ». Aucun de ces éléments de preuve n’est mentionné dans la décision.

[20] Le demandeur soutient que la décision devrait être annulée parce que l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve qui contredisaient sa conclusion de fait et qu’il n’a donc pas tenu compte de l’ensemble de la preuve : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF); Guzman de la Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 937; Gamboa Saenz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 713; Niculescu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 733.

[21] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas fait abstraction de la preuve, mais qu’il a plutôt rejeté la demande parce que le demandeur n’avait pas démontré qu’il ferait face à des difficultés au Yémen. Le défendeur fait aussi valoir que le statut actuel du demandeur en Arabie saoudite n’a rien à voir avoir les motifs pour lesquels l’agent a rejeté la demande.

[22] J’examinerai maintenant la question des difficultés auxquelles le demandeur ferait face au Yémen. Cependant, je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que le statut actuel du demandeur en Arabie saoudite n’a rien à voir avoir avec le rejet de sa demande. À la lumière du bref raisonnement de l’agent, il est clair que c’est plutôt l’inverse; celui‑ci a consacré une portion importante de sa courte décision et de ses motifs aux questions du visa et de l’emploi du demandeur en Arabie saoudite plutôt qu’à celle des difficultés qu’il a rencontrées au Yémen. L’agent a confirmé la pertinence de cette question lorsqu’il a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Je constate que le demandeur décrit les difficultés qu’il a vécues à son retour au Yémen. Cependant, il a été en mesure d’obtenir un visa en Arabie saoudite et de quitter le Yémen peu de temps après son arrivée pour rejoindre sa famille en Arabie saoudite.

[23] Ce raisonnement donne à penser que l’agent a conclu que la capacité du demandeur à obtenir un visa en Arabie saoudite venait compenser ses difficultés au Yémen. Après avoir établi ce rapport, l’agent aurait dû considérer l’ensemble de la preuve contraire relative à la capacité du demandeur de conserver son emploi et son visa en Arabie saoudite. Son examen de cette question est déraisonnable, car il n’a pas mentionné, encore moins examiné, la preuve contradictoire dont il disposait.

b) Difficultés au Yémen

[24] Le demandeur soutient que l’agent a fait abstraction de la preuve relative à ses difficultés au Yémen. Le demandeur fait référence à une lettre de son cousin selon laquelle il a subi un interrogatoire musclé de la part des autorités aéroportuaires à son retour au Yémen en 2019, se cachait à l’intérieur de peur de représailles tribales, sortait uniquement lorsque son cousin l’accompagnait, était sans emploi, a aperçu de nombreux mendiants dans les rues, est passé par de nombreux points de contrôle lorsqu’il voyageait, et que le territoire n’était pas sécuritaire parce qu’il était miné. Le demandeur soutient que l’agent a déraisonnablement omis d’examiner la preuve que je viens de mentionner.

[25] Le demandeur soutient également que l’analyse de l’agent était rétroactive plutôt que prospective parce qu’elle traitait uniquement des difficultés qu’il a rencontrées pendant qu’il était au Yémen. Dans son affidavit, le demandeur a affirmé qu’il ferait face aux représailles d’une tribu rivale et que des groupes comme les milices houthistes et Al‑Qaïda tenteraient de le recruter s’il était renvoyé au Yémen depuis l’Arabie saoudite. Il a aussi fait valoir qu’il serait exposé à une crise humanitaire et à une guerre civile, un argument appuyé par les nombreux articles dont disposait l’agent. En outre, le demandeur soutient que le sursis administratif aux renvois vers le Yémen instauré par le Canada constitue une preuve suffisante en elle‑même pour confirmer qu’il ferait face à d’importantes difficultés s’il retournait dans ce pays.

[26] Je signale que, lorsqu’il a rejeté la demande de réexamen, l’agent n’a consacré qu’une ligne à la question des difficultés auxquelles le demandeur ferait face au Yémen en affirmant que [traduction] « le dossier contenait peu d’éléments de preuve concernant les difficultés auxquelles le demandeur a fait face lorsqu’il est retourné au Yémen, selon sa déclaration ». L’agent s’est plutôt concentré sur le retour volontaire du demandeur au Yémen :

[traduction]

Un des facteurs à prendre en considération dans la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur était le fait qu’il est retourné volontairement au Yémen malgré l’existence d’un sursis administratif aux renvois vers ce pays. J’ai lu la déclaration du demandeur datée du 1er décembre 2019 et je conclus que les nouveaux renseignements qu’il a présentés ne changent en rien ma décision originale.

[27] L’agent n’a pas commenté la lettre du cousin, ni d’ailleurs la preuve du demandeur sur la situation au Yémen. Par conséquent, je ne puis accepter l’observation écrite du défendeur selon laquelle l’agent a raisonnablement conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve à l’appui parce que l’information venant du cousin a été présentée sous forme de lettre plutôt que d’affidavit. Étant donné que la décision ne mentionnait même pas la lettre du cousin, le défendeur ne peut mettre cet argument de l’avant pour étayer une décision peu étoffée et peu motivée.

[28] Le défendeur soutient en outre que la Cour doit tenir compte de la décision initiale rendue par l’agent le 24 septembre 2019, laquelle ne fait pas l’objet du présent contrôle judiciaire, et que la Cour ne devrait pas intervenir dans le cas où cette décision était raisonnable. Je rejette cet argument étant donné que la décision initiale a été rendue avant que le demandeur présente ses observations supplémentaires dans le cadre du réexamen, y compris les motifs pour lesquels il a quitté le Canada, et que l’agent présumait que le demandeur était toujours au Yémen.

[29] Comme je l’ai déjà mentionné, la décision rendue par l’agent à la suite du nouvel examen semble être motivée par le retour volontaire du demandeur au Yémen. Cependant, le fait qu’il soit retourné temporairement au Yémen de sa propre initiative afin d’obtenir un visa pour se rendre en Arabie saoudite dans le but de visiter sa famille ne veut pas dire qu’il ne serait pas exposé à des difficultés s’il y retournait de façon permanente ou à long terme. La situation actuelle du demandeur est encore plus précaire que celle dans laquelle il se trouvait au moment où le juge Norris a rendu sa décision en 2019. S’il était toujours au Canada, le demandeur serait protégé par le sursis administratif aux renvois et ne risquerait pas un renvoi imminent vers le Yémen. Maintenant qu’il est en Arabie saoudite avec un statut précaire et un avenir qui l’est encore davantage, rien ne le protège d’un renvoi éventuel vers le Yémen.

[30] En ce qui concerne la situation au Yémen, le juge Norris a brièvement énoncé dans sa décision de 2019 le pouvoir juridique qui sous‑tend le sursis administratif aux renvois ainsi que les conditions difficiles au Yémen qui ont poussé le Canada à mettre une telle mesure en place. Le sursis est toujours en vigueur aujourd’hui. Par conséquent, il convient de se demander de quelle preuve supplémentaire l’agent avait besoin pour examiner les difficultés auxquelles le demandeur serait exposé, en particulier après que la Cour fédérale eut renvoyé la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pour qu’elle fasse l’objet d’une nouvelle décision parce que l’analyse de la situation au pays était déraisonnable, notamment à la lumière du sursis administratif aux renvois vers ce pays.

[31] Il était donc déraisonnable pour l’agent de passer sous silence la preuve et les observations présentées par le demandeur à l’égard de ses difficultés.

(2) La décision de l’agent est‑elle déraisonnablement dépourvue de compassion?

[32] L’arrêt de principe concernant les décisions relatives à des motifs d’ordre humanitaire est l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, qui prévoit que l’article 25 de la LIPR vise à accorder une réparation équitable en présence de « faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” » (aux para 13, 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 351).

[33] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est dépourvue de compassion et qu’elle est donc déraisonnable compte tenu du libellé de l’article 25 relatif aux considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur fait valoir que la décision de l’agent ne tient pas compte du critère énoncé dans l’arrêt Kanthasamy et la décision Chirwa, tout comme c’était le cas dans la décision Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, où le juge Brown a conclu ce qui suit au paragraphe 33 :

Les cours de révision doivent cependant avoir une raison de croire que les agents ont fait leur travail, autrement dit, que les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire ont tenu compte, outre les difficultés, de facteurs humanitaires au sens plus élargi.

[34] Le demandeur soutient aussi que, conformément à ce que le juge Campbell a affirmé dans la décision Dowers c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 593 [Dowers] au paragraphe 3, le décideur doit faire « preuve d’empathie envers un demandeur ».

[35] Le demandeur fait valoir que l’agent a manqué de compassion lorsqu’il a examiné les raisons pour lesquelles il était retourné au Yémen et en Arabie saoudite. Il a soutenu que le stress de vivre sans statut permanent et loin de sa famille a eu des conséquences négatives et qu’il souffrait de dépression et du syndrome du côlon irritable. Après avoir espéré pendant plus d’une décennie que son statut au Canada soit régularisé, il ne pouvait plus attendre avant de voir sa mère et le reste de sa famille, qu’il n’avait pas vus depuis plus d’une décennie. Sa mère, qui est octogénaire, le suppliait de lui rendre visite.

[36] En réponse à ces arguments, le défendeur a répondu qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard de la décision de l’agent.

[37] J’ai souligné que, dans la décision initiale relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui est antérieure au nouvel examen, l’agent a accepté la preuve relative à l’établissement du demandeur et lui a [traduction] « accordé du poids ». En outre, il a accordé [traduction] « un poids important » à la preuve documentaire concernant la crise au Yémen. Bien que l’agent n’était pas tenu de répéter toutes ses conclusions précédentes dans la décision, je conclus qu’il était déraisonnable de sa part de ne pas examiner les raisons pour lesquelles le demandeur est retourné [traduction] « volontairement » au Yémen.

[38] Au paragraphe 6 de la décision Dowers, le juge Campbell a cité l’extrait suivant tiré de la décision Tigist Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212 au paragraphe 34 : « La compassion passe par l’empathie. Pour être empathique, le décideur doit se mettre dans la peau du demandeur d’asile et se poser la question suivante : comment me sentirais-je si j’étais à sa place? Le décideur doit formuler sa réponse en écoutant son cœur aussi bien que son esprit analytique. »

[39] Selon moi, l’agent dans la présente affaire ne s’est pas mis dans la peau du demandeur afin de se demander pourquoi, dans son état de dépression, d’isolement, de culpabilité imputable au fait qu’il n’avait pas vu des membres de sa famille avant leur décès, et de perte d’espoir d’avoir un avenir au Canada, il se serait senti contraint d’aller chercher du réconfort auprès de la famille qui lui restait en Arabie saoudite malgré les graves conséquences auxquelles il s’exposerait en passant par le Yémen. Le manque d’empathie apparent de l’agent envers une personne se trouvant dans la situation du demandeur et son insensibilité à l’égard des raisons pour lesquelles le demandeur a quitté le Canada est contraire à l’objet de l’article 25 de la LIPR et incompatible avec l’intention du législateur d’accorder une réparation équitable au moyen du processus de traitement des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

[40] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision est déraisonnable.

VI. Certification

[41] On a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont affirmé que l’affaire ne soulevait aucune question à certifier et je suis d’accord.

VII. Conclusion

[42] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


 

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
  2. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
  3. Il n’y a aucune question à certifier.

JUGEMENT dans le dossier IMM-333-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée est l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-333-20

 

INTITULÉ :

ABDULRAHMAN BAWAZIR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 2 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Marianne Lithwick

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nimanthika Kaneira

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marianne Lithwick

Lithwick Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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