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Date : 20211203


Dossier : IMM-1796-20

Référence : 2021 CF 1349

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 décembre 2021

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

LUIS ALBERTO VALERIO SANCHEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision d’un agent principal d’immigration [l’agent] par laquelle il a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

Contexte

[2] Le demandeur est citoyen du Costa Rica. Dans ce pays, il a eu trois enfants avec Yorleny Blanco [son ancienne épouse] qu’il a épousée en 2002. La même année, le demandeur et sa famille sont arrivés au Canada où ils ont demandé l’asile. Son quatrième enfant, Yeissy Jasuany Valerio Blanco [Yeissy], est née au Canada le 5 juin 2003. En 2003 et 2004, les demandes d’asile du demandeur et de son ancienne épouse ont été rejetées. L’ancienne épouse du demandeur est retournée avec les enfants au Costa Rica alors qu’elle était enceinte de leur cinquième enfant qui est né là‑bas en décembre 2004. Le demandeur affirme qu’il est demeuré au Canada pour travailler afin de subvenir aux besoins de sa famille.

[3] Le permis de travail du demandeur est arrivé à échéance en novembre 2003, mais il a continué de travailler sans autorisation.

[4] Le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi qui a été rejetée en janvier 2004. Un mandat d’arrestation a été lancé contre lui en mars 2004 après qu’il eut omis de se présenter en vue de son renvoi du Canada. Sa première demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée en décembre 2012. Le demandeur et son ancienne épouse ont divorcé en 2015.

[5] Le demandeur a présenté une seconde demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en 2017. L’agent a rejeté celle‑ci dans une décision rendue le 6 mars 2020. Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision.

La décision contestée

[6] En ce qui a trait au degré d’établissement du demandeur au Canada, l’agent a conclu que celui‑ci avait déployé des efforts en vue de subvenir à ses besoins et d’être productif sur le plan économique, et a constaté qu’il travaille dans l’industrie de la construction depuis 2003. L’agent a tenu compte du fait que le demandeur était un membre actif dans son église et qu’il y avait fait du bénévolat, et il a pris en compte les nombreuses lettres d’appui au demandeur. Sur ce fondement, l’agent a conclu que le demandeur avait démontré un degré d’établissement typique d’une personne placée dans des circonstances semblables. Il a aussi passé en revue les antécédents du demandeur en matière d’immigration. Il a conclu que ce dernier n’était pas demeuré au Canada en raison de circonstances qui échappaient à sa volonté, mais que son établissement était fondé sur un mépris délibéré de la législation canadienne en immigration. En effet, il a continué de travailler au Canada sans autorisation après que sa mesure de renvoi fut devenue exécutoire et il s’était soustrait aux autorités de l’immigration depuis que le mandat d’arrêt le visant avait été lancé en 2004.

[7] L’agent a constaté que le demandeur avait tissé des liens très serrés avec la famille élargie de son ancienne épouse, dont les membres vivent au Canada, et a pris note du soutien émotionnel qu’ils ont procuré au demandeur. Toutefois, l’agent n’était pas convaincu que le renvoi de ce dernier du Canada entraînerait la rupture de ces relations, puisqu’elles pouvaient être maintenues par des moyens de télécommunication. L’agent a conclu que la détresse émotionnelle du demandeur engendrée par son renvoi et par sa séparation d’avec sa famille au Canada est une conséquence inhérente au renvoi.

[8] L’agent s’est ensuite penché sur l’intérêt supérieur de la fille du demandeur, Yeissy, qui a quitté le Costa Rica pour revenir au Canada en 2008 accompagnée de l’ancienne belle‑mère du demandeur, qui en a obtenu la garde juridique. L’agent a déclaré que le demandeur considérait qu’il était dans l’intérêt supérieur de Yeissy d’avoir un milieu de vie stable et une citoyenne canadienne comme parent ayant la garde. À cet égard, si le demandeur devait retourner au Costa Rica et Yeissy demeurer au Canada avec l’ancienne belle‑mère du demandeur, son souhait pour sa fille continuerait d’être exaucé. L’agent a tenu compte de l’âge de Yeissy, de son réseau familial maternel élargi au Canada et du réconfort et du soutien qu’il lui a procuré. Il a conclu que l’intérêt supérieur de Yeissy ne serait pas mis en péril si elle devait demeurer au Canada dans l’éventualité du renvoi du demandeur. L’agent a fait remarquer que l’ancienne épouse du demandeur, leurs quatre enfants et son époux actuel étaient de nouveau au Canada et vivent avec Yeissy.

[9] L’agent s’est également penché sur le lien entretenu par le demandeur avec sa filleule Adelyn, mais a conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour indiquer que son retour au Costa Rica nuirait au développement social et émotionnel de celle‑ci.

[10] Enfin, l’agent a examiné la question de savoir si la situation générale au Costa Rica (hormis les facteurs énoncés dans les articles 96 et 97 de la LIPR) pourrait causer des difficultés au demandeur. Il a examiné le rapport d’une psychiatre et a pris acte de l’opinion de celle‑ci selon laquelle la santé mentale du demandeur allait probablement se détériorer s’il devait être renvoyé au Costa Rica. L’agent a relevé que la psychiatre avait proposé au demandeur de prendre contact avec un médecin de famille pour solliciter un suivi et de l’aide pour son anxiété ainsi que pour surveiller l’émergence d’un trouble dépressif caractérisé ou, si ses symptômes devenaient plus prononcés, de parler avec un médecin pour envisager la prise d’antidépresseurs et une thérapie. Or, l’agent a fait remarquer que rien n’indiquait que le demandeur avait entrepris des démarches en ce sens, ce qui montre qu’il n’avait pas besoin de ce soutien. L’agent a attribué un faible poids au rapport de la psychiatre.

[11] L’agent a constaté que le demandeur n’avait pas mis les pieds au Costa Rica depuis de nombreuses années, mais que c’était par choix, et il a jugé que le demandeur serait familier avec la vie dans ce pays. Après avoir pris note de l’observation du conseil selon laquelle les perspectives d’emploi du demandeur n’étaient guère reluisantes au Costa Rica, l’agent a déclaré que le processus de réintégration et de réacclimatation consécutif au retour dans un pays aux conditions économiques moins prospères que celles ayant cours au Canada est une conséquence ordinaire du renvoi. Des objectifs comme dénicher un emploi dans le marché du travail actuel au Costa Rica et y assurer sa sécurité financière, bien que potentiellement ardus, sont accessoires à ce processus.

[12] L’agent a conclu que les facteurs présentés par le demandeur, pondérés dans leur ensemble, ne justifiaient pas l’octroi de la dispense sollicitée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

Les questions en litige et norme de contrôle

[13] Le demandeur a circonscrit huit questions en litige, dont celle de la norme de contrôle. À mon avis, celles‑ci relèvent toutes de la question primordiale de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

[14] Les parties conviennent, et j’abonde dans leur sens, que lorsqu’une cour contrôle le fond d’une décision administrative, la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable (Canada (MCI) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23, 25). Aucune exception à cette présomption n’a été soulevée ou ne s’applique dans la présente affaire.

[15] Lorsqu’elle contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable, la cour doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov au para 99).

Analyse

[16] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’octroyer une dispense des exigences prévues par la loi à un étranger qui présente une demande de résidence permanente depuis le Canada s’il est convaincu que « des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a étudié l’objectif et l’application du paragraphe 25(1). Dans cet arrêt, elle a jugé que le pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs d’ordre humanitaire prévu au paragraphe 25(1) permet d’atténuer la sévérité de la loi lorsque le contexte factuel justifie la prise de mesures spéciales pour écarter les répercussions de la LIPR de manière à soulager les malheurs d’autrui (Kanthasamy, aux para 13, 19; voir également Mursalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 596 au para 25).

[17] Le pouvoir discrétionnaire d’octroyer une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR est réservé aux situations exceptionnelles. Les circonstances d’ordre humanitaire d’un demandeur doivent justifier son exemption des dispositions par ailleurs applicables des lois canadiennes sur l’immigration. Un décideur procédant à une appréciation des motifs d’ordre humanitaire doit appliquer ces concepts d’equity à la situation factuelle d’un demandeur donné. Étant donné que le paragraphe 25(1) sous‑tend que le demandeur a dérogé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR, un décideur doit évaluer dans chaque cas la nature de la non‑conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur (Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 [Mitchell] au para 23).

Le degré d’établissement

[18] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en écartant son établissement appréciable au Canada en se fondant uniquement sur le fait qu’il était dépourvu de statut juridique, ce qui, selon la jurisprudence de la Cour, est déraisonnable.

[19] Je ferais premièrement remarquer que l’agent n’a pas tiré la conclusion selon laquelle le demandeur avait fait la preuve d’un établissement appréciable au Canada, comme ce dernier le prétend. L’agent a conclu que le demandeur s’était intégré à la collectivité sur une longue période par son emploi, par la création de réseaux sociaux, par son bénévolat et par son observance de préceptes religieux. Cependant, il a jugé que ces activités sont caractéristiques de celles auxquelles se livrent les nouveaux venus au Canada. L’agent a conclu que le demandeur avait établi un degré d’établissement typique pour une personne placée dans des circonstances semblables.

[20] Deuxièmement, il était loisible à l’agent de tenir compte dans son évaluation du fait que le demandeur avait vécu et travaillé au Canada sans statut en toute connaissance de cause pendant une période de temps considérable.

[21] Le demandeur invoque la décision Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 [Damian] pour étayer sa thèse. Dans cette affaire, l’agent avait apprécié le degré d’établissement de la demanderesse au Canada et avait conclu qu’il était fondé sur son mépris délibéré de la législation canadienne en immigration, parce qu’elle était restée au Canada et y avait travaillé sans autorisation. Le juge McHaffie a conclu qu’en tirant cette conclusion, l’agent avait fait abstraction du fait que, sur les quelque dix années que la demanderesse avait passées au Canada, celle‑ci était mineure pendant 7 et demie d’entre elles. Le juge a conclu qu’il ne peut être reproché à un enfant emmené au Canada par un parent d’y être demeuré sans statut juridique alors qu’il était mineur. Et si cet enfant devenu adulte présente une demande de résidence permanente, l’agent d’immigration ne peut raisonnablement lui reprocher un mépris des lois d’immigration en raison du temps passé au Canada pendant son enfance. Ce cas de figure ne s’applique pas au demandeur.

[22] Dans la décision Damian, le juge McHaffie a également fait observer ce qui suit :

[26] La Cour a reconnu que la preuve de l’établissement au Canada pouvait être examinée à la lumière des circonstances y ayant mené, y compris la question de savoir si le temps passé au Canada découle de l’illégalité ou du non‑respect des lois sur l’immigration. Dans l’affaire Semana, par exemple, la demanderesse était demeurée au Canada « grâce à des mensonges et de la fraude répétés », et le juge Gascon avait conclu qu’il n’y avait rien de déraisonnable dans la conclusion de la Section d’appel de l’immigration selon laquelle « un établissement réalisé dans des circonstances illégales ne devrait pas être récompensé » Semana, par. 48‑51.

[27] Cela dit, comme la juge Walker l’a fait remarquer récemment dans l’affaire Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190, au para 23, le paragraphe 25(1) présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR. Par conséquent, le décideur doit « évaluer la nature de la non‑conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas ». En l’espèce, l’agent a omis d’évaluer les circonstances qui ont mené à la non‑conformité de la demanderesse, de même que son âge pendant la majeure partie de la période de non‑conformité, le fait qu’elle ait passé près de la moitié de sa vie au Canada ou le moment où elle a présenté sa demande pour régulariser son statut, soit dès qu’elle a atteint l’âge de la majorité. Étant donné l’importance de ces circonstances pour l’affaire examinée par l’agent, le défaut de les examiner rend la décision déraisonnable et ne reflète pas l’application de l’approche prescrite par l’arrêt Kanthasamy pour les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

[23] Le demandeur se fonde également sur la décision Mitchell. Toutefois, comme dans l’affaire Damian, l’affaire Mitchell portait sur un demandeur emmené au Canada pendant son enfance.

[24] Et, contrairement à l’affaire Mitchell, l’agent a tenu compte en l’espèce de l’éthique du travail du demandeur et de sa participation au sein de la collectivité — des contributions qu’il a soulignées dans les deux cas — et a apprécié la nature de son non‑respect de la LIPR. L’agent a également noté que le demandeur avait choisi de rester au Canada durant plus de quinze ans après qu’une mesure de renvoi fut devenue exécutoire à la suite du rejet de sa demande d’asile. Il a aussi fait remarquer que le demandeur s’était soustrait aux autorités de l’immigration depuis mars 2004 lorsque le mandat d’arrestation le visant avait été lancé. Il a continué de vivre et de travailler au Canada après le rejet de sa première demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire en 2012.

[25] L’agent n’a pas commis d’erreur en jugeant que le demandeur ne se trouvait pas au Canada en raison de circonstances qui échappaient à sa volonté et que son degré d’établissement provenait de sa décision de demeurer au Canada sans statut (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 aux para 48‑51). La Cour a tranché que « [l]a simple présence au Canada de quelqu’un qui se trouve illégalement au pays depuis longtemps doit peser défavorablement dans la balance. Il peut y avoir d’autres considérations, mais la durée de la période passée dans l’illégalité au Canada ne peut se voir accorder un poids très positif » (Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 [Shackleford] aux para 23‑24).

[26] L’agent n’a pas fait fi de la prétention du demandeur au sujet de son établissement. Il l’a appréciée et a aussi analysé la nature de son non‑respect des règles, qu’il a pondéré à titre de facteur dans son évaluation des motifs d’ordre humanitaire. À mon avis, cela ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[27] Tout au long de ses observations, le demandeur a grandement mis en relief le fait qu’il demeure, travaille et paie des taxes au Canada depuis 2002. Or, l’octroi de la dispense pour des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 est exceptionnel et relève d’un pouvoir discrétionnaire. La longueur du séjour et du travail illégal du demandeur au Canada ne peut être proportionnelle à ses chances de se voir accorder la résidence permanente. La question doit plutôt être si oui ou non le degré d’établissement est exceptionnel. Comme l’énonce de la façon suivante la décision Shackleford : « Il peut arriver dans certains cas que l’établissement soit si profond et si solide, et l’intégration au sein de la collectivité si vaste et profonde qu’il serait déraisonnable, de la part du ministre, de ne pas accorder la mesure demandée, car l’interruption d’un établissement aussi riche incite à soulager les malheurs d’une autre personne. Il ne s’agit pas en l’espèce de l’une de ces affaires. Ces affaires sont rares » (Shackleford au para 25).

[28] L’agent a considéré que le degré d’établissement du demandeur au Canada correspond à celui de la plupart des personnes qui se trouvent placées dans une situation semblable (Jaramillo Zaragoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 879 [Jaramillo Zaragoza] au para 22). De ce fait, le degré d’établissement du demandeur était typique et non pas exceptionnel. Bien que le demandeur ne soit pas de cet avis et qu’il caractérise son degré d’établissement d’appréciable, cette prétention revient à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle (Vavilov au para 125).

L’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire

[29] Le demandeur fait observer que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en élevant les « directives ministérielles » au‑dessus du paragraphe 25(1) et que, ce faisant, il a importé dans cette disposition un critère juridique de résidence et de travail licites au Canada pour le demandeur qui sollicite la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. Cette observation est dénuée de fondement.

[30] L’agent ne fait nulle part explicitement mention d’une quelconque directive ministérielle dans sa décision, et le demandeur ne recense aucune directive qui aurait été utilisée par l’agent ni n’explique comment ce dernier aurait élevé celles‑ci. Le demandeur fait allusion au fait que l’agent a déclaré qu’il n’était pas resté au Canada [traduction] « en raison de circonstances qui échappaient à sa volonté ». Toutefois, il ne s’agit pas d’une erreur. Nous ne nous trouvons pas devant le cas, par exemple, d’un demandeur qui a été emmené par ses parents au Canada à un jeune âge et qui, par conséquent, est demeuré au pays en raison d’une situation sur laquelle il n’avait pas d’emprise jusqu’à ce qu’il devienne adulte.

[31] Dans son affidavit, le demandeur affirme plutôt qu’il a choisi de demeurer au Canada en 2004 après avoir été débouté de sa demande d’asile alors que son ancienne épouse et ses enfants sont retournés au Costa Rica, d’abord pour économiser de l’argent avant de rejoindre sa famille. Puis, à un moment indéterminé suivant celui où son ancienne épouse a entamé une nouvelle relation avec son époux actuel (un affidavit à l’appui mentionne que cela s’est produit en 2008), le demandeur a décidé de rester au Canada pour subvenir aux besoins de sa famille pour leur offrir un niveau de vie qu’il ne pourrait, selon lui, atteindre au Costa Rica.

[32] Par conséquent, dans la mesure où le demandeur laisse entendre que l’agent a commis une erreur lorsque celui‑ci s’est demandé si son incapacité à quitter le Canada avait entraîné son établissement pour les besoins de son analyse relative aux difficultés, ce n’est pas le cas. Le demandeur n’était pas dans l’incapacité de partir et, comme mentionné plus haut, l’agent était en droit de tenir compte du fait que le degré d’établissement du demandeur découlait, en partie, de sa décision de vivre et de travailler au Canada sans statut.

[33] Le demandeur n’a également pas réussi à établir que l’agent avait traité une quelconque directive comme étant exhaustive ou comme comportant une exigence absolue qui limite le pouvoir discrétionnaire en equity prévu par le paragraphe 25(1) de la LIPR (Jaramillo Zaragoza aux para 31‑32).

Le critère erroné

[34] Le demandeur fait valoir que l’agent a appliqué un critère erroné, parce qu’il s’en est strictement tenu au critère des difficultés au lieu d’examiner la vaste gamme des motifs d’ordre humanitaire, comme l’exigent l’arrêt Kanthasamy et la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970) 4 AIA 351. Le demandeur soutient essentiellement que l’agent a décidé de ne montrer aucune compassion lorsqu’il a évalué sa demande, parce que les motifs ne révèlent [traduction] « aucun indice que l’agent a fait montre d’une quelconque forme de compassion ».

[35] Là encore, je ne peux pas retenir cette prétention. Par exemple, l’agent a pris acte de la force du lien entre le demandeur et la famille de son ancienne épouse et a déclaré, après avoir passé en revue les photos et les lettres déposées, qu’il pouvait apprécier le point auquel la famille est tricotée serrée et le soutien émotionnel qu’elle a procuré au demandeur. L’agent a aussi déclaré qu’il comprenait le désir de ce dernier de rester près d’elle. Cependant, l’agent a conclu qu’une séparation n’entraînerait pas la rupture des liens même si les communications à longue distance ne remplacent pas la présence physique. Cela dit, la séparation d’une famille est une difficulté navrante, mais habituelle qui est inévitablement associée au renvoi.

[36] L’agent a tenu compte de tous les facteurs mis de l’avant par le demandeur et a jaugé si, pris dans leur ensemble, ceux‑ci justifiaient la prise d’une mesure en equity au titre du paragraphe 25(1). L’agent n’a pas commis d’erreur en suivant cette approche.

Le rapport de la psychiatre

[37] Le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur en demandant, après avoir accepté en preuve le diagnostic de la psychiatre, plus de documents pour établir l’existence de difficultés persistantes qui prennent leur source d’un problème de santé mentale (Kanthasamy au para 47). En outre, il plaide que l’agent n’a rien compris à sa situation, parce qu’il a écarté ses problèmes persistants de santé mentale en faveur de problèmes qui ne sont pas encore apparus, qu’il a omis de traiter de volets importants du rapport et qu’il n’a pas saisi que son anxiété tire sa source de son retour potentiel au Costa Rica, retour qui [traduction] « susciterait une détérioration manifeste » de sa santé mentale. L’agent a aussi omis de considérer la manière dont la santé mentale du demandeur serait touchée par son retour au Costa Rica.

[38] Dans son rapport daté du 2 juin 2018, la psychiatre Dre Michaela Beder mentionne qu’elle a été contactée par le conseil afin d’évaluer le fonctionnement psychologique et émotionnel du demandeur ainsi que les répercussions que son renvoi du Canada aurait sur sa santé mentale et émotionnelle. Cette évaluation a été faite à l’issue d’une rencontre de 90 minutes; la psychiatre a aussi pu consulter l’affidavit du demandeur.

[39] Le rapport indique que le demandeur n’avait aucun antécédent de suivi psychiatrique et n’avait jamais reçu de diagnostic de troubles de santé mentale. Cependant, après avoir discuté avec celui‑ci et avec sa belle‑sœur qui l’accompagnait, la psychiatre a conclu qu’il était probable que le demandeur avait souffert d’un épisode dépressif majeur dans le passé, soit juste après la rupture de son mariage (le rapport ne fait pas état du moment, mais, au vu du dossier, il semble que ce soit survenu en 2008).

[40] Quant à son évaluation clinique, la psychiatre signale que le demandeur est en ce moment très anxieux à propos de la précarité de son propre statut d’immigration et de celui de quatre de ses cinq enfants (ceux nés à l’étranger). La psychiatre déclare qu’elle [traduction] « serait grandement préoccupée que la santé mentale [du demandeur] ne se détériore s’il était renvoyé au Costa Rica et se trouvait séparé de ses enfants, de son soutien familial et des membres de son église de Toronto ».

[41] Le rapport fait mention que le demandeur satisfait au critère prévu au DSM‑V du trouble d’adaptation avec composantes anxieuses. Bien que le demandeur soit toujours en mesure de travailler, de prendre soin de ses enfants et d’être actif au sein de son église, sa situation a fait en sorte que sa santé mentale a manifestement périclité d’une manière très marquée en raison de son anxiété, et ce, comme en témoignent sa perte de poids, son insomnie occasionnelle, ses tensions musculaires, son irritabilité et ses troubles de concentration. Le rapport mentionne [traduction] : « Je recommanderais [au demandeur] d’entrer en contact avec un médecin de famille pour recevoir un suivi et de l’aide pour son anxiété, et pour surveiller l’émergence d’un trouble dépressif caractérisé ». De plus, si les symptômes du demandeur devaient persister ou devenir plus prononcés, la psychiatre conseille à celui‑ci de [traduction] « parler avec un médecin pour envisager la prise d’antidépresseurs et de suivre une thérapie ».

[42] Le rapport conclut que l’incertitude entourant la situation d’immigration du demandeur et de ses enfants est déstabilisante pour sa santé mentale. La psychiatre n’a prescrit aucun médicament ou traitement.

[43] L’agent a résumé ce qui précède et signale qu’aucun élément de preuve indiquant que le demandeur avait mis en œuvre les mesures conseillées n’a été produit. Il a conclu que la preuve d’une thérapie ou d’une prise en charge psychologique aurait été communiquée par le demandeur [traduction] « s’il croyait avoir besoin de ce soutien. Bien que je n’écarte pas cette évaluation, je ne lui attribue qu’un faible poids ».

[44] L’arrêt Kanthasamy constitue le point de départ pour analyser la façon dont l’agent a traité le rapport de la psychiatre. Dans cette affaire, le demandeur avait été arrêté, détenu et battu par les forces de police sri lankaises. Un rapport psychologique avait établi qu’il souffrait d’un syndrome de stress post‑traumatique et d’un trouble de l’adaptation avec anxiété et humeur dépressive en raison de ce qu’il avait vécu au Sri Lanka, et que son état se détériorerait s’il était renvoyé du Canada. Une agente d’immigration avait fait abstraction du rapport au motif que le demandeur n’avait pas fourni de preuve suffisante pour démontrer qu’il suivait ou qu’il avait suivi des traitements pour ses problèmes de santé mentale ou qu’il ne pourrait obtenir les traitements éventuellement nécessaires dans son pays d’origine, le Sri Lanka.

[45] La Cour suprême a jugé que l’agente avait commis une erreur en raison de ce qui suit :

[47] On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de Jeyakannan Kanthasamy une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et à l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

[46] La Cour suprême a également jugé que l’agente avait passé sous silence les répercussions qu’aurait le renvoi du Canada sur la santé mentale de M. Kanthasamy et a conclu que « le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état » (au para 48).

[47] En l’espèce, l’agent aurait pu ne pas retenir le diagnostic de la psychiatre et donner les raisons de ce choix (Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212 [Sutherland] au para 24; Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 [Rainholz] au para 47; Jesuthasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 142 [Jesuthasan] au para 48). Toutefois, l’agent ne l’a pas fait et je conviens qu’il semble avoir retenu la conclusion de la psychiatre.

[48] Même si l’agent n’a que succinctement abordé le rapport, je ne suis pas d’avis qu’il a fait abstraction des symptômes anxieux actuels du demandeur ni qu’il est passé à côté du fait que son anxiété est liée à la possibilité de son renvoi du Canada. L’agent a reconnu que la situation sous‑jacente du demandeur décrite par la psychiatre, à savoir la précarité de sa situation d’immigration, avait, de façon attendue, des [traduction] « répercussions défavorables sur son état d’esprit ».

[49] Pourtant, et contrairement aux observations du défendeur, l’agent n’a offert qu’une seule raison pour accorder peu de poids au rapport de la psychiatre. Sur ce fondement, l’agent semble avoir écarté, de façon inadmissible, la valeur probante du rapport pour le seul motif que le demandeur n’était pas entré en contact avec un médecin de famille pour obtenir un suivi et, si ses symptômes persistaient ou devenaient plus prononcés, pour envisager d’entamer un traitement (Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1081 au para 26; Jesuthasan aux para 42‑49; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 241 aux para 23‑24).

[50] Il est possible que l’agent ait été d’avis que le rapport de la psychiatre démontrait manifestement qu’au moment de l’évaluation, l’anxiété du demandeur n’était pas d’un degré tel qu’elle nécessitait quelque traitement que ce soit. Sur ce fondement, l’agent aurait peut‑être pu raisonnablement accorder peu de poids au rapport psychologique, parce qu’il ne révélait pas un degré de difficulté justifiant l’octroi de la dispense prévue au paragraphe 25(1) (Jesuthasan au para 49). Ce raisonnement se serait harmonisé avec la conclusion apparente tirée par l’agent selon laquelle le demandeur lui‑même n’estimait pas que sa santé mentale s’était détériorée au point de nécessiter un traitement, compte tenu de l’absence de preuve quant à une prise de contact avec un médecin de famille suivant le conseil de la psychiatre. Ce ne fut toutefois pas la démarche adoptée par l’agent.

[51] Dans tous les cas, même si la psychiatre a soulevé des préoccupations selon lesquelles la santé mentale du demandeur se détériorerait s’il était séparé de ses appuis familiaux à Toronto, l’agent ne s’est pas penché sur cette question, et il n’a pas non plus examiné quelles seraient les répercussions d’un renvoi au Costa Rica sur la santé mentale du demandeur. Lorsqu’un diagnostic psychiatrique n’est pas rejeté, l’agent doit soupeser la preuve des répercussions qu’un renvoi du Canada aurait sur la santé mentale du demandeur. Le silence à cet égard est une erreur susceptible de contrôle (Kanthasamy au para 48; Rainholz au para 78; Sitnikova aux para 28‑30; Sutherland au para 17).

[52] Je reconnais qu’en l’espèce le rapport de la psychiatre ne soulève qu’une préoccupation et n’établit pas définitivement que la santé mentale du demandeur se détériorerait ou, si c’était le cas, ce qui pourrait découler de cette détérioration. Il ne s’agit pas non plus d’un cas comme dans l’arrêt Kanthasamy où le demandeur serait forcé de retourner dans un pays où il avait subi les mauvais traitements qui ont provoqué ses problèmes de santé mentale. Cependant, la Cour a jugé que, même si les répercussions d’un retour ne sont pas précisément analysées dans le rapport médical, un agent peut tirer ses propres conclusions raisonnables en se fondant sur l’ensemble de la preuve (Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762 au para 29). En l’espèce, l’agent aurait, par exemple, raisonnablement pu conclure que les symptômes d’anxiété décrits par la psychiatre, à savoir la perte de poids, l’insomnie occasionnelle, les tensions musculaires, l’irritabilité et les difficultés de concentration n’auraient pas atteint un niveau de difficulté tel qu’ils justifieraient l’octroi de la dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1), et ce, même s’ils devenaient plus prononcés à la suite du retour du demandeur au Costa Rica.

[53] Toutefois, les trois lignes d’analyse de l’agent ne vont pas dans ce sens, et n’offrent aucune autre analyse de ce que seraient les répercussions d’un renvoi du Canada sur la santé mentale du demandeur, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle.

Conclusion

[54] Compte tenu du fait que le traitement par l’agent du rapport de la psychiatre était déraisonnable, je n’ai pas besoin d’aborder les autres questions soulevées par le demandeur.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1796‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés;

  4. Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1796‑20

 

INTITULÉ :

LUIS ALBERTO VALERIO SANCHEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE AU MOYEN DE ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 NovembRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 dÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kevin Spykerman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Crossley Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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