Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20030626

Dossier : T-2278-01

Référence : 2003 CFPI 781

ENTRE :

                                                                     CHUN WAI NG

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                                     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                                                                                                                                               défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]                 Les présents motifs font suite à l'instruction d'une demande de contrôle judiciaire visant une décision par laquelle la Section d'appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles (la Section d'appel) a confirmé la décision d'un tribunal de commissaires (le tribunal) de la Commission nationale des libérations conditionnelles de refuser au demandeur la libération conditionnelle totale en vue de son expulsion du Canada vers la République populaire de Chine. La décision sous examen est datée du 14 novembre 2001.

[2]                 La demande de contrôle judiciaire du demandeur se fonde, selon ses termes, sur les motifs suivants :

[traduction]

[...] la Commission nationale des libérations conditionnelles a commis une erreur de droit et a outrepassé sa compétence en statuant que le mot « société » employé dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition comprend la société chinoise;

[...] la Commission nationale des libérations conditionnelles a commis une erreur en ne concluant pas que le défaut du Service correctionnel du Canada de permettre un accès égal à des programmes et d'accorder la protection égale de la loi violait la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et les articles 7, 15 et 27 de la Charte des droits et libertés; [...]

[...]

[3]                 En termes de mesures de redressement, le demandeur sollicite un certiorari ayant pour effet d'annuler les décisions de la Commission nationale des libérations conditionnelles et de sa Section d'appel de refuser la libération conditionnelle au demandeur, ainsi qu'un mandamus ayant pour effet d'imposer la mise en liberté du demandeur en vue de son expulsion vers la République populaire de Chine.

CONTEXTE


[4]                 Dans son affidavit signé le 21 décembre 2001 et produit au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur atteste le fait qu'il était alors âgé de 38 ans et qu'il était incarcéré à l'établissement Fenbrook, un établissement correctionnel à sécurité moyenne situé près de Bracebridge (Ontario) et administré par le Service correctionnel du Canada. Le demandeur reconnaît purger une peine de treize ans, cinq mois et cinq jours pour complot en vue de faire le trafic de stupéfiants, trafic de stupéfiants, possession de stupéfiants et recyclage des produits de la criminalité. Les stupéfiants en cause étaient de l'héroïne. Le demandeur reconnaît en outre avoir commencé à purger sa peine le 20 décembre 1996.

[5]                 Dans sa décision portée en appel devant la Section d'appel, le tribunal de la CNLC a écrit ce qui suit :

[traduction]

Vous avez été déclaré coupable de crimes très graves concernant le trafic de stupéfiants. Vos activités liées à ce trafic ont fait l'objet d'une surveillance poussée, sur trois continents, de la part de la police. Dans l' « exposé conjoint des faits » , on fait état de quatre-vingts lignes téléphoniques mises sur écoute, ce qui a permis d'enregistrer deux mille conversations portant sur les stupéfiants. D'énormes quantités d'héroïne, communément appelée « China White Number Four » , ont été vendues et il est possible que ces stupéfiants aient causé des décès par surdose en Colombie-Britannique et dans le sud de l'Ontario. Quatre groupes distincts ont été identifiés et vous avez agi comme chef du plus actif d'entre eux, les « Big Circle Boys » . Vous avez admis être la personne ayant le plus d'argent et de capital en vue d'amorcer les transactions. Vous aviez de nombreuses relations dans le milieu du commerce de la drogue tant en Chine qu'en Thaïlande. Ces activités ont entraîné des profits énormes, et vous avez dit aujourd'hui à la Commission que vous avez envoyé de l'argent à votre frère en Chine pour qu'il achète une mine de charbon et un taxi. La recherche de profit et votre propre consommation de drogue constituaient vos motifs, et vous avez déclaré à la Commission qu'à l'époque, vous ne songiez aucunement aux effets dévastateurs sur la société de l'importation de si énormes quantités de stupéfiants ni ne vous en souciiez.

La Commission a abordé la question de votre héroïnomanie, et vous avez convenu que vous aviez là un problème de taille. Vous avez déclaré qu'en 1992, vous consommiez pour 1 000 $ par semaine d'héroïne et que vous commenciez à en fumer dès votre saut du lit. Lors de l'entrevue de premier contact au pénitencier, vous avez admis que ce n'était qu'une question de temps avant que vous ne mouriez. La Commission se soucie du fait que vous n'avez subi aucun traitement pour régler ce problème. Votre assistant a signalé qu'aucun programme de désintoxication n'est offert dans votre langue maternelle, et que vous ne pouvez être tenu responsable de l'absence d'un tel programme. On peut relever que vous suivez des cours d'anglais langue seconde depuis un certain nombre d'années mais que, pour une raison ou une autre, vous n'avez pas fait des progrès suffisants pour prendre part aux programmes de désintoxication dispensés en anglais.


Pendant votre séjour à l'établissement de Joyceville, on a pu observer que vous fréquentiez les détenus reliés à la sous-culture de la drogue; rien n'a pu être établi, mais vous continuez d'être surveillé. Aucun rapport défavorable à l'établissement ne mentionne que vous avez consommé de la drogue depuis votre incarcération. La Commission relève que, dans un plan d'insertion dans la collectivité présenté antérieurement, vous proposiez de travailler à un endroit où un compagnon de travail avait déjà été reconnu coupable de trafic d'héroïne; cela laisserait croire que vous avez toujours des relations dans le milieu de la drogue.

Par contre, la Commission a appris que vous avez suivi avec succès des cours de mathématiques, et que vous avez fait traduire pour vous par un codétenu le Programme d'apprentissage cognitif des compétences. Quoiqu'il en soit, la Commission ne croit pas que vous avez pris part à suffisamment de programmes pour contrer à vos facteurs de risque.

Votre projet consiste à être expulsé vers la Chine, où un frère vous offrira soutien et emploi. La Commission relève que ce n'est pas là le frère qu'on avait mentionné être impliqué dans le trafic de stupéfiants. La Commission n'est toujours pas convaincue que vous avez coupé tous vos liens avec le milieu du commerce de la drogue, ici et en Chine, et signale qu'il est possible que vous soyez de nouveau mêlé à ce commerce à l'avenir. Vous êtes arrivé illégalement au Canada à l'origine. Rien ne garantit à la Commission que vous ne tenterez pas de revenir ici, particulièrement compte tenu des peines sévères infligées en Chine pour le trafic des stupéfiants.

LA DÉCISION SOUS EXAMEN

[6]                 Dans la décision sous examen, la Section d'appel a écrit ce qui suit :

Vous soutenez que le mot « société » employé dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition désigne la société canadienne, et que la Commission outrepasse ses pouvoirs quand elle tient compte du risque auquel seraient exposées d'autres sociétés. Vous affirmez qu'elle a commis une erreur de droit en vous refusant la libération conditionnelle parce qu'elle donne au terme « société » le sens de communauté internationale.

Vous prétendez avoir été victime de discrimination, tant du point de vue de la langue qu'à titre de détenu qui sera expulsé au moment de sa libération. Vous soutenez que, durant votre incarcération et à votre audience de libération conditionnelle, vous avez été privé des droits que vous confèrent les articles 15 et 27 de la Charte parce que :

-                 il vous était impossible de suivre des programmes vu qu'ils étaient offerts en anglais seulement;

-              vous devez apprendre l'anglais même si vous allez être expulsé dans un pays non anglophone;


-              vous êtes tenu de présenter à la Commission un plan de libération structuré alors que vous ne seriez pas mis en liberté dans la société canadienne et que c'est seulement là qu'il serait possible d'en surveiller l'application.

[...]

Vous prétendez également que la Commission a commis une erreur de droit en estimant que rien ne garantit que vous n'essaierez pas de revenir au Canada; vous dites que rien ne l'autorise à penser que vous tenteriez de le faire. Vous expliquez que vous auriez un emploi dès votre arrivée en Chine, et que la majeure partie de votre famille vit là-bas. Vous ajoutez que vous n'avez jamais appelé de la mesure d'expulsion en Chine dont vous faites l'objet.

[...] Il faut bien comprendre que, peu importe que le délinquant soit mis en liberté au Canada ou passible d'expulsion, la Commission évalue le risque de la même manière. Avant de rendre une décision prélibératoire, la Commission doit toujours prendre en considération le critère du risque inacceptable pour la société (pas uniquement la société canadienne).

En ce qui a trait aux programmes, c'est le SCC qui est responsable des programmes et des traitements offerts aux délinquants. C'est donc à lui que vous devez adresser vos plaintes concernant la disponibilité des programmes [...]

[...]

À notre avis, la Commission était bien consciente du fait que votre situation vous mettait dans l'impossibilité de fournir un plan de libération prévoyant de la surveillance. Cependant, nous ne pensons pas que vous ayez été victime de discrimination pour autant. Les détenus passibles d'expulsion peuvent présenter des plans de libération structurés et réalisables en ce qui concerne le soutien personnel, l'emploi et les traitements/programmes disponibles pour répondre à leurs besoins. Vous ne l'avez pas fait.

[...]


DISPOSITIONS PERTINENTES DE LA LOI SUR LE SYSTÈME CORRECTIONNEL ET LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CONDITION

[7]                 Le mandat de la CNLC, qu'on maintient, est énoncé à la partie II de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi sur le système correctionnel)[1].

[8]                 Le but visé par la mise en liberté sous condition, les principes devant guider la CNLC et les commissions provinciales et les critères prévus pour autoriser la libération conditionnelle sont énoncés aux articles 100 à 102 de la Loi sur le système correctionnel. Voici les parties de ces articles qui sont pertinentes aux fins du présent contrôle judiciaire :


100. La mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d'une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois.

100. The purpose of conditional release is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by means of decisions on the timing and conditions of release that will best facilitate the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law-abiding citizens.

101. La Commission et les commissions provinciales sont guidées dans l'exécution de leur mandat par les principes qui suivent :

a) la protection de la société est le critère déterminant dans tous les cas;

[...]

101. The principles that shall guide the Board and the provincial parole boards in achieving the purpose of conditional release are

(a) that the protection of society be the paramount consideration in the determination of any case;

[...]

d) le règlement des cas doit, compte tenu de la protection de la société, être le moins restrictif possible;

[...]

(d) that parole boards make the least restrictive determination consistent with the protection of society;

[...]


102. La Commission et les commissions provinciales peuvent autoriser la libération conditionnelle si elles sont d'avis qu'une récidive du délinquant avant l'expiration légale de la peine qu'il purge ne présentera pas un risque inacceptable pour la société et que cette libération contribuera à la protection de celle-ci en favorisant sa réinsertion sociale en tant que citoyen respectueux des lois.

102. The Board or a provincial parole board may grant parole to an offender if, in its opinion,

(a) the offender will not, by reoffending, present an undue risk to society before the expiration according to law of the sentence the offender is serving; and

(b) the release of the offender will contribute to the protection of society by facilitating the reintegration of the offender into society as a law-abiding citizen.


[9]                 La seule instruction donnée au gouverneur en conseil au sujet des caractéristiques dont doivent disposer les membres de la CNLC est prévue au paragraphe 105(1), que voici, de la Loi sur le système correctionnel :


105. (1) Les membres sont choisis parmi des groupes suffisamment diversifiés pour pouvoir représenter collectivement les valeurs et les points de vue de la collectivité et informer celle-ci en ce qui touche les libérations conditionnelles ou d'office et les permissions de sortir sans escorte.

105. (1) Members appointed to the Board shall be sufficiently diverse in their backgrounds to be able to collectively represent community values and views in the work of the Board and to inform the community with respect to unescorted temporary absence, parole and statutory release.


[10]            La compétence de la CNLC est conférée par les articles 107 à 110 de la Loi sur le système correctionnel. Voici les seuls éléments de ces articles qui sont pertinents pour nos fins :


107. (1) Sous réserve de la présente loi, de la Loi sur les prisons et les maisons de correction, de la Loi sur le transfèrement des délinquants, de la Loi sur la défense nationale, de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre et du Code criminel, la Commission a toute compétence et latitude pour :

a) accorder une libération conditionnelle;

[...]

107. (1) Subject to this Act, the Prisons and Reformatories Act, the Transfer of Offenders Act, the National Defence Act, the Crimes Against Humanity and War Crimes Act and the Criminal Code, the Board has exclusive jurisdiction and absolute discretion

(a) to grant parole to an offender;

[...]


[11]            Je suis convaincu qu'aucune disposition de la Loi sur le système correctionnel non plus que de la Loi sur les prisons et les maisons de correction, de la Loi sur le transfèrement des délinquants, de la Loi sur la défense nationale, de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre et du Code criminel n'a d'incidence sur le mandat de la CNLC pour les fins des présentes.


[12]            Finalement, l'article 147 de la Loi sur le système correctionnel prévoit le droit de faire appel d'une décision de la Commission auprès de la Section d'appel. Voici les paragraphes (1), (4) et (5) de l'article 147 :


147. (1) Le délinquant visé par une décision de la Commission peut interjeter appel auprès de la Section d'appel pour l'un ou plusieurs des motifs suivants :

a) la Commission a violé un principe de justice fondamentale;

b) elle a commis une erreur de droit en rendant sa décision;

c) elle a contrevenu aux directives établies aux termes du paragraphe 151(2) ou ne les a pas appliquées;

d) elle a fondé sa décision sur des renseignements erronés ou incomplets;

e) elle a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou omis de l'exercer.

[...]

147. (1) An offender may appeal a decision of the Board to the Appeal Division on the ground that the Board, in making its decision,

(a) failed to observe a principle of fundamental justice;

(b) made an error of law;

(c) breached or failed to apply a policy adopted pursuant to subsection 151(2);

(d) based its decision on erroneous or incomplete information; or

(e) acted without jurisdiction or beyond its jurisdiction, or failed to exercise its jurisdiction.

[...]

(4) Au terme de la révision, la Section d'appel peut rendre l'une des décisions suivantes :

a) confirmer la décision visée par l'appel;

b) confirmer la décision visée par l'appel, mais ordonner un réexamen du cas avant la date normalement prévue pour le prochain examen;

c) ordonner un réexamen du cas et ordonner que la décision reste en vigueur malgré la tenue du nouvel examen;

d) infirmer ou modifier la décision visée par l'appel.

(4) The Appeal Division, on the completion of a review of a decision appealed from, may

(a) affirm the decision;

(b) affirm the decision but order a further review of the case by the Board on a date earlier than the date otherwise provided for the next review;

(c) order a new review of the case by the Board and order the continuation of the decision pending the review; or

(d) reverse, cancel or vary the decision.

(5) Si sa décision entraîne la libération immédiate du délinquant, la Section d'appel doit être convaincue, à la fois, que :

a) la décision visée par l'appel ne pouvait raisonnablement être fondée en droit, en vertu d'une politique de la Commission ou sur les renseignements dont celle-ci disposait au moment de l'examen du cas;

b) le retard apporté à la libération du délinquant serait inéquitable.

(5) The Appeal Division shall not render a decision under subsection (4) that results in the immediate release of an offender from imprisonment unless it is satisfied that

(a) the decision appealed from cannot reasonably be supported in law, under the applicable policies of the Board, or on the basis of the information available to the Board in its review of the case; and

(b) a delay in releasing the offender from imprisonment would be unfair.



LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]            L'avocat du demandeur et l'avocat de la défenderesse ont présenté de fort différents énoncés des questions en litige dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. En me fondant sur leurs prétentions et en tenant compte des arguments qu'ils ont avancés devant moi à l'audience, je suis convaincu que les questions en litige sont celles qui suivent. Premièrement, le demandeur a-t-il le droit, dans le cadre d'une demande telle que celle sous examen, de contester la décision d'un tribunal de la CNLC, dont la Section d'appel a été saisie, ainsi que la décision de la Section d'appel elle-même? Deuxièmement, quelle est la norme de contrôle judiciaire appropriée pour la ou les décisions sous examen? Troisièmement, la CNLC a-t-elle commis une erreur de droit ou outrepassé sa compétence en abordant la question du risque que poserait pour la société au sens large la mise en liberté du demandeur? Quatrièmement, la CNLC a-t-elle commis une erreur en omettant d'examiner la question de l'absence de programmes offerts par le Service correctionnel du Canada dans la langue maternelle du demandeur? Cinquièmement, la CNLC a-t-elle enfreint l'article 7 ou encore les articles 15 et 27 de la Charte canadienne des droits et libertés[2]? Finalement, advenant que je conclue que le demandeur a droit à réparation, quelle est la mesure de redressement appropriée?


ANALYSE

[14]            Bien que le texte qui précède constitue un assez long préambule à mon analyse pour la présente demande de contrôle judiciaire, je l'ai énoncé parce que je suis convaincu que la demande du demandeur est sans fondement valable et que ce texte explique, dans une large mesure, cette conclusion. Par suite, la partie des présents motifs consacrée à l'analyse sera relativement brève.

a)         L'objet de la présente demande de contrôle judiciaire

[15]            Je suis convaincu que le seul objet de la présente demande de contrôle judiciaire est, indubitablement, la décision de la Section d'appel relative au demandeur datée du 14 novembre 2001. Cela étant dit, puisque la décision de la Section d'appel constitue essentiellement la confirmation de la décision d'un tribunal de la CNLC dont appel, je suis également convaincu qu'il convient parfaitement d'examiner cette dernière décision en vue d'établir si la Section d'appel a ou non commis d'une manière quelconque une erreur révisable.

b)         La norme de contrôle judiciaire


[16]            L'avocat du demandeur n'a pas abordé la question de la norme de contrôle applicable, que ce soit dans ses observations écrites ou dans son argumentation à l'audience. Par contre, l'avocat de la défenderesse a soutenu instamment que la norme de contrôle appropriée était celle de la décision manifestement déraisonnable. Au soutien de sa prétention, il invoque Fehr c. Commission nationale des libérations conditionnelles et al[3] et Costiuc c. Canada (Procureur général)[4]. Le juge qui présidait dans ces affaires n'a pas procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour établir quelle norme de contrôle judiciaire devait être appliquée, tel que l'a prescrit la Cour suprême du Canada dans Pushpanathan c. Canada (MCI)[5]. L'avocat de la défenderesse n'a pas non plus présenté une telle analyse au soutien de son argument.

[17]            Voici les facteurs à prendre en compte lorsqu'on procède à une analyse pragmatique et fonctionnelle : premièrement, l'existence ou non d'une clause privative protégeant d'un contrôle judiciaire, à des degrés divers, la décision sous examen; deuxièmement, les compétences spécialisées du tribunal en cause par rapport à celles de la Cour; troisièmement, l'objet de la loi concernée par décision sous examen, en l'occurrence la Loi sur le système correctionnel et des dispositions particulières de celle-ci; finalement, la nature des questions dont la Cour est saisie.


[18]            Dans le contexte de la présente affaire, le premier élément est vite réglé. La Loi sur le système correctionnel ne renferme pas de clause privative. Ce facteur penche ainsi en faveur d'une norme de contrôle moins rigoureuse. Bien que la CNLC soit un tribunal spécialisé, on pourrait difficilement la qualifier de tribunal d'experts. Je suis convaincu que l'article 105 de la Loi sur le système correctionnel, reproduit précédemment, vient appuyer cette conclusion et que, par suite, le recours à une norme de contrôle moins rigoureuse se justifie. Sont également soulevées en l'espèce des questions concernant l'interprétation législative et l'application de la Charte. Je suis convaincu que, dans les deux cas, la CNLC n'a pas davantage de compétences spécialisées que notre Cour. Encore une fois, cela justifie de recourir à une norme de contrôle moins rigoureuse.

[19]            L'objet du « système correctionnel » - ce qui recouvre selon moi le Service correctionnel du Canada et la Commission nationale des libérations conditionnelles -, tel qu'il est énoncé à l'article 3 de la Loi sur le système correctionnel, est de contribuer au maintien d'une société juste, vivant en paix et en sécurité. La portée de cet objet s'étend assurément au rôle joué par la CNLC, en vertu de l'article 100 précité de la Loi sur le système correctionnel. Je suis par conséquent convaincu que l'objet de cette loi dans son ensemble, et de ses dispositions précitées en particulier, est en grande partie « polycentrique » , pour reprendre l'expression de la Cour suprême. Ce qui est fondamentalement en litige en l'espèce, c'est la question de savoir ce qui pourrait ou non constituer un « risque inacceptable pour la société » . Comme la CNLC a pour responsabilité d'établir un équilibre entre l'intérêt de la « société » - de quelque manière qu'on entende cette expression - et l'intérêt des contrevenants, tel le demandeur, j'estime que ce mandat justifie de faire preuve davantage de retenue à l'égard des décisions de cet organisme. Finalement, les questions de fond en litige dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont en grande partie des questions de droit, ce qui justifie de faire preuve d'une retenue moindre à l'égard de la décision sous examen de la Section d'appel.

[20]            Ces considérations étant faites, j'estime que la norme de contrôle appropriée, en l'espèce, pour la décision de la Section d'appel n'est pas celle de la décision manifestement déraisonnable mais plutôt celle de la décision raisonnable simpliciter. J'insiste sur le fait que cette conclusion se fonde sur les questions dont la Cour est saisie et le contexte particulier de la présente affaire. Malgré ce qui précède, je suis convaincu que la norme de contrôle appropriée pour une autre décision de la Section d'appel, portant sur des questions différentes fondées sur des faits différents, pourrait très bien être celle de la décision manifestement déraisonnable.

            c)         Le risque pour la « société »

[21]            Comme on l'a déjà mentionné dans les présents motifs, la Section d'appel et le tribunal de la CNLC dont la décision a été portée devant la Section d'appel considéraient que le concept de « société » visé dans le mandat de la CNLC s'entend de la « communauté internationale » ou de la société au sens large, plutôt que de la « société canadienne » ou de la société en un autre sens plus étroit. L'avocat du demandeur a soutenu que la Section d'appel a commis une erreur en faisant sienne, sur ce point particulier, l'interprétation du tribunal de la CNLC.

[22]            Dans Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général)[6], le juge Evans, s'exprimant au nom de la Cour, a écrit ce qui suit, aux paragraphes 12 et 13 :

Au Canada, le point de départ pour l'interprétation d'une disposition législative est l'extrait suivant de l'ouvrage de Driedger intitulé Construction of Statutes, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1983, que l'on cite couramment (p. 87) :


[traduction] Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution; il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

Cette conception globale de l'interprétation d'une loi ou, comme en l'espèce, d'un règlement, exige d'une cour de justice qu'elle retienne le sens qui est le plus compatible avec le texte et le contexte de la disposition en cause. L'on ne peut faire abstraction ni de l'un ni de l'autre. Cependant, plus le « sens ordinaire » du texte est clair, plus les considérations d'ordre contextuel doivent être pressantes pour justifier une autre interprétation, spécialement lorsqu'il s'agit d'ajouter des mots à ceux utilisés par le législateur.

[23]            Bien que les parties n'aient pas cité le texte qui précède, la Cour suprême du Canada s'est fondée sur le même passage tiré de Driedger dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re)[7], lequel arrêt a été cité devant moi pour le compte du demandeur.

[24]            L'expression « société » apparaît à diverses reprises dans la Loi sur le système correctionnel, plus particulièrement à ses articles 100 à 1002, en partie précités. Bien qu'au plan des principes, j'estime que la Loi sur le système correctionnel, interprétée comme elle doit l'être, donne lieu à l'interprétation de l'expression « société » qu'en ont fait le tribunal et la Section d'appel, étant donné particulièrement le rôle joué par le Canada au sein d'une communauté internationale à l'intégration de plus en plus poussée et parfois qualifiée de « village planétaire » , je ne vais pas m'adonner à l'exercice d'interprétation législatif auquel on me convie.


[25]            Selon la preuve présentée à la connaissance de la Cour, le demandeur était mêlé à un réseau international de distribution de stupéfiants s'étendant tout au moins de la République populaire de Chine jusqu'au Canada. L'expulsion du demandeur vers la République populaire de Chine, en l'absence d'un plan structuré de libération conditionnelle tel qu'il pourrait s'appliquer dans ce pays, ne garantit pas que le demandeur ne s'adonnerait pas de nouveau à la distribution de stupéfiants au détriment de la société canadienne, que ce soit en République populaire de Chine ou en Thaïlande, ou même encore au Canada s'il devait y revenir. Et même si on devait interpréter restrictivement l'expression « société » pour lui donner le sens de « société canadienne » tel qu'il est demandé au nom du demandeur, je suis convaincu qu'il était raisonnable pour la Section d'appel, dans sa décision, de confirmer la décision du tribunal dont elle était saisie.

[26]            Par conséquent, l'interprétation à donner à l'expression « société » dans le contexte de la Loi sur le système correctionnel, et plus particulièrement du rôle de la CNLC, devra attendre une décision ultérieure à l'échelon de notre Cour.

d)          L'absence de programmes offerts par le Service correctionnel du Canada dans la langue maternelle du demandeur

[27]            Tel qu'on l'a déjà mentionné dans les présents motifs, la Section d'appel a disposé comme suit de cette question :

En ce qui a trait aux programmes, c'est le SCC qui est responsable des programmes et des traitements offerts aux délinquants. C'est donc à lui que vous devez adresser vos plaintes concernant la disponibilité des programmes.


[28]            Je suis convaincu que cette conclusion de la Section d'appel était parfaitement correcte. La CNLC n'a tout simplement pas pour rôle de vérifier le respect par le Service correctionnel du Canada des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés dans l'acquittement de son mandat. Quoique notre Cour pourrait très bien être saisie des questions soulevées au nom du demandeur à cet égard après leur examen dans le cadre de la procédure de règlement des griefs à laquelle les détenus peuvent recourir face aux actions ou inactions du Service correctionnel du Canada, la CNLC n'a pas de rôle à jouer dans ce processus.

            e)         Les prétendues violations par la CNLC, et plus spécifiquement par la Section d'appel, de l'article 7 ainsi que des articles 15 et 27 de la Charte canadienne des droits et libertés

[29]            Les articles 7, 15 et 27 de la Charte canadienne des droits et libertés prévoient ce qui suit :


7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[...]

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

[...]

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.


(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

[...]

(2) Subsection (1) does not preclude any law, program or activity that has as its object the amelioration of conditions of disadvantaged individuals or groups including those that are disadvantaged because of race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

[...]27. Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.

27. This Charter shall be interpreted in a manner consistent with the preservation and enhancement of the multicultural heritage of Canadians.


[30]            Il ne fait aucun doute que la CNLC doit agir en conformité avec la Charte canadienne des droits et libertés. Dans Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)[8], le juge LaForest, s'exprimant au nom de la Cour, a écrit ce qui suit, au paragraphe 19 :

Comme je vais l'exposer plus loin, je suis d'avis que ce ne sont pas les textes de loi attaqués qui sont susceptibles de violer la Charte. Ce sont plutôt les actes de certaines entités - les hôpitaux et la Medical Services Commission (la commission des services médicaux) - qui exercent un pouvoir discrétionnaire attribué par ces textes de loi. La deuxième question est celle de savoir si la Charte s'applique à ces entités. À mon avis, la Charte s'applique tant aux hôpitaux qu'à la commission des services médicaux, dans la mesure où ces entités agissent dans l'exercice des pouvoirs qui leur sont conférés par les lois. [...]

[31]            Le juge LaForest a poursuivi comme suit, au paragraphe 21 :

[...] Toutefois, il ne fait aucun doute que la Charte s'applique aussi aux actes accomplis en vertu de pouvoirs conférés par la loi. La justification de cette règle découle inexorablement de la structure logique de l'article 32 [de la Charte]. Comme l'explique le professeur Hogg dans Constitutional Law of Canada [...] :

[traduction] Les mesures prises en vertu d'un pouvoir statutaire ne sont valides que si elles se situent à l'intérieur de la portée de ce pouvoir. Puisque ni le Parlement ni une législature ne peuvent eux-mêmes adopter une loi qui contrevient à la Charte, ni l'un ni l'autre ne peuvent autoriser des mesures qui contreviendraient à la Charte. Ainsi, les limites que la Charte impose à un pouvoir statutaire s'étendront à la famille des autres pouvoirs statutaires et s'appliqueront aux règlements, aux statuts, aux ordonnances, aux décisions et à toutes les autres mesures (législatives, administratives ou judiciaires) dont la validité dépend d'un pouvoir statutaire.

[32]            J'estime indubitable, en ce qui concerne la décision sous examen de la Section d'appel, que sa « [...] validité dépend d'un pouvoir statutaire » .

[33]            Cela étant dit, compte tenu de l'ensemble de la preuve portée à la connaissance de la Cour et en faisant abstraction des prétendues violations de la Charte par la CNLC, je ne décèle absolument rien qui étaye les allégations du demandeur selon lesquelles la Section d'appel, ou la CNLC plus généralement, en en arrivant à la décision sous examen, a contrevenu soit à l'article 7, soit aux articles 15 et 27 interprétés l'un au moyen de l'autre, de la Charte. Comme j'en viens à cette conclusion, je ne procéderai pas à l'analyse assez élaborée qui est requise lorsqu'une allégation de violation de la Charte est étayée par une certaine preuve.

f)          Les mesures de redressement appropriées

[34]            Étant donné l'analyse que j'ai faite jusqu'à maintenant, il n'est pas nécessaire que je traite de la question des mesures de redressement appropriées. Cela étant dit, s'il me fallait régler cette question, j'inclinerais à croire que les mesures de redressement demandées ne conviennent pas. Tout au plus, en présumant qu'une mesure de redressement soit justifiée - et je conclus que tel n'est pas le cas -, j'annulerais la décision sous examen de la Section d'appel et je renverrais à celle-ci l'appel du demandeur afin qu'elle rende une nouvelle décision qui ne soit pas incompatible avec les présents motifs.

CONCLUSION


[35]            Compte tenu de ce qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Bien que la défenderesse ait demandé les dépens si elle devait avoir gain de cause, elle n'a pas sérieusement insisté sur ce point à la fin de l'audience devant moi. Exerçant mon pouvoir discrétionnaire, je n'adjugerai aucuns dépens.

                                                  « Frederick E. Gibson »            

                                                                                   Juge                          

Ottawa (Ontario)

Le 26 juin 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


             COUR FÉDÉRALE DU CANADA

        SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

          AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :    T-2278-01

INTITULÉ : Chun Wai Ng c. Sa Majesté la Reine

du chef du Canada

                                            

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                 Le 11 juin 2003

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE GIBSON

DATE DU JUGEMENT :                   Le 26 juin 2003

COMPARUTIONS :

Ronald Guertin                                                     POUR LE DEMANDEUR

Derek Rasmussen                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ronald G. Guertin                                                 POUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

Morris Rosenberg                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada



[1]         L.C. 1992, ch. 20.

[2]         Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 (L.R.C. (1985), annexe II, n ° 44), édictée comme l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada 1982, ch. 11 (R.-U.).

[3]         (1995), 93 F.T.R. 161.

[4]         [1999] A.C.F. n ° 241 (Q.L.),(C.F. 1re inst.).

[5]         [1998] 1 R.C.S. 982, aux paragraphes 27 à 38.

[6]         [2003] A.C.F. n ° 566 (Q.L.), (C.A.); décision non citée par les parties.

[7]         [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21.

[8]         [1997] 3 R.C.S. 624.


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.