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Date : 20211203


Dossier : IMM-2890-20

Référence : 2021 CF 1352

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 3 décembre 2021

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

HAMDA CHAMAS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Hamda Chamas [la demanderesse] est veuve, âgée de 67 ans et citoyenne du Liban. Elle est arrivée au Canada munie d’un visa de visiteur pour séjours multiples en novembre 2017 pour s’occuper de l’une de ses filles – victime de violence familiale – et de sa petite-fille. Elle a présenté une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire [la demande CH] environ six mois après son arrivée au Canada.

[2] Dans une décision datée du 24 juin 2020 [la décision], une agente d’immigration [l’agente] a rejeté la demande CH de la demanderesse, ayant conclu que le degré d’établissement de cette dernière au Canada n’était [traduction] « pas supérieur à celui auquel on s’attendrait de la part de n’importe quelle personne résidant au Canada depuis un certain temps », que la situation au Liban ne créait pas de difficultés excessives et que le retour de la demanderesse au Liban ne compromettrait pas l’intérêt supérieur de sa petite-fille, âgée de trois ans.

[3] La demanderesse soutient que l’agente a évalué son degré d’établissement au Canada et l’intérêt supérieur de l’enfant de manière déraisonnable et qu’elle a fait abstraction d’éléments de preuve cruciaux. Le défendeur soutient quant à lui que la décision analyse de manière raisonnable tant les arguments invoqués que les éléments de preuve produits, et qu’une dispense CH est une mesure discrétionnaire et exceptionnelle, qui commande la déférence.

[4] Comme je suis d’avis que la décision est déraisonnable, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse.

II. Le contexte

[5] La demanderesse a deux filles au Canada. Depuis son arrivée au Canada, elle réside chez sa fille M. et sa jeune petite-fille H.

[6] M., la fille de la demanderesse, est arrivée au Canada en 2006. Elle était parrainée par son époux, mais la relation a été violente sur le plan physique et psychologique. M. a fini par échapper aux sévices que son époux et la famille de celui-ci lui faisaient subir et elle a sollicité des soins médicaux. Elle souffre de problèmes au dos et aux genoux en raison des coups qu’elle a subis pendant le mariage, ainsi que de cauchemars, de crises d’anxiété subites et de dépression. Elle s’est remariée en 2011, mais son nouvel époux a demandé le divorce parce que le premier époux l’avait menacé. Elle a donné naissance à sa fille H. en 2014, qu’elle élève seule.

[7] M. n’a pas les moyens de parrainer la demanderesse, parce que l’ampleur des lésions physiques et psychologiques que son ex-époux lui a fait subir l’empêche de travailler. Elle touche des prestations du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées.

[8] Depuis son arrivée au pays, la demanderesse a passé son temps à aider M. en gardant l’enfant, à soutenir M. dans ses efforts pour faire face aux conséquences de la violence familiale et à travailler comme bénévole dans un groupe de couture et de mieux-être rattaché à un South Asian Women’s Centre (Centre de femmes de l’Asie du Sud). Elle reçoit une pension du Liban et est donc autonome sur le plan financier.

[9] Le psychiatre de M. a confirmé que la présence de la mère est bénéfique pour la santé mentale de sa fille. Par exemple, la demanderesse tient M. dans ses bras et la calme pendant ses terreurs nocturnes. Sa présence aide aussi M. à mieux prendre soin de sa jeune fille, ce qu’elle a de la difficulté à faire à cause des effets physiques et psychologiques de la violence que son ex-époux lui a fait subir. M. ne peut pas se plier ou jouer à cause de ses problèmes de genoux et de dos, et c’est donc la demanderesse qui amène H. au parc. La demanderesse enseigne aussi l’arabe à H. et s’occupe généralement de ses soins quotidiens.

III. Les questions en litige

[10] La demanderesse conteste la décision en faisant valoir que l’agente a évalué de manière déraisonnable son degré d’établissement et l’intérêt supérieur de l’enfant.

[11] Pour ce qui est du degré d’établissement, la demanderesse est d’avis que l’évaluation de l’agente est problématique à trois égards :

I. Les commentaires de l’agente sur le degré d’établissement [traduction] « attendu » étaient inappropriés;

II. L’agente a fait abstraction de preuves médicales importantes;

III. L’agente s’est livrée à des conjectures infondées au sujet de la [traduction] « compensation » des difficultés subies.

[12] Pour ce qui est de l’analyse concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, la demanderesse soutient ceci :

i. L’agente n’a pas été assez [traduction] « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur de H.;

ii. L’agente n’a pas répondu à une partie importante des observations de la demanderesse au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant;

iii. L’agente n’a pas fait de commentaires sur l’effet qu’aurait la proposition de poursuite du statut de résident temporaire de la demanderesse sur l’intérêt supérieur de H.;

iv. La conclusion que l’agente a tirée à l’égard de l’intérêt supérieur de l’enfant était inintelligible, au vu de ses propres conclusions de fait.

[13] La demanderesse soutient également que la décision de l’agente est généralement déraisonnable parce que cette dernière segmente l’analyse au lieu d’évaluer les facteurs de manière globale.

[14] Il n’est nul besoin selon moi de traiter de la totalité des questions que soulève la demanderesse. Je suis également d’avis que les questions que celle-ci soulève au sujet des preuves médicales et des difficultés ne font pas partie, à proprement parler, de l’évaluation du degré d’établissement. Cela étant, je reformulerai comme suit les questions qui découlent de la présente demande :

A. L’agente a-t-elle rendu une décision raisonnable en :

i. faisant abstraction des preuves médicales;

ii. en concluant que des technologies médiatiques pourraient « compenser » les difficultés dues à la séparation?

B. L’analyse de l’agente concernant l’intérêt supérieur de l’enfant est-elle raisonnable?

IV. La norme de contrôle applicable

[15] Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique au fond d’une décision CH est la décision raisonnable (voir, par exemple, Canada (Choi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 494 au para 10, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

[16] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe à la demanderesse de montrer que la décision CH est déraisonnable. Pour infirmer une décision sur ce fondement, « [l]a cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

[17] La disposition législative applicable est le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), qui prévoit que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration :

[…] peut […] octroyer [à un étranger] le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à [cet] étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[18] Pour ce qui est des décisions CH, l’arrêt faisant autorité est Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], où il est mentionné que l’article 25 vise à offrir une « mesure à vocation équitable » s’il existe des « faits établis par la preuve, de nature à inciter [tout membre] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs justifient l’octroi d’un redressement spécial » (aux para 13 et 21).

Question 1a) : L’agente a-t-elle fait abstraction de preuves médicales?

[19] Pour analyser les difficultés qui pourraient découler du fait que la demanderesse soit séparée de M., l’agente a admis l’affidavit et les preuves médicales montrant que M. avait été victime de violence et que la demanderesse lui servait de soutien affectif. Cependant, elle a conclu qu’il manquait de documents médicaux indiquant que, sans sa mère, M. était incapable de prendre soin de son bien-être.

[20] La demanderesse admet que, d’un point de vue technique, aucune des preuves médicales n’indique que M. est incapable de vivre par elle-même. Cependant, l’agente avait en main un rapport du psychiatre de M. indiquant que les symptômes de trouble de stress post-traumatique de M. ont commencé à s’estomper quand sa mère était arrivée au Canada : son état de dépression a diminué, elle est moins isolée et elle se sent plus en sécurité. La demanderesse soutient qu’étant donné que l’agente n’a pas fait mention de cette lettre médicale dans ses motifs, elle a fait abstraction de preuves médicales importantes, ce qui est contraire à la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF).

[21] Ceci étant dit avec égards, le rapport du psychiatre n’a pas confirmé que M. sera incapable de prendre soin de son propre bien-être sans la présence physique de sa mère. Dans ce contexte, je suis d’accord avec le défendeur, qui soutient que l’agente a eu raison de conclure que, dans les preuves médicales, rien ne disait explicitement que M. serait incapable de prendre soin d’elle-même.

[22] Cependant, je n’irais pas jusqu’à adopter la position du défendeur selon laquelle il y avait une [traduction] « insuffisance précise qui menait à la conclusion qu’une dispense CH n’était pas justifiée » ou que la demanderesse ne s’était tout simplement pas acquittée de son fardeau à cet égard, conformément à l’arrêt Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 5. En me fondant sur la présomption énoncée dans la jurisprudence, à savoir qu’un agent a pris en considération la totalité des éléments de preuve qu’il a en main (Florea c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL) (CAF)), et compte tenu du fait que les preuves médicales ne contredisaient pas directement la déclaration de l’agente, je rejette plutôt l’argument qu’invoque ici la demanderesse.

Question 1b) : Était-il déraisonnable de la part de l’agente de conclure que des technologies médiatiques pouvaient « compenser » les difficultés dues à la séparation?

[23] L’agente a conclu que des [traduction] « technologies médiatiques peu coûteuses » permettraient à la demanderesse et à M. de poursuivre leur relation étroite et que ce fait [traduction] « compenserait, jusqu’à un certain point » l’effet de la séparation physique.

[24] La demanderesse soutient qu’il s’agit là d’une conjecture infondée, car l’agente n’a cité aucune preuve que de telles technologies amélioreraient la détresse psychologique de M. Elle souligne que la preuve tirée de son propre affidavit et de celui de M., de même que la preuve du psychiatre soulignaient, toutes l’importance de la présence physique de la demanderesse au Canada et faisaient ressortir l’état lamentable dans lequel se trouvait la santé psychologique de M. avant l’arrivée de sa mère, malgré leurs conversations téléphoniques quotidiennes.

[25] Le défendeur indique que la référence de l’agente à des technologies modernes ne suscite aucune erreur, mais il fournit peu de justifications sur ce point, sinon pour dire qu’il y a lieu de faire preuve de déférence envers l’agente.

[26] À mon avis, dire qu’aucune opinion médicale explicite ne donne à penser que M. ne serait pas capable de prendre soin de son propre bien-être est une chose, mais c’en est une tout autre que de laisser entendre, comme l’a fait l’agente, que des technologies médiatiques compenseraient les difficultés qui pourraient survenir en l’espèce. À part le fait d’être conjecturale, cette conclusion est contredite par les preuves soumises à l’agente, dont le propre affidavit de M. auquel cette dernière a fait référence et les preuves médicales qu’elle a censément prises en considération.

[27] Après avoir décrit les horribles sévices qu’elle a subis aux mains de son ex-époux et de la famille de celui-ci, ainsi que l’effet constant sur elle de ces sévices et du stress qu’ils ont causés, M. a ensuite déclaré dans son affidavit que le jour où la demanderesse est venue lui rendre visite en novembre 2017 a été [traduction] « le jour où j’ai finalement senti que j’étais en vie ». Elle a parlé de son plan de changer sa vie avec sa mère ici, ainsi que de la possibilité de poursuivre ses plans futurs grâce à la force et à l’appui que sa mère lui procure. Elle a décrit sa crainte de ne jamais se sentir complète sans que sa mère soit proche d’elle, et a demandé qui serait en mesure de l’aider quand elle se réveille la nuit en criant, à cause des souvenirs de la violence qu’elle a subie. L’agente a pris acte de tous ces points, mais elle s’attendait toutefois à ce que M., sans la présence de sa mère, recoure d’une certaine façon aux technologies pour apaiser ses terreurs nocturnes ou ses autres troubles psychologiques.

[28] De manière plus critique, je signale l’opinion qu’a formulée le psychiatre dans son rapport concernant M. :

[traduction]
Mme Chamas s’est plainte des difficultés qu’elle subit, en vivant seule au Canada, à cause des différents symptômes qu’elle présente aujourd’hui, lesquels comprennent la dépression, l’anxiété, son isolement des gens, son manque d’amis, son manque de contacts avec sa sœur, qui est mariée au frère de son époux et à qui l’on a interdit de communiquer avec elle, le manque de socialisation, ainsi que les menaces proférées par son époux.

Quand sa mère est venue lui rendre visite, l’état de la patiente a commencé à s’améliorer. Elle est devenue plus animée, sa dépression a commencé à s’estomper. Elle s’est sentie plus en sécurité, est sortie de la maison et a essayé de communiquer avec d’autres. La présence de sa mère l’incite à tenter de réduire son isolement.

[29] Le défendeur soutient que le rapport du psychiatre ne prescrit pas que la demanderesse doive résider au Canada pour soutenir sa fille. Même si le psychiatre n’a pas – et ne pouvait pas – prescrire la présence de la demanderesse au Canada, il ressort clairement de son rapport que les problèmes psychiatriques dont souffrait M. et qu’elle continue de souffrir – dépression, anxiété et isolement social – se sont tous améliorés grâce à la présence de sa mère. C’est pour cette raison que le psychiatre a conclu à la fin de son rapport que la présence de la demanderesse serait bénéfique pour l’état de santé psychologique général de M., mais aussi pour celui de sa petite-fille H.

[30] Comme le fait remarquer la demanderesse, étant donné que l’agente a admis les difficultés de M. il est plus problématique encore de faire abstraction de l’opinion d’un spécialiste en médecine selon laquelle la présence de la demanderesse est bénéfique pour M., sans compter l’aide dont celle-ci a besoin pour les réalités pratiques de l’éducation d’une enfant pendant qu’elle est aux prises avec un trouble de stress post-traumatique et des déficiences physiques.

[31] Je conclus donc que l’agente est arrivée à une conclusion déraisonnable en conjecturant que, sans la présence physique de la demanderesse, des technologies médiatiques compenseraient les difficultés auxquelles M. est confrontée.

Question no 2 : L’agente d’immigration a-t-elle évalué de manière raisonnable l’intérêt supérieur de l’enfant?

[32] L’article 25 oblige à prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant, et l’arrêt Kanthasamy confirme que cela inclut « notamment [les] droits, [les] besoins et [les] intérêts supérieurs des enfants, [le] maintien des liens entre les membres d’une famille et [le] fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches » (au para 34).

[33] L’agente a conclu que le retour de la demanderesse au Liban ne compromettrait pas l’intérêt supérieur de H. parce qu’elle n’est pas la tutrice principale de l’enfant, que la mère de cette dernière est capable de prendre soin d’elle, et que l’enfant pourrait rester en contact virtuellement avec sa grand-mère.

[34] La demanderesse est d’avis que l’agente ne s’est pas montrée réceptive, attentive et sensible à l’intérêt de H., car son analyse n’est pas nuancée ou approfondie, et qu’elle n’a rien dit à propos de la souffrance que subirait H. si la décision était défavorable – malgré les neuf pages d’observations sur l’intérêt supérieur de l’enfant qui lui ont été soumises.

[35] De plus, soutient la demanderesse, la question n’était pas de savoir si, en son absence, on prendrait soin de H., mais plutôt si la situation aurait un effet défavorable sur son intérêt supérieur. Le juge LeBlanc a écrit ce qui suit dans la décision Motrichko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 516 au paragraphe 27 : « l’analyse que l’agent devait entreprendre n’était pas d’examiner si les petits-enfants pourraient supporter l’absence de leur grand-mère ou y survivre, mais la façon dont ils seraient touchés, à la fois de façon pratique et émotionnellement, par le départ de la demanderesse dans les circonstances de l’espèce ».

[36] Le défendeur rétorque que l’agente a examiné en détail la totalité des facteurs et des éléments de preuve pertinents. Il ajoute que celle-ci a reconnu avec exactitude que la question de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas un facteur déterminant; il cite toutefois de la jurisprudence antérieure à l’arrêt Kanthasamy sur ce point : Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5; Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 646 aux para 30 et 31.

[37] L’arrêt Kanthasamy indique ce qui suit au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant :

[39] Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), par. 12 et 31; Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9-12 (CanLII)).

[40] Lorsque, comme en l’espèce, la loi exige expressément la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant « directement touché », cet intérêt représente une considération singulièrement importante dans l’analyse (A.C., par. 80-81).

[38] Comme point de départ, je signalerais que la demanderesse n’a pas à être la principale responsable des soins de H. pour que notre Cour prenne en compte son intérêt supérieur dans le contexte de la demande CH de la demanderesse. Notre Cour a conclu à maintes occasions que l’intérêt supérieur d’un enfant entre en jeu même dans les cas où le demandeur n’est pas le parent ou le principal responsable de ses soins, car l’accent est mis sur l’enfant « directement touché » par la demande, comme il est expressément indiqué à l’article 25 de la LIPR : Momcilovic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 79 au paragraphe 45, Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082. Plus particulièrement, la Cour a reconnu le rôle important que jouent les grands-parents dans le soin de leurs petits-enfants, surtout si les parents de ces enfants ne sont peut-être pas en mesure de prendre soin d’eux-mêmes ou si les enfants ont des besoins supplémentaires : Kwon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 50; Fernandes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 997.

[39] Je signale que, en l’espèce, la demanderesse a fourni des rapports détaillés qui confirment le rôle important que jouent les grands-parents. Ces rapports montrent, notamment, que quand des grands-parents prennent part à la vie quotidienne de leurs petits-enfants, ces derniers sont plus socialisés et participent davantage aux activités scolaires. Ils sont également plus susceptibles de faire preuve d’attention et de compensation envers des gens qui se situent en dehors de leur cercle immédiat d’amis et de membres de la famille.

[40] Cependant, à l’instar de sa conjecture quant à la façon dont des technologies médiatiques pourraient atténuer les difficultés auxquelles M. serait confrontée, l’agente a conclu par ailleurs que des [traduction] « médias sociaux évolués », comme [traduction] « Facebook, Twitter, Skype, Zoom, notamment », permettraient à la demanderesse de rester en contact avec sa petite-fille âgée de trois ans.

[41] À part être un piètre substitut pour aller jouer au parc – une activité à laquelle la demanderesse et sa petite-fille consacraient beaucoup de temps ensemble – les médias sociaux ne peuvent pas remplacer les soins et le soutien que la demanderesse assure tous les jours à sa petite-fille, comme aider H. à se préparer pour l’école, l’amener à l’école, faire des courses ensemble et l’aider à résoudre un problème ou une question, le cas échéant. Cela ne pourrait se faire que si la demanderesse se trouve physiquement au Canada, et continue d’être présente dans la vie de sa fille et de sa petite-fille.

[42] Pourtant, après avoir décidé que la demanderesse, sa fille et sa petite-fille pouvaient, d’une certaine façon, mener leur vie et poursuivre leur relation en ligne grâce aux médias sociaux, l’agente a cessé de se demander quel effet, s’il y en avait un, aurait le départ de la demanderesse sur H. Elle n’a jamais dit ce qui serait dans l’intérêt supérieur de H. et en quoi le départ de la demanderesse se répercuterait sur cet intérêt. Le fait que l’agente n’ait pas procédé à une telle analyse donne à penser qu’elle n’était pas réceptive, attentive et sensible à l’intérêt de H.

[43] Récemment, dans la décision Appiah c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2021 CF 1309, j’ai fait écho à la préoccupation soulevée par la juge Sadrehashemi dans la décision Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2021 CF 1236 quant à l’emploi que font des agents d’immigration de formules du type « passe-partout » pour évaluer la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, en indiquant que celui-ci serait en mesure de rester en contact avec son parent – ou en l’occurrence, son grand-parent – grâce à des [traduction] « lettres ou Internet, par des moyens tels que le courrier électronique, la messagerie instantanée ou Facebook », et ce, sans tenir compte des faits précis de l’affaire. Cette même préoccupation s’applique en l’espèce, compte tenu de la preuve de fond qui montre l’existence d’un lien solide entre la demanderesse et sa petite-fille, et du rôle crucial qu’elle joue pour ce qui est de prendre soin de H., qui exige sa présente physique au Canada.

[44] Par ailleurs, comme j’ai conclu que l’agente a fait des conjectures déraisonnables à propos de l’effet du départ de la demanderesse sur sa fille, je conviens avec la demanderesse que l’agente n’a pas examiné en quoi son renvoi aggraverait l’anxiété de M., et en quoi ce fait se répercuterait sur H.

[45] Je signale ici que la demanderesse a inclus dans sa demande CH de nombreuses études savantes sur les effets préjudiciables de la dépression maternelle sur le fonctionnement et le développement des enfants, des études qui, de pair avec le rapport du psychiatre de M., étayent la position de la demanderesse selon laquelle sa présence atténuerait l’effet négatif de la dépression de sa fille sur H. Ces facteurs, selon moi, auraient dû être pris en compte – mais ne l’ont pas été – par l’agente dans le cadre de son analyse concernant l’intérêt supérieur de l’enfant. Comme l’agente n’a pas examiné cet argument, ses motifs n’étaient pas sensibles aux préoccupations de la demanderesse, ce qui est contraire à l’exigence énoncée dans l’arrêt Vavilov (aux para 127 et 128).

[46] La demanderesse allègue de plus que l’agente n’a pas traité de l’effet de la poursuite du statut de résident temporaire de la demanderesse sur l’intérêt de H. Pour évaluer le degré d’établissement et la situation au Liban, l’agente a fait référence à la capacité de la demanderesse de prolonger son visa ou d’en demander un autre, mais elle n’a rien dit sur ce facteur dans l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant. La demanderesse cite la décision Luciano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 155, au paragraphe 50, où le juge Ahmed conclut que lorsqu’un agent propose le statut de résident temporaire comme solution de rechange à une demande CH, il doit dans ce cas examiner les effets de la poursuite du statut de résident temporaire sur tous les facteurs CH mis de l’avant, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant. Je suis de cet avis.

[47] Les aspects qui précèdent étant suffisants pour décider que la décision est déraisonnable, il est inutile que j’examine les autres questions qui se posent en l’espèce.

VI. Certification

[48] Il a été demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Chacun a répondu qu’il n’y en avait pas, et je suis d’accord avec eux.

VII. Conclusion

[49] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2890-20

LA COUR ORDONNE :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. La décision faisant l’objet du présent contrôle est infirmée, et l’affaire renvoyée à un décideur différent pour nouvelle décision.

3. Il n’y a pas de question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2890-20

 

INTITULÉ :

HAMDA CHAMAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE par VIDéOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 16 Novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge GO

 

DATE DES MOTIFS :

le 3 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Leo Rayner

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Araujo

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Leo Rayner

Legally Canadian

Mississauga (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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