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Date : 20211210


Dossier : IMM-2775-20

Référence : 2021 CF 1369

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

SOFIA TUROVSCI

FIODOR TOROVSKY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] L’agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente présentée depuis le Canada. Il est bien établi que les personnes désirant présenter une demande de résidence permanente au Canada doivent le faire depuis l’extérieur du pays. Elles peuvent toutefois invoquer l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] pour éviter d’avoir à présenter la demande depuis l’étranger. La présente affaire se retrouve devant la Cour parce que la demande a été rejetée. Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de cette décision sur le fondement de l’article 72 de la LIPR.

[2] Les demandeurs sont des ressortissants israéliens. Ils sont les parents et grands‑parents de citoyens canadiens. Les demandeurs sont venus au Canada le 3 septembre 2017 et leur statut de résidents temporaires a été maintenu par l’entremise de diverses prorogations. La demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’ils ont présentée depuis le Canada a été reçue le 27 avril 2018.

[3] Avant d’entrer au Canada, un étranger doit solliciter un visa ou tout autre document requis par règlement (LIPR, art 11(1)). Le ministre peut prendre des mesures spéciales et octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt de l’enfant directement touché » (LIPR, art 25(1)). C’est la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande de dispense qui est contestée dans le cadre du présent contrôle judiciaire. La décision est datée du 4 juin 2020.

I. Décision faisant l’objet du contrôle

[4] La décision énonce les motifs pour lesquels la demande doit être rejetée. Selon le décideur, il n’y a pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier l’octroi de ce qui est présenté comme une mesure d’exception ne pouvant être accordée que lorsque les circonstances le justifient. Le fardeau repose sur les épaules des demandeurs.

[5] Les demandeurs ont invoqué un ensemble de circonstances à l’appui de leur demande : leur établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, les risques et conditions défavorables en Israël, ainsi que d’autres facteurs.

[6] Établissement : l’agent a accordé un [traduction] « certain poids » à ce facteur, en grande partie parce que la famille des demandeurs (leurs deux enfants adultes et leurs propres familles) a immigré au Canada il y a quelques années. À la lecture de la demande, il apparaît évident que les demandeurs souhaitent immigrer au Canada parce que leurs deux enfants y vivent. Les demandeurs se trouvaient au Canada depuis seulement trois ans lorsqu’ils ont décidé de présenter une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. C’est la raison pour laquelle ils sont peu enracinés dans ce pays. Mis à part le fait que les demandeurs vivent avec leur fille et que leur famille immédiate se trouve au pays, ils avaient peu de choses à déclarer en ce qui a trait à l’établissement, à savoir deux brefs cours [traduction] « d’anglais langue seconde » et du bénévolat (on ne sait pas si le bénévolat a duré longtemps). Les lettres de soutien proviennent majoritairement d’amis des demandeurs en Israël et de leur famille au Canada. L’agent a souligné l’existence d’une [traduction] « lettre de soutien écrite par une personne dont les parents sont aidés par les demandeurs » (décision, à la p 3 de 7). Par conséquent, le décideur a conclu que le degré d’établissement des demandeurs au Canada était [traduction] « faible ».

[7] Intérêt supérieur des enfants : un examen du dossier montre que les demandeurs ont deux enfants au Canada qui sont mariés et ont également des enfants. Leur fils avait 48 ans au moment de la présente instance, alors que leur fille était âgée de 43 ans. Cette dernière ainsi que son mari hébergent les demandeurs.

[8] Les enfants de la fille avaient autour de 24 et 17 ans en 2020, au moment où la décision a été rendue. Quant aux fils, il a deux enfants dont une était âgée de 28 ans en 2020 et avait elle‑même deux enfants âgés de 6 et 2 ans. À toutes fins utiles, les petits‑enfants des demandeurs sont maintenant tous adultes. Comme je l’ai déjà mentionné, les demandeurs habitent chez leur fille.

[9] L’agent souligne qu’il y a peu d’éléments de preuve concernant les arrière-petits-enfants hormis des renseignements anecdotiques à leurs sujets. Il semble ne faire aucun doute que cette famille est unie sur le plan émotif et que les enfants et petits‑enfants des demandeurs souhaitent ardemment qu’ils restent au Canada et soient présents dans leurs vies. Néanmoins, selon le décideur, l’espoir de pouvoir compter sur la présence physique des grands‑parents ne constitue pas une preuve suffisante pour justifier un recours à l’article 25 de la LIPR. Les grands‑parents se trouvent au Canada depuis trois ans. Grâce aux technologies modernes, ils sont parvenus à conserver un lien émotionnel fort pendant toutes les années précédentes malgré la distance qui sépare le Canada d’Israël. Dans l’ensemble, un retour des demandeurs en Israël n’aura pas de répercussions négatives sur l’intérêt supérieur des enfants. Selon ma compréhension des motifs, le décideur n’est pas d’avis que les circonstances sont telles que l’intérêt supérieur des enfants, y compris des petits‑enfants, transcende leur souhait de pouvoir compter sur la présence de leurs grands‑parents. Compte tenu de la preuve dont disposait le décideur, celui‑ci a accordé peu de poids à ce facteur.

[10] Risques et conditions défavorables au pays : l’agent a examiné la preuve au sujet d’Israël. Il semble que les demandeurs sont préoccupés par l’absence d’aide sociale et de sécurité au pays. Compte tenu des renseignements qui lui ont été présentés, le décideur a souligné que la liste des services qui sont accessibles aux aînés est longue. Les demandeurs font plutôt valoir qu’ils devront se présenter devant de nombreuses agences gouvernementales afin d’accéder aux services puisque ces derniers ne sont pas pleinement intégrés. En fait, le décideur signale que les demandeurs ne semblent pas exiger un niveau élevé de soins. De plus, la preuve montre qu’un ami de leur fille a proposé de garder un œil sur eux.

[11] Il est reconnu que la sécurité publique en Israël est loin d’être idéale compte tenu de la situation qui règne au Moyen-Orient. Le décideur affirme qu’il disposait [traduction] « de peu d’éléments de preuve démontrant que ces conditions généralisées à l’échelle du pays ont eu des répercussions directes sur les demandeurs en les exposant à des difficultés au cours des nombreuses années où ils y ont vécu » (décision, à la p 5 de 7). En effet, les lettres de soutien provenant d’Israël ne permettent pas d’affirmer que la violence gratuite constitue une préoccupation tangible. Peu de poids a été accordé à ce facteur.

[12] Autres facteurs : les demandeurs ont fait référence à la crise cardiaque dont M. Torovsky a été victime en août 2019. On en sait peu sur son état de santé hormis le fait qu’il est rentré chez sa fille dans les 48 heures suivant sa prise en charge. L’incident est invoqué pour montrer que M. Torovsky a été sauvé parce que sa fille est intervenue rapidement lorsqu’il a eu sa crise cardiaque. Il a été traité rapidement et a été sauvé. Le décideur n’a accordé aucun poids à cet incident et a signalé que les demandeurs n’avaient pas soulevé cet argument pour rester au Canada et que, de toute manière, de tels incidents sont fortuits et peuvent survenir n’importe quand et n’importe où. Il a été chanceux que quelqu’un se trouvait dans les parages pour l’aider à ce moment et à cet endroit précis. Néanmoins, cet incident ne justifie pas que les demandeurs restent au Canada.

[13] Le décideur affirme qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire constitue une mesure d’exception en réponse à des circonstances particulières et qu’il ne s’agit pas d’une méthode de rechange pour obtenir la résidence permanente au Canada. C’est également une mesure hautement discrétionnaire puisqu’il s’agit d’une dispense spéciale accordée dans les cas qui le justifient et qui ne sont pas autrement prévus dans la loi. Les circonstances et facteurs ne sont pas suffisamment impérieux pour accorder la dispense sollicitée en l’espèce.

[14] En ce qui concerne les facteurs présentés par les demandeurs, l’agent est d’avis que le facteur des liens familiaux est celui qui pèse le plus lourd en l’espèce. En revanche, en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants (le petit‑enfant et les deux arrière‑petits‑enfants), il n’a pas été démontré que le retour des demandeurs en Israël entraînera des effets néfastes sur les vies de ces enfants. Il incombait aux demandeurs de démontrer ces effets. Il convient néanmoins d’accorder un peu de poids à la relation entre les demandeurs et leur petit‑enfant et leurs deux arrière-petits-enfants.

[15] La situation en Israël est soulevée pour faire valoir que les services sociaux destinés aux aînés gagneraient à être davantage coordonnés et intégrés. Cependant, il existe de nombreux services sociaux pour les aînés. Dans le même ordre d’idées, les demandeurs n’ont pas clairement expliqué en quoi l’absence de sécurité en Israël pourrait leur causer des difficultés. Le décideur a accordé peu de poids à cette question.

[16] Aucune question précise n’a été soulevée quant aux circonstances entourant la crise cardiaque dont M. Turovsky a été victime. Le décideur a souligné que les demandeurs [traduction] « n’ont pas soulevé cet incident comme argument pour rester au Canada » (décision, à la p 6 de 7).

[17] Finalement, l’agent souligne que la fille des demandeurs a tenté sans succès de parrainer ses parents pour qu’ils deviennent résidents permanents au Canada. Les motifs d’ordre humanitaire [traduction] « ne sont pas conçus pour contourner les moyens existants d’obtenir la résidence permanente » (décision, à la p 7 de 7). En l’espèce, il n’y a pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier que les demandeurs soient dispensés de l’obligation de présenter leur demande depuis l’étranger.

II. Norme de contrôle et cadre juridique

[18] Les parties conviennent que la présente affaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord.

[19] Cependant, il y a des conséquences qui découlent de l’application de cette norme de contrôle. D’abord et avant tout, la cour de révision doit adopter une attitude de respect envers le tribunal administratif (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 14). Le principe de la retenue judiciaire doit être mis de l’avant. La retenue s’impose (Vavilov, au para 13). Par conséquent, la cour de révision ne substitue pas sa propre conclusion sur le fond de l’affaire à celle du décideur. Elle cherche plutôt à déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle est légitime : la décision doit être raisonnable et le décideur doit donc déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

[20] Il s’ensuit que les lacunes, s’il y en a, doivent être graves; la cour de révision ne doit pas s’adonner à une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, [2013] 2 RCS 458 au para 54; Vavilov, au para 102. Une décision peut être jugée déraisonnable en raison d’un manque de logique dans le processus de raisonnement. Si la logique interne de la décision est déficiente, l’affaire doit être renvoyée pour faire l’objet d’une nouvelle décision. De la même façon, lorsque la décision n’est pas justifiée, l’affaire devra être renvoyée.

[21] Par conséquent, il incombe aux demandeurs non pas d’invoquer que la décision devrait être différente, mais plutôt de démontrer qu’elle est incohérente ou ne saurait être justifiée parce « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[22] Le cadre relatif aux motifs d’ordre humanitaire a été délimité par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy].

[23] L’arrêt Kanthasamy reconnaît que l’essence de la réparation a été énoncée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCAI no 1 [Chirwa]. Je reproduis ici le paragraphe 21 de l’arrêt Kanthasamy :

[21] Mais comme le montre l’historique législatif, la série de dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avaient un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa, p. 364).

[24] Certains semblent laisser entendre que la notion de difficultés a disparu depuis cette affaire. Je ne suis pas d’accord. Selon moi, une lecture de l’arrêt Kanthasamy dans son contexte permet de constater que la question des difficultés y est considérée comme pertinente dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire. En effet, s’il doit exister un désir de « soulager les malheurs d’une autre personne », alors les difficultés rencontrées constituent certainement une considération naturelle et pertinente. Toutefois, le critère relatif aux difficultés « inhabituelles et injustifiées ou démesurées » ne doit pas être appliqué comme un critère rigoureux. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême indique que ces trois adjectifs ont une vocation descriptive et ne constituent pas des exigences minimales pour obtenir une dispense. La Cour suprême a indiqué ce qui suit au paragraphe 33 de l’arrêt Kanthasamy :

[33] L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[En italique dans l’original.]

[25] La question des difficultés compte. Les trois adjectifs sont considérés comme instructifs, mais non décisifs. Il faut faire preuve de souplesse pour que l’ensemble des motifs d’ordre humanitaire pertinents soient pris en compte. Le demandeur qui se fonde sur l’article 25 de la LIPR devra soulever ces considérations supplémentaires pour s’acquitter du fardeau qui lui incombe.

[26] Certains semblent laisser entendre que le décideur qui réalise une analyse « sous l’angle des difficultés » ou « centrée sur les difficultés » commet une erreur susceptible de contrôle. En fait, la Cour désapprouve le fait que les agents d’immigration examinent uniquement les motifs d’ordre humanitaire sous l’angle des trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé, et appliquent la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint leur faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans une affaire en particulier.

[27] Il ne faut pas oublier que le paragraphe 33 de l’arrêt Kanthasamy a été rédigé après que la Cour suprême eut constaté l’existence de deux écoles de pensées à la Cour fédérale. La première était perçue comme exigeant que l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » constitue le critère à remplir. Selon la deuxième interprétation, cette même expression visait à aider le décideur, mais non à restreindre son pouvoir discrétionnaire d’examiner d’autres facteurs. Au paragraphe 30 de l’arrêt Kanthasamy, les juges majoritaires de la Cour suprême citent avec approbation l’arrêt Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), [2003] 2 CF 555 de la Cour d’appel fédérale et concluent que « les Lignes directrices “‘ne constituent pas des règles strictes’ et ont plutôt ‘pour but d’aider à exercer le pouvoir discrétionnaire’” (par. 9) » (Kanthasamy, au para 30). En d’autres termes, les motifs d’ordre humanitaire ne se limitent pas aux « difficultés » qui, de toute manière, « n’est pas un terme technique » (Hawthorne, au para 9). Au paragraphe 30 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a également souligné avec approbation que la Cour a reconnu, dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 621 [Singh], que « les considérations d’ordre humanitaire “ne se limitent pas […] aux difficultés” et que “[l]es lignes directrices peuvent seulement être d’une utilité limitée, parce qu’elles ne peuvent pas entraver le pouvoir discrétionnaire octroyé par le Parlement” (par. 10 et 12 (CanLII)) ». Cela ne veut pas dire que la question des « difficultés » a disparu. En fait, de concert avec les trois adjectifs, qui se veulent descriptifs et instructifs (et non déterminants) quant aux difficultés en cause, ces difficultés doivent être assorties d’un certain niveau de gravité. D’autres considérations seront également examinées.

[28] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a conclu que le critère énoncé dans la décision Chirwa visait également à « faire obstacle à une portée indûment excessive de la disposition en cause » (au para 14). La Cour suprême cite la Commission d’appel de l’immigration au paragraphe 14 :

Il est clair qu’en promulguant [le sous‑al.] 15(1) b) (ii), le Parlement a jugé approprié de donner au présent Tribunal le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux, mais il est également évident que le Parlement n’a pas voulu que [le sous‑al.] 15(1) b) (ii) de la Loi sur la Commission d’appel de l’immigration soit interprété d’une façon si large qu’il détruise la nature essentiellement exclusive de la Loi sur l’immigration et de ses règlements. [p. 364]

La Cour suprême confirme la nature discrétionnaire de la réparation, qui « se veut donc une exception souple et sensible à l’application habituelle de la Loi ou, pour reprendre les termes employés par Janet Scott, un pouvoir discrétionnaire permettant “de mitiger la sévérité de la loi selon le cas” » (Kanthasamy, au para 19).

[29] La Cour suprême réitère la nature exceptionnelle de la dispense lorsqu’elle affirme que « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais [que] cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) » (Kanthasamy, au para 23). Dans le même paragraphe, la Cour suprême ajoute que le paragraphe 25(1) « n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle ». Comme la Cour suprême l’a énoncé dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 RCS 84, la référence aux motifs d’ordre humanitaire est « essentiellement un plaidoyer auprès de l’exécutif en vue d’obtenir un traitement spécial qui n’est même pas explicitement envisagé par la Loi » (au para 64).

[30] En définitive, le paragraphe 25(1) permettait d’obtenir une réparation exceptionnelle dans des circonstances où « les faits [étaient] “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs (en anglais, « the misfortunes ») d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21). Ces malheurs ne devraient pas être limités aux difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées, puisqu’il pourrait y avoir d’autres motifs d’ordre humanitaire en cause. Cependant, pour inciter une personne à soulager les malheurs d’une autre personne, ces malheurs doivent être suffisamment graves au regard des difficultés qui accompagnent inévitablement l’obligation de quitter le Canada et du fait que la dispense pour motifs d’ordre humanitaire n’est pas censée constituer un régime d’immigration parallèle. Les difficultés constituent nécessairement une considération pertinente, mais ne doivent pas être l’unique considération. Les adjectifs « inhabituel » « injustifié » et « démesuré » ne sont pas des adjectifs distincts à chacun desquels s’applique un seuil élevé; ils fournissent plutôt une description et des instructions quant aux difficultés dont l’agent tiendra compte conformément aux lignes directrices relatives à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[31] C’est dans cette optique que nous procédons à l’examen de la décision par laquelle l’agent a refusé d’octroyer la dispense sollicitée en l’espèce.

III. Arguments et analyse

[32] Le fardeau qui incombe au demandeur tenu de démontrer le caractère déraisonnable de la décision rendue par l’agent d’immigration relativement à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas négligeable. Il ne suffit pas de montrer que la cour de révision aurait pu arriver à une conclusion différente si elle avait été saisie de l’affaire sur le fond. Il n’est pas suffisant d’être en désaccord. La Cour est d’avis que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau d’établir que la décision de l’agent de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire était déraisonnable.

[33] Les demandeurs soutiennent que quatre erreurs susceptibles de contrôle ont été commises en l’espèce :

  • Le principal motif de dispense, à savoir les liens familiaux, a fait l’objet d’une évaluation si déficiente qu’elle rend la décision déraisonnable;

  • L’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants était également déficiente;

  • L’agent était tenu d’accorder du poids aux circonstances entourant la crise cardiaque dont M. Turovsky a été victime en août 2019;

  • L’approche globale qui a été adoptée était déraisonnable puisqu’elle était dénuée d’empathie ou de compréhension.

[34] Les demandeurs ont centré leur attention sur les répercussions qu’aurait sur eux le rejet de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mettant ainsi leurs liens familiaux à l’avant‑plan de leur demande. Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, le décideur a clairement examiné ce motif. La question des liens familiaux a été examinée dans la section [traduction] « établissement » des motifs du décideur. S’il n’avait été des liens familiaux des demandeurs, il y aurait eu très peu de choses à dire eu égard à leur établissement au pays. Après avoir examiné la question des liens familiaux, l’agent a conclu à juste titre que l’existence de liens familiaux n’était pas suffisante pour justifier l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

[35] Les demandeurs se plaignent amèrement du fait que le facteur des « liens familiaux » n’ait pas sa propre rubrique dans la décision contestée. Cette question est essentiellement sans importance, puisque ce facteur est dûment examiné dans le contexte de l’établissement des demandeurs. Ils insistent pour que la question de leurs « liens familiaux » ait sa propre rubrique. Les demandeurs soutiennent que le fait que cette question n’ait pas sa propre rubrique est la preuve qu’on ne lui a pas accordé suffisamment de considération et de poids. Il est plutôt évident que la famille entretient des liens émotionnels étroits. Toutefois, les demandeurs font primer la forme sur le fond. Ils n’expliquent pas en quoi l’évaluation du décideur fait défaut. Il s’agit d’une question simple : les demandeurs expriment avec passion leur souhait de rejoindre leurs enfants qui ont immigré au Canada il y a de nombreuses années. L’agent a accordé un certain poids à ce facteur. Il n’a pas été démontré en quoi ce poids est inadéquat ni pourquoi le décideur aurait dû en accorder davantage. Comme l’a énoncé la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ne sont pas censées constituer un régime d’immigration parallèle. De même, il est inévitable que les personnes qui souhaitent rester au Canada, mais n’y sont pas autorisées, éprouvent certaines difficultés. Ces difficultés à elles seules ne seront généralement pas suffisantes pour justifier l’octroi d’une dispense. En l’espèce, le décideur a conclu que les liens familiaux ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. La Cour ne peut relever de lacunes graves au point de rendre la décision faisant l’objet du contrôle déraisonnable au motif qu’elle n’était pas justifiée, transparente et intelligible au regard des contraintes factuelles et juridiques. J’ajoute que je souscris au point de vue de mon collègue le juge Pentney dans la décision Oladihinde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1246 :

[16] […] dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme déférente de la raisonnabilité, il s’agit notamment de déterminer si le processus et la décision indiquent que le décideur a réellement « analysé » la preuve, en appliquant le critère juridique approprié. La norme ne commande pas la perfection. Il faut se rappeler que le législateur a confié à l’agent la tâche de réaliser une enquête initiale sur les faits. Il faut faire preuve d’une certaine retenue à l’égard d’un décideur, particulièrement dans un contexte où l’enquête est principalement factuelle et qu’elle relève du champ d’expertise du décideur, lorsqu’une plus grande exposition aux subtilités de la preuve ou une meilleure connaissance du contexte des politiques peut procurer un avantage. Si le raisonnement du décideur peut être compris, et s’il démontre que ce type d’analyse a eu lieu, la décision sera généralement jugée raisonnable [renvoi omis].

[Non souligné dans l’original.]

[36] Il est entendu que l’intérêt supérieur des enfants constitue un facteur important. Le décideur doit se montrer réceptif, attentif et sensible à cette question. Qui sont les enfants dans la présente affaire? Les deux enfants des demandeurs sont dans la quarantaine. Ils ont quitté Israël pour le Canada en 2011 et en 2005 respectivement. Ils ont chacun leurs propres enfants, dont un seul a moins de 18 ans. Quant au fils, il est lui‑même grand‑père de deux enfants. Les demandeurs vivent avec leur fille, qui n’est pas grand‑mère.

[37] Là encore, il est frappant de constater que les demandeurs n’abordent pas le fond de la question de l’intérêt supérieur des enfants dont les grands‑parents et arrière‑grands-parents ont quitté le pays, mis à part le fait qu’ils se trouveront privés de leur affection et de leur soutien. La Cour a signalé ce qui suit dans la décision Khaira c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 950 :

[25] À défaut d’autres éléments de preuve, la Cour a conclu que le fait qu’une enfant soit séparée d’un membre de la famille éloignée, comme une grand-mère, n’était pas suffisant pour accorder une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Une telle difficulté est propre aux situations où les membres d’une même famille habitent dans deux pays (Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 210, au paragraphe 11).

En fait, la décision Tran semble être à propos selon moi :

[11] Mme Tran soutient aussi que la SAI a négligé de bien tenir compte de l’intérêt supérieur de son fils, comme le prévoit l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. Je ne suis pas d’accord. La SAI a tenu compte de la situation de la famille de façon globale. Il ne s’agit pas d’une situation où un enfant serait séparé de l’un de ses parents ou renvoyé vers un pays qu’il ne connait pas. L’argument de Mme Tran est plutôt que les relations entre la grand-mère et son petit-fils seraient facilitées si la demande était accueillie. Toutefois, un argument semblable peut être soulevé dans de nombreux cas de réunification familiale, sinon dans la majorité de ceux-ci. Bien que les objectifs de la LIPR comprennent le fait de faciliter la réunification familiale, cette mesure doit être entreprise conformément aux normes détaillées de la LIPR, qui comprennent l’exigence en matière de RVM. Il était raisonnable de décider que la relation entre un grand-parent et un petit-enfant n’est pas suffisante, à elle seule, pour justifier l’exemption pour des motifs d’ordre humanitaire. À l’instar des difficultés propres au renvoi d’une personne du Canada (Kanthasamy, au paragraphe 23), la difficulté propre au fait que les membres d’une famille vivent dans deux pays différents n’est pas suffisante pour justifier une exemption pour des motifs d’ordre humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

[38] Les demandeurs soutiennent que le décideur s’est exclusivement fondé sur une analyse des difficultés. Selon moi, les deux paragraphes suivants de l’arrêt Hawthorne rendu par la Cour d’appel fédérale sont pertinents en l’espèce :

[6] Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l’agente qu’elle décide si l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur du non-renvoi--c’est un fait qu’on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l’agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent.

[7] Le fardeau administratif qui incombe aux agents chargés d’examiner les demandes de considérations humanitaires--comme l’illustre l’article 8.5 du chapitre IP 5 du Guide de l’immigration : Traitement des demandes au Canada (IP), reproduit au paragraphe 30 des motifs de mon collègue--est déjà assez lourd sans qu’on y ajoute celui, purement de style, de décrire et d’analyser les faits et facteurs en des termes ou suivant une approche choisie à l’avance. Lorsque notre Cour a statué dans l’arrêt Legault, au paragraphe 12, que l’intérêt supérieur de l’enfant devait être « bien identifié et défini » , elle ne tentait pas d’imposer une formule magique à laquelle devaient recourir les agents d’immigration dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire.

Je ne vois pas pourquoi une analyse des difficultés ou des bénéfices ne peut être réalisée. Les bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d’une même médaille (Hawthorne, au para 4). L’évaluation correspond exactement à ce dont on s’attend de la part de l’agent. Il incombe alors aux demandeurs de montrer que l’évaluation est déraisonnable. Ils ne se sont pas acquittés de ce fardeau.

[39] Le décideur n’a pas nié que la famille souhaitait que les grands‑parents et arrière-grands-parents restent au Canada. En fait, la preuve dont disposait le décideur n’était pas suffisante pour démontrer que les bénéfices ou les difficultés étaient assez importants pour lui permettre de conclure en faveur des demandeurs. Ce type de difficultés se pose essentiellement dans tous les cas de séparation.

[40] Les demandeurs soutiennent que la crise cardiaque dont M. Torovsky a malheureusement été victime témoigne des bienfaits d’une étroite proximité. On peut se demander en quoi un incident malheureux, mais fortuit, peut s’avérer utile en l’espèce. Les problèmes de santé et autres incidents se produisent souvent au hasard et en l’absence d’un membre de la famille qui serait en mesure d’apporter une aide immédiate. Rien ne démontrait qu’une supervision constante et étroite était requise afin de prévenir un autre incident, peu importe le lieu et le moment où celui‑ci se produirait. Il n’était pas déraisonnable pour le décideur de conclure que les demandeurs n’avaient pas soulevé [traduction] « de question précise quant à la manière dont ce facteur appuie leur demande » (décision, à la p 7 de 7).

[41] Les demandeurs ont soulevé la question de la situation en Israël dans leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le décideur a examiné cette question. Les demandeurs semblent avoir abandonné la question.

[42] Les demandeurs ont plutôt fait valoir que la décision était déraisonnable dans son ensemble. Encore une fois, les demandeurs se plaignent du fait qu’ils auraient dû recevoir des motifs plus détaillés après que leur demande eut été examinée de façon globale. Ils soutiennent que l’agent a manqué d’empathie. Ces observations ne sont pas fondées.

[43] L’analyse réalisée par le décideur justifie amplement les conclusions auxquelles il est parvenu pour chaque élément de l’analyse. Le fait d’examiner les facteurs de façon collective ou globale n’a pas pour effet de les renforcer. Il n’a pas été démontré que la décision est déraisonnable, puisque celle‑ci est justifiée, transparente et intelligible.

IV. Conclusion

[44] La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier. La Cour souscrit certainement à ce point de vue.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2775-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2775-20

INTITULÉ :

SOFIA TUROVSCI et FIODOR TUROVSKY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 NOVEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 10 DÉCEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Leo Rayner

pour les demandeurs

 

Kevin Spykerman

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Legally Canadian

Avocats

Mississauga (Ontario)

pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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