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Date : 20211216


Dossier : IMM‑3812‑21

Référence : 2021 CF 1428

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2021

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ARNEL SICOMEN LASUDEN

JECA DION LASUDEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont des conjoints. Ils contestent la décision par laquelle leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée. Ils soutiennent qu’un agent principal (l’agent) n’a pas accordé suffisamment de poids à leurs arguments sur l’intérêt supérieur de leur fils canadien, qui avait environ deux ans au moment où la décision a été rendue.

[2] J’estime que la question déterminante en l’espèce consiste à savoir si l’agent a répondu à une préoccupation centrale dans les observations des demandeurs. L’agent n’a pas tenu compte des observations des demandeurs dans lesquelles ils lui demandaient de considérer l’impossibilité pour leur enfant de les parrainer à titre de mineur comme une violation de ses droits à l’égalité garantis par la Charte et affirmaient qu’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire à leur égard était un moyen de remédier à cette violation. Mon rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire n’est pas d’évaluer le bien‑fondé de ces observations. Les motifs de l’agent ne démontrent pas que celui‑ci s’est penché sur ces observations, qui constituaient une partie importante de l’argumentation des demandeurs. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[3] Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’accueille la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

II. Contexte factuel

[4] Les demandeurs, Arnel Lasuden et Jeca Lasuden, sont des conjoints. Ils sont citoyens des Philippines. Ils résident au Canada en tant que résidents temporaires depuis 2016. Au Canada, Arnel a travaillé comme agriculteur et menuisier, et Jeca comme serveuse dans un restaurant à service rapide. Ils ont tous deux un permis de travail valide et un emploi. Leur fils est né au Canada en septembre 2019.

[5] Le 15 janvier 2021, les demandeurs ont présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire dont la raison d’être était l’intérêt supérieur de leur fils né au Canada.

III. Question en litige et norme de contrôle

[6] Je suis d’avis que la question déterminante dans le cadre du contrôle judiciaire consiste à savoir si l’agent a tenu compte des observations des demandeurs lorsqu’il a rendu sa décision sur l’intérêt supérieur de l’enfant et s’il a répondu à ces observations de manière adéquate.

[7] Dans mon examen de la décision de l’agent, j’appliquerai la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que, lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond, la norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.

IV. Analyse

[8] L’étranger qui demande le statut de résident permanent au Canada peut demander au ministre d’utiliser son pouvoir discrétionnaire afin de le dispenser des obligations prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] pour des motifs d’ordre humanitaire, dont l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché (LIPR, art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (au para 21).

[9] Étant donné que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est « de mitiger la sévérité de la loi selon le cas », il n’y a pas d’ensemble limité et prescrit de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19). Ceux‑ci varieront selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy au para 25; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74‑75). L’intérêt supérieur de tout enfant directement touché « représente une considération singulièrement importante » qui doit être « bien identifié[e] et défini[e] », puis examinée « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy, aux para 39-40).

[10] Pour le contrôle judiciaire, les demandeurs ont fait valoir qu’un facteur qu’ils avaient soulevé dans leurs observations sur l’intérêt supérieur de l’enfant n’a pas été abordé par l’agent dans ses motifs.

[11] J’emploierai l’expression « observations relatives à la discrimination » pour parler du facteur qui, selon les demandeurs, n’a pas été pris en compte par l’agent. Selon les observations relatives à la discrimination, les alinéas 130(1)a) et 133j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, qui exigent que le répondant d’un parent soit âgé d’au moins 18 ans et qu’il ait un revenu minimum, sont discriminatoires à l’égard des mineurs comme le fils des demandeurs. Ceux‑ci estiment que ces observations sont pertinentes au regard de la tâche de l’agent dans le cadre de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire; en effet, la seule façon de remédier à la violation des droits à l’égalité de l’enfant (garantis par l’article 15 de la Charte) en l’espèce consiste à accorder une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire puisque les parents n’ont aucun autre moyen d’obtenir la résidence permanente au Canada. Les demandeurs ont également fait référence aux droits de l’enfant en droit international prévus à l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant et aux objectifs de regroupement familial de la LIPR (art 3(1)d)).

[12] Dans ses motifs, un décideur doit répondre aux observations des parties. Cette exigence ne signifie pas qu’un décideur doit faire référence à chacun des arguments soulevés. Toutefois, si des observations ou des arguments portent sur une question ou une préoccupation centrale, le fait de ne pas en tenir compte compromettra la transparence et la justification de la décision (Vavilov, aux para 127, 128).

[13] Deux éléments principaux doivent être pris en compte dans l’évaluation de l’argument selon lequel un décideur n’a pas réussi à s’attaquer à une question clé ou à un argument principal formulé dans les observations d’une partie. Premièrement, il faut évaluer les motifs pour établir s’il est exact d’affirmer que le décideur n’a pas traité les observations de façon significative.

[14] En l’espèce, les deux parties conviennent que les observations relatives à la discrimination ont été faites par les demandeurs et que l’agent n’en a aucunement tenu compte dans ses motifs.

[15] Deuxièmement, il faut chercher à savoir si les observations qui n’ont pas été prises en compte peuvent être considérées comme une question ou une préoccupation centrale et non comme une question ou une préoccupation subsidiaire.

[16] Après avoir examiné les observations des demandeurs, je conclus que les observations relatives à la discrimination constituaient un argument central soulevé dans leurs observations sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Cet argument représentait une partie importante des observations et constituait le fondement sur lequel les demandeurs comptaient s’appuyer pour obtenir une dispense. Le défendeur n’a pas expliqué son point de vue selon lequel il ne s’agit pas du type d’argument qui nécessitait une réponse de l’agent, si ce n’est pour faire valoir de manière générale que l’agent n’était pas obligé de faire référence à chaque élément de preuve ou à chaque argument, et que l’on peut présumer qu’il a tenu compte des documents qui lui avaient été présentés.

[17] Bien qu’il soit assurément vrai, comme l’a fait valoir le défendeur, qu’un décideur n’est pas tenu de répondre à chaque argument présenté, j’ai estimé en l’espèce que les observations relatives à la discrimination constituaient une partie centrale des observations présentées par les demandeurs à l’agent. Il n’y a aucune mention des observations ou de la réponse à ces observations, ce qui « permet de se demander [si le décideur] était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, au para 128). Mon rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire n’est pas de juger du bien‑fondé des observations relatives à la discrimination. Le fait que l’agent ne s’est pas attaqué à une question centrale soulevée par les demandeurs rend sa décision déraisonnable puisque celle‑ci n’est ni transparente ni justifiée.

[18] Pour la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, les demandeurs ont présenté d’autres arguments au sujet de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par l’agent. Je n’ai pas à trancher ces questions puisque j’ai déjà conclu que la décision était déraisonnable du fait que l’agent n’a pas tenu compte des observations des demandeurs, et qu’une nouvelle décision doit être rendue sur ce fondement.

[19] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3812‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3812‑21

 

INTITULÉ :

ARNEL SICOMEN LASUDEN ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER DÉCEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Fritz C. Gaerdes

POUR LES DEMANDEURS

Jessica Ko

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Precious Gaerdes LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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