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Date : 20211220


Dossier : IMM-1477-21

Référence : 2021 CF 1444

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2021

En présence de l'honorable monsieur le juge Bell

ENTRE :

SOUHIR MAALAOUI

RAWASSI REDHA O ELFAZZANI

RAYEN REDHA O ELFAZZANI

Demanderesses

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire et faits pertinents

[1] Souhir Maalaoui et ses deux filles mineures, Rawassi Redha O Elfazzani et Rayen Redha O Elfazzani (les « demanderesses ») ont présenté une demande d’asile conjointement avec Redha Omar M Elfazzani, époux et père des demanderesses, respectivement. Monsieur Elfazzani est de nationalité lybienne ; Madame Maalaoui est de nationalité tunisienne ; leurs filles possèdent la double nationalité lybienne et tunisienne. La famille a résidé en Lybie jusqu’en 2011 et en Tunisie jusqu’en 2018. En Tunisie, ils ont séjourné très brièvement à Bizerte avant de s’établir dans la ville de Tunis.

[2] La demande d’asile des demanderesses est fondée sur les allégations contenues au formulaire de Fondement de la demande d’asile (« FDA ») de Monsieur Elfazzani. Ce dernier allègue avoir été persécuté en Tunisie en raison de son emploi au consulat général de la Lybie à Tunis. Des menaces d’enlèvement et de mort ont été proférées contre lui via appels téléphoniques et SMS, certaines d’entre elles visant également son épouse et ses deux filles. De plus, une intrusion a eu lieu dans leur résidence familiale en leur absence. L’ancien atelier de travail de Monsieur Elfazzani en Lybie a également été incendié durant cette période.

[3] Craignant pour sa vie, et craignant de retourner au Lybie natal de Monsieur Elfazzani en raison du climat d’insécurité qui y règne, la famille a quitté la Tunisie le 12 décembre 2018 pour trouver refuge au Canada.

[4] Devant la Section de la protection des réfugiés (« SPR »), seul Monsieur Elfanazzi s’est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [« Convention »]. Quant aux demanderesses, la SPR a jugé qu’elles n’avaient pas rencontré leur fardeau, c’est-à-dire celui d’établir l’absence d’une possibilité de refuge interne (« PRI ») en Tunisie, plus précisément, dans la ville proposée de Bizerte. Les demanderesses avaient, en vain, invoqué la crainte que les gens qui avaient menacé leur famille pourraient les retracer à Bizerte. Madame Maalaoui avait aussi invoqué une crainte à l’égard des autorités tunisiennes en raison de sa démission, depuis le Canada, de son poste d’hygiéniste dentaire dans la plus grande prison de Tunisie.

[5] Le 16 février 2021 la Section d’appel des réfugiés (« SAR ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (« CISR ») a confirmé la décision de la SPR. Les demanderesses demandent le contrôle judiciaire de cette décision, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [« LIPR »].

II. Décision sous révision

[6] Dans ses motifs, la SAR indique qu’elle estime, tout comme la SPR, que les allégations des demanderesses quant à leur crainte de retourner en Tunisie sont basées sur des suppositions et ne sont pas soutenues par la preuve au dossier. Elle indique, au surplus, qu’il ressort de la preuve que rien n’empêcherait les demanderesses de s’établir à Bizerte et de s‘y trouver un logement ; rien n’empêcherait non plus Madame Maalaoui de s’y trouver un emploi, elle qui est instruite et qui a travaillé longtemps en Tunisie.

[7] La SAR soutient aussi la conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses n’ont pas établi un lien entre certaines réalités difficiles affectant les femmes en Tunisie et leurs situations personnelles.

III. Dispositions pertinentes

[8] Les dispositions pertinentes en l’espèce sont les articles 96 et 97 de la LIPR, reproduites ci-après :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

Définition de réfugié

Convention Refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

IV. Question en litige

[9] Il y a une seule question en litige : la décision de la SAR relative à la possibilité de refuge interne pour les demanderesses en Tunisie est-elle raisonnable ?

V. Analyse

A. Norme de contrôle applicable

[10] Les parties prétendent que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité. Je suis d’accord. Il existe une présomption que cette norme s’applique lorsqu’une cour révise une décision administrative. (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, 441 DLR (4th) 1 [« Vavilov »] au para 25.) Cette affaire ne tombe pas dans les cas d’exceptions de l’application de la norme de la raisonnabilité. (Vavilov, au para 17.)

B. Caractère raisonnable de la décision de la SAR

[11] Une décision raisonnable est une décision fondée sur une « analyse intrinsèquement cohérente » et justifiée « au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis que la décision de la SAR est raisonnable.

[12] Afin de prouver qu’il est un réfugié ou une personne à protéger au sens des articles 96 ou 97 de la LIPR, un demandeur d’asile doit notamment prouver qu’il n’existe pour lui aucune possibilité raisonnable de refuge interne dans son pays de nationalité. Il est bien établi que c’est au demandeur, et au demandeur seulement, que revient le fardeau de faire cette preuve (Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 145 au para 46).

[13] Le test à remplir pour un demandeur d’asile souhaitant prouver qu’il n’existe aucune PRI raisonnable dans son État de nationalité en est un en deux étapes. D’une part, le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur risque d’être persécuté dans la partie du pays où il existe une possibilité de refuge. D’autre part, la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il serait déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances, incluant celles qui lui sont propres. (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 1994 1 CF 589, 109 DLR (4th) 682; Castillo Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 347 [« Castillo Garcia »] au para 26) C’est avec raison que la SAR a appliqué ce test à deux volets.

[14] Quant au premier volet du test, la SAR est arrivée, tel que mentionné précédemment, à la même conclusion que la SPR, soit que les craintes des demanderesses sont fondées sur des suppositions et ne sont pas étayées par la preuve au dossier. La preuve démontre ni que les auteurs des menaces ne retraceraient les demanderesses à Bizerte, ni que la crainte des autorités tunisiennes est fondée. Pour ce qui est du deuxième volet et tel qu’également indiqué plus tôt, la SAR a conclu, à l’instar de la SPR, que les demanderesses n’ont pas réussi à prouver en quoi le PRI proposée serait déraisonnable. Selon elle, tant la preuve documentaire portant sur la situation des femmes en Tunisie que le témoignage des demanderesses joue en faveur de l’existence d’une PRI à Bizerte.

[15] Les demanderesses ont prétendu que la SAR a erronément estimé que le témoignage de Madame Maalaoui relatif à sa crainte des autorités tunisiennes en raison de sa démission et de son mariage avec un citoyen Libyen était spéculatif pour la simple raison qu’il ne figurait pas dans leur récit écrit. Je suis d’avis que cet argument est sans fondement. Tout ce que dit la SAR à propos de ce témoignage, c’est qu’il s’agit d’une allégation qui n’était pas contenue dans le récit écrit des demanderesses et que Madame Maalaoui, lorsque questionnée à ce sujet par la SPR, n’a pas été en mesure de fournir davantage de renseignements. C’est plutôt une autre série d’allégations que la SAR a qualifié de spéculative, soit les allégations de crainte que les auteurs des menaces puissent retracer les demanderesses à Bizerte. La SAR justifie cette qualification en indiquant avec raison que ces menaces étaient liées à l’emploi de Monsieur Elfazzani en Tunisie et que ce dernier n’occupe plus cet emploi depuis 3 ans. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’une telle lacune ne serait pas assez importante pour justifier l’intervention de cette cour.

[16] Les demanderesses ont aussi prétendu que la SAR n’a pas tenu compte de leur situation particulière lors de l’analyse relative à la PRI. Selon elles, le fait qu’elles soient épouse et filles d’un citoyen libyen les rend vulnérable dans toute la Tunisie. Or, il appert de la décision que la SAR a bel et bien tenu compte de cette caractéristique particulière dans son analyse. Au paragraphe 20 de sa décision, la SAR traite du lien qui existe entre les demanderesses et Monsieur Elfazzani. Au surplus, il ressort du dossier que les demanderesses n’ont présenté aucune preuve indépendante établissant un lien entre la relation qu’ils ont avec Monsieur Elfazzani et un risque de persécution dans l’ensemble du territoire tunisien. Dans ces circonstances, je considère qu’il était tout-à-fait loisible à la SAR de conclure comme elle l’a fait.

[17] Les demanderesses font aussi valoir que la SAR n’a pas évalué adéquatement la situation qui prévaut actuellement en Tunisie. Les demanderesses invoquent un taux de chômage élevé et des difficultés liées au Printemps arabe à cet effet. Elles rajoutent que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve issue du cartable national qui confirmerait ces situations.

[18] Premièrement, les difficultés qu’invoquent les demanderesses sont des difficultés d’ordre général qui touchent l’ensemble des habitants de la Tunisie. Les demanderesses n’ont pas établi comment elles seraient personnellement à risque à Bizerte. Les risques de nature spéculatif et démographique ne remplissent pas le fardeau d’un demandeur d’asile (Homaire c Canada (Citoyenneté et Immigration) [« Homaire »], 2019 CF 1197 au para 38). Spécifiquement par rapport aux « difficultés liés [sic] au printemps arabe », la Cour fédérale a conclu à plusieurs reprises que le risque général d’être victime d’un crime dans un pays ne satisfait pas au fardeau d’un demandeur d’asile. (Homaire, au para 39 ; Anaya Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 396, au para 43.)

[19] Deuxièmement, les demanderesses tentent ici d’apporter des nouveaux arguments et de la nouvelle preuve qui n’a pas été portée à l’attention de la SAR ou de la SPR. Or, il existe un principe général interdisant aux Cours fédérales d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire. À cet effet, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit dans l’affaire Gitxsan Treaty Society c Hospital Employees' Union, [2000] 1 CF 135, 177 DLR (4th) 687:

« Le but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n'ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance ».

[20] Il est aussi bien établi qu’un décideur administratif est présumé avoir soupesé et considéré toute la preuve dont il disposait, à moins que l’on fasse la preuve du contraire (Boulos c Canada (Alliance de la fonction publique), 2012 CAF 193, [2012] ACF No 832 au para 11). En l’espèce, il n’y a rien qui démontre que la SAR n’a pas considéré toute la preuve au dossier.

[21] Les demanderesses ont aussi plaidé que leur demande devrait être accordée parce qu’un objectif de la LIPR est la réunification familiale. La SAR a conclu, et je suis d’accord, qu’il ne s’agit pas d’un critère déterminant pour décider du statut de réfugié ou de personne à protéger, tel qu’a conclu cette cour dans Akinfolajimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 722 au para 5). Même si j’aurais accordé plus de poids à la réunification familiale, ce n’est pas mon rôle en révision judiciaire de revisiter le poids accordé par le décideur aux différentes considérations en jeu.

[22] Finalement, les demanderesses ont fait valoir que la SAR n’avait pas tenu compte de la Directive numéro 3 – Les enfants qui revendiquent le statut de réfugié et la Directive numéro 4 – Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [les « Directives »] lors de son analyse de la PRI. Or, la situation est tout autre puisque la SAR réfère explicitement aux Directives dans sa décision et fait mention de leur considération (Décision de la SAR au para 23). De plus, « [l]e défaut de faire état de certains éléments de preuve pertinents ne justifie habituellement pas que la Cour conclue que la décision a été rendue sans égard à la preuve, ni qu’elle prenne des mesures à cet égard […] ». (Castillo Garcia au para 28). J’estime donc que cet argument n’est pas pertinent pour prouver la déraisonnabilité de la décision.

[23] Pour les motifs exposés ci-dessus, je considère que les demanderesses n’ont pas réussi à établir que la décision de la SAR présente les attributs d’une décision déraisonnable.

VI. Conclusion

[24] La décision respecte les exigences de raisonnabilité. Elle est fondée sur une « analyse intrinsèquement cohérente » et justifiée « au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». (Vavilov, au para 85.)


JUGEMENT dans le IMM-1477-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais. Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-1477-21

 

INTITULÉ :

SOUHIR MAALAOUI, RAWASSI REDHA O ELFAZZANI, RAYEN REDHA O ELFAZZANI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 octobre 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Jugauce Murhula Mweze

 

Pour la demanderesse

 

Me Chantal Chatmajian

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jugauce Murhula Mweze

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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