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                                                                                                                                  Date : 20040430

                                                                                                                             Dossier : T-2149-02

                                                                                                                     Référence : 2004 CF 639

ENTRE :

                                                     SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

                                                                                                                                   Demanderesse

                                                                          - et -

                                                   MONSIEUR PAUL CODERRE

                                                                                                                                          Défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PINARD

[1]         La présente demande de contrôle judiciaire vise la décision rendue par un arbitre nommé en vertu de l'article 242 du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code), datée du 22 novembre 2002, par laquelle l'arbitre a rejeté l'objection de la demanderesse quant à la recevabilité de la plainte du défendeur.

Les faits

[2]         Le défendeur était un employé temporaire de la demanderesse depuis le 25 avril 2000. En tout temps au cours de son emploi, le défendeur était membre du Syndicat des techniciens et artisans du réseau français de Radio-Canada et était couvert par le certificat d'accréditation de cette unité syndicale ainsi que par la convention collective intervenue avec la demanderesse.


[3]         Le 16 juillet 2001, la demanderesse a mis fin à l'emploi du défendeur après un préavis de deux semaines conformément à l'article 18.2.2e) de la convention collective. Le 20 août 2001, le défendeur a déposé une plainte pour congédiement injustifié auprès du ministre du Travail en vertu du paragraphe 240(1) du Code.

[4]         Le 30 novembre 2001, la demanderesse a présenté une objection quant à la recevabilité de la plainte du défendeur en invoquant l'alinéa 240(1)b) du Code. Selon elle, en effet, la plainte était irrecevable parce que le défendeur était une personne qui faisait partie d'un groupe d'employés régis par une convention collective.

[5]         Le 30 avril 2002, le ministre du Travail du Canada a nommé M. Pierre Beetz pour agir à titre d'arbitre dans le cadre de la plainte pour congédiement injuste déposée par le défendeur. L'audience a eu lieu le 11 septembre 2002.

La décision de l'arbitre

[6]         Le 22 novembre 2002, l'arbitre a rejeté l'objection préliminaire de la demanderesse quant à la recevabilité de la plainte du défendeur en se référant à l'article 168 du Code. L'audition au mérite de la plainte a été suspendue en attendant que cette Cour rende jugement sur la présente demande de contrôle judiciaire. L'arbitre a motivé sa décision comme suit :

Le Code canadien du travail est une loi, assemblant diverses lois relatives au travail, disposée en parties, en sections puis en articles. La partie I traite des relations du travail, la partie II de la sécurité et santé au travail et la partie III de la durée normale du travail, salaire, congés et jours fériés. Chacune a ses propres définitions et son champ d'application. L'ordre recherché dans la rédaction d'une loi est celui d'une progression logique dans lequel on n'a pas besoin pour saisir l'intelligence du texte d'aller se reporter à des notions qui se retrouvent plus loin.

[ . . . ]

L'article 240(1)b) cause problème aux parties. Il faut donc pour saisir l'intelligence du texte se reporter à des notions qui se retrouvent avant cet article.

[L'arbitre cite les dispositions suivantes du Code : 167.1, 168, 240, 241(3) et 242.]


En résumé, les dispositions de la partie III, sauf pour celles des sections II, IV, V et VII [sic], l'emportent sur toutes les autres à moins que des dispositions acquises sous un autre régime comme une convention collective soient plus favorables que celles prévues à la partie III. Par contre, les dispositions des sections II, IV, V et VIII ne s'appliquent pas si une convention collective comporte des dispositions au moins égales à celles de ces section II, IV, V et VIII. Ce sont alors celles de la convention qui s'appliquent.

Dans la présente affaire, la convention collective S-5 n'accorde pas à monsieur Paul Coderre des droits et avantages plus favorables que ceux que lui accorde la section XIV de la partie III dans le cas d'une plainte pour congédiement injuste. Les parties le reconnaissent dans leurs argumentations et à la sixième admission. C'est donc les dispositions de la section XIV qui s'appliquent. En conséquence, l'objection sur la recevabilité de la plainte est rejetée.

Les dispositions législatives

[7]         Il importe de reproduire ici les dispositions pertinentes suivantes du Code :


168. (1) La présente partie, règlements d'application compris, l'emporte sur les règles de droit, usages, contrats ou arrangements incompatibles mais n'a pas pour effet de porter atteinte aux droits ou avantages acquis par un employé sous leur régime et plus favorables que ceux que lui accorde la présente partie.


168. (1) This Part and all regulations made under this Part apply notwithstanding any other law or any custom, contract or arrangement, but nothing in this Part shall be construed as affecting any rights or benefits of an employee under any law, custom, contract or arrangement that are more favourable to the employee than his rights or benefits under this Part.



240. (1) Sous réserve des paragraphes (2) et 242(3.1), toute personne qui se croit injustement congédiée peut déposer une plainte écrite auprès d'un inspecteur si_:

a) d'une part, elle travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur;

b) d'autre part, elle ne fait pas partie d'un groupe d'employés régis par une convention collective.


240. (1) Subject to subsections (2) and 242(3.1), any person

(a) who has completed twelve consecutive months of continuous employment by an employer, and

(b) who is not a member of a group of employees subject to a collective agreement,

may make a complaint in writing to an inspector if the employee has been dismissed and considers the dismissal to be unjust.


L'analyse

[8]         Malgré la clause privative à l'article 243 du Code, l'interprétation donnée par un tribunal d'une disposition de la loi qui lui attribue sa compétence, ou qui en limite l'étendue, tel le paragraphe 240(1), doit être examinée d'après la norme de la justesse de la décision (voir Beothuk Data Systems Ltd. c. Dean, [1998] 1 C.F. 433 (C.A.) et Société canadienne des postes c. Pollard, [1992] 2 C.F. 697, confirmée par [1994] 1 C.F. 652).


[9]         Il appert donc que l'arbitre s'est appuyé sur l'article 168 du Code afin de conclure qu'une personne qui fait partie d'un groupe d'employés régis par une convention collective, tel le défendeur, peut tout de même déposer, en vertu du paragraphe 240(1) du Code, une plainte pour congédiement injuste si cette convention collective ne contient pas des droits et des obligations au moins aussi favorables que ceux que lui accorde le paragraphe 240(1).

[10]       Avant de considérer l'application du paragraphe 168(1), il importe de bien cerner le droit qu'accorde le paragraphe 240(1). La disposition est on ne peut plus claire : elle accorde à une personne qui se croit injustement congédiée, qui travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur et qui ne fait pas partie d'un groupe d'employés régis par une convention collective, le droit de déposer une plainte écrite auprès d'un inspecteur.

[11]       Ainsi, pour justifier l'application du paragraphe 168(1) à son profit, le défendeur, en l'espèce, devait d'abord établir qu'il est une personne autorisée par le paragraphe 240(1) à déposer une plainte écrite auprès d'un inspecteur. Faisant partie d'un groupe d'employés régis par une convention collective, le défendeur ne constituait manifestement pas semblable personne et le paragraphe 240(1) ne lui conférait alors aucun droit, d'où l'absence de pertinence du paragraphe 168(1). En effet, pour que le paragraphe 168(1) puisse s'appliquer comme le désire le défendeur, ce dernier doit établir que ses droits sont affectés par au moins deux « règles de droit incompatibles » et que le paragraphe 240(1) constitue une de celles-ci. Comme cette dernière disposition n'accorde pas (pas plus qu'elle n'enlève) de droits au défendeur, on ne peut donc parler ici d'une règle de droit qui lui soit plus favorable ou plus avantageuse. L'arbitre a donc erré en rejetant l'objection de la demanderesse quant à la recevabilité de la plainte du défendeur.


[12]       De plus, je considère qu'en modifiant la portée de l'alinéa 240(1)b) comme il l'a fait, l'arbitre a rendu une décision contraire à l'objectif fondamental de la libre négociation tel qu'énoncé dans le préambule du Code, à savoir :

qu'il est depuis longtemps dans la tradition canadienne que la législation et la politique du travail soient conçues de façon à favoriser le bien-être de tous par l'encouragement de la pratique des libres négociations collectives et du règlement positif des différends;

que les travailleurs, syndicats et employeurs du Canada reconnaissent et soutiennent que la liberté syndicale et la pratique des libres négociations collectives sont les fondements de relations du travail fructueuses permettant d'établir de bonnes conditions de travail et de saines relations entre travailleurs et employeurs;

[ . . . ]

que le Parlement du Canada désire continuer et accentuer son appui aux efforts conjugués des travailleurs et du patronat pour établir de bonnes relations et des méthodes de règlement positif des différends, . . .

[13]       Selon le préambule, le Code repose sur le principe de l'encouragement de la pratique des libres négociations collectives et du règlement positif des différends entre les employés et leurs employeurs. De plus, le préambule réitère que la pratique de la libre négociation collective est le fondement de relations de travail fructueuses. L'exclusion des employés syndiqués du processus d'arbitrage prévue dans le Code est en accord avec le principe de la liberté de négociation. Selon ce principe, la libre négociation laisse à l'employeur et à l'employé la liberté d'établir les normes minimales de protection qui régissent leurs relations de travail. En l'espèce, l'interprétation de l'arbitre va à l'encontre de ce principe de libre négociation puisqu'elle mène ainsi à l'inclusion des normes établies dans le Code dans toute convention collective. Si le législateur avait voulu s'assurer que les normes minimales soient incluses dans toute convention collective, il l'aurait précisé.


[14]       Finalement, je suis d'avis que la décision de l'arbitre va à l'encontre de l'objectif particulier de l'alinéa 240(1)b) qui est de protéger les employés non syndiqués. En effet, la Cour d'appel fédérale s'est prononcée comme suit sur l'objectif législatif recherché par l'article 240 du Code dans Beothuk Data Systems Ltd. c. Dean, supra, aux pages 456 à 458 :

[33]      L'article 61.5 [édicté par S.C. 1977-78, ch. 27, art. 21] du Code canadien du travail, qui est le prédécesseur de l'article 240 actuel, est entré en vigueur le 1er septembre 1978 [. . .]. L'objectif avoué des dispositions relatives au congédiement injuste était d'offrir aux travailleurs non syndiqués relevant des autorités fédérales une protection contre le congédiement injuste semblable à celle dont bénéficiaient les travailleurs syndiqués régis par des conventions collectives. La protection qu'offrait en common law l'action pour congédiement injuste était considérée comme déficiente à plusieurs égards [. . .]. Les observations suivantes de M. John Munro, qui était alors ministre du Travail, au cours des débats de la Chambres des communes sont instructives :

Quelles sont les rubriques du bill qui décrivent le mieux les objectifs visés? D'abord, nous voulons garantir la justice sur le marché du travail. À cet égard, il faut tenir compte des modifications qui se rapportent aux parties III et IV du Code canadien du travail.

Les parties III et IV du Code du travail concernent en grande mesure l'amélioration des normes du travail, surtout pour les travailleurs non syndiqués, et l'amélioration des normes de sécurité et d'hygiène professionnelle des travailleurs non syndiqués.

Les députés doivent d'abord se rendre compte des répercussions immédiates que ces dispositions auront sur les 550,000 travailleurs qui relèvent du gouvernement fédéral. Ils se retrouvent principalement dans les secteurs suivants : les chemins de fer, les lignes aériennes, les banques, le camionnage, les médias électroniques, la manutention du grain, les communications et les ports. Environ la moitié de ces 550,000 travailleurs ne sont pas syndiqués.

Nous espérons que les parties III et IV du bill donneront à ces travailleurs non syndiqués au moins une partie des normes minimales que les travailleurs syndiqués ont obtenues et qui font maintenant partie de toutes les conventions collectives. Nous ne voulons pas prétendre que les normes établies par le bill seront exactement celles que prévoient les conventions collectives. Nous voulons cependant établir des normes minimales.

                                                                                                                                                          . . .

Les modifications visent d'abord à protéger davantage l'emploi des travailleurs [Débats de la Chambre des Communes (vol. II, 3e sess., 30e Lég., 1977-78), aux p. 1831 et 1832. . . .] [Non souligné dans l'original.]

[34]      Étant donné que la section XIV de la partie III du Code a été adoptée par le Parlement afin d'offrir aux travailleurs non syndiqués une voie de recours en cas de congédiement injuste, je suis d'avis que la présente Cour doit interpréter en faveur des plaignants toute disparité entre les versions française et anglaise concernant les conditions d'admissibilité à une telle protection. Le fait que le but primordial de la loi doit éclairer l'interprétation de certaines dispositions est bien accepté dans notre droit [. . .]. Dans l'arrêt Abrahams c. Procureur général du Canada, par exemple, le juge Wilson s'est appuyée sur l'objet de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage [S.C. 1970-71-72, ch. 48, et ses modifications] pour interpréter les dispositions relatives à la réadmissibilité. Elle déclare ceci :

Puisque le but général de la Loi est de procurer des prestations aux chômeurs, je préfère opter pour une interprétation libérale des dispositions relatives à la réadmissibilité aux prestations. Je crois que tout doute découlant de l'ambiguïté des textes doit se résoudre en faveur du prestataire [[1983] 1 R.C.S. 2, à la p. 10].

[35]      Un raisonnement semblable doit être appliqué dans le présent contexte. Cela ne signifie pas bien entendu que la Cour a toute la latitude pour étendre la portée des protections qui sont accordées par le Code à ceux qui ne respectent pas les conditions d'admissibilité qui y sont énoncées. Cela signifie tout simplement qu'en interprétant ces conditions d'admissibilité, la Cour doit garder à l'esprit l'objectif primordial des dispositions relatives au congédiement injuste, qui est d'assurer aux employés non syndiqués une certaine protection contre cette éventualité. En arrivant à cette conclusion, je fais observer que Travail Canada, l'organisme chargé de l'application du Code, a adopté comme principe directeur que tout doute de la part de ses représentants au sujet des conditions d'admissibilité doit être résolu en faveur du plaignant chaque fois que possible [. . .].

(C'est moi qui souligne.)


[15]       J'estime que mon interprétation des paragraphes 168(1) et 240(1) du Code, dans les présents motifs, respecte la règle moderne d'interprétation des lois, dont les principes de base ont été résumés par Driedger, à la page 87 de son volume intitulé Construction of Statutes (2e édition, 1983) et repris par la Cour suprême du Canada dans Corporation Notre-Dame de Bon-Secours c. Communauté urbaine de Québec et ville de Québec, [1994] 3 R.C.S. 3, à la page 17 :

[TRADUCTION] « . . . il faut interpréter les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur » . . . .

[16]       Pour toutes ces raisons, je suis d'avis que l'arbitre a commis une erreur de droit reliée à sa compétence en jugeant que la plainte du défendeur est recevable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accordée et la décision de l'arbitre Beetz, rendue le 22 novembre 2002, est annulée. L'affaire est retournée au même arbitre pour qu'il dispose de l'objection reliée à sa compétence conformément aux présents motifs.

[17]       Tel que souhaité par la demanderesse, chaque partie devra assumer ses propres dépens.

                                                               

       JUGE

OTTAWA (ONTARIO)

Le 30 avril 2004


                                                               COUR FÉDÉRALE

                                     NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                       T-2149-02

INTITULÉ :                                                      SOCIÉTÉ RADIO-CANADA c. MONSIEUR PAUL CODERRE

LIEU DE L'AUDIENCE :                                 Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                               Le 31 mars 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                  Le juge Pinard

DATE DES MOTIFS :                          Le 30 avril 2004           

COMPARUTIONS:

Me Pascal Rochefort                                          POUR LA DEMANDERESSE

Me Nathalie Massicotte                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Société Radio-Canada                           POUR LA DEMANDERESSE

Service juridique

Montréal (Québec)

Castiglio & Associés                                          POUR LE DÉFENDEUR

Montréal (Québec)

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