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Date : 20030313

Dossier : T-1105-02

Référence neutre : 2003 CFPI 306

ENTRE :

                                    SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

JEAN CHRÉTIEN, LE PREMIER MINISTRE DU CANADA, et

ROBERT NAULT, LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD

                                                                                                                               demandeurs (défendeurs)

                                                                                   et

LE SÉNATEUR DAVID AHENAKEW, AU NOM DE LUI-MÊME

ET DU SÉNAT DE LA FEDERATION OF SASKATCHEWAN

INDIAN NATIONS, ET LA FEDERATION OF

SASKATCHEWAN INDIAN NATIONS

                                                                                   

                                                                                                                               défendeurs (demandeurs)

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MacKAY

[1]                 Les demandeurs, qui sont les défendeurs à l'instance, sollicitent une ordonnance radiant la déclaration des défendeurs en l'espèce et conformément à la Règle 221(1)a) au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable ou, subsidiairement, conformément aux Règles 221(1)c) et f), au motif qu'elle est frivole ou vexatoire ou qu'elle constitue un abus des procédures de la Cour.


[2]                 Les demandeurs en l'espèce soutiennent que la déclaration ne révèle aucune cause d'action valable au motif qu'aucune des réparations demandées ne peut être obtenue puisque, si elle était accordée, elle aurait pour effet d'entraver la liberté de parole et de débat au Parlement qui est assurée par la loi et la constitution. Ils ajoutent que l'injonction demandée ne peut être prononcée à l'encontre de la Couronne, du premier ministre ou du ministre des Affaires indiennes et du Nord dans les circonstances alléguées et que la réparation demandée dépasse la compétence de la Cour fédérale ou de toute autre cour et que, par conséquent, la déclaration devrait être radiée parce qu'elle est frivole ou vexatoire ou qu'elle constitue un abus des procédures de la Cour.

[3]                 Pour leur part, les défendeurs, qui sont demandeurs à l'instance, font valoir que la déclaration révèle plusieurs causes d'action valables et qu'elle n'est pas frivole ou vexatoire ni ne constitue un abus des procédures de la Cour. Ils ajoutent que la réparation demandée relève de la compétence de la Cour.


[4]                 L'action a été engagée en raison des préoccupations des demandeurs à l'instance par suite du dépôt, le 14 juin 2002, de ce qui était alors le projet de loi C-61, soit la Loi sur la gouvernance des Premières nations, par le gouvernement de l'époque devant le Parlement du Canada. À cette date, le projet de loi a été présenté en première lecture. Le Parlement a ajourné ses travaux le 21 juin 2002 et, le 16 septembre, après le dépôt de la déclaration et de la défense dans la présente instance, la première session de la trente-septième législature a été prorogée. Le projet de loi C-61 et les autres projets de loi déposés précédemment mais non promulgués sont légalement considérés comme des projets de loi qui ont été suspendus et qui sont sans valeur. Selon l'expression parfois utilisée, « ils sont morts au Feuilleton » . Leur contenu n'a aucune importance juridique, du moins pour la présente instance, sauf à des fins de comparaison avec un projet de loi subséquent visant les mêmes fins générales.

[5]                 Une nouvelle session du Parlement du Canada, soit la deuxième session de la trente-septième législature, a débuté le 30 septembre 2002. Peu après, le projet de loi C-7, qui visait à remplacer le projet de loi C-61, a été déposé devant la Chambre des communes et, par la suite, le 9 octobre 2002, il a reçu une première lecture et a été renvoyé au Comité permanent des affaires autochtones, du développement du Grand Nord et des ressources naturelles de la Chambre des communes. Depuis ce temps, le Comité a tenu plusieurs réunions, y compris des audiences publiques, qui ont débuté en janvier 2003.


[6]                 À la date à laquelle la présente demande a été entendue, le 26 septembre 2002, le projet de loi C-61 avait cessé d'exister et le projet de loi C-7 n'avait pas encore été déposé. Lorsque la présente demande a été débattue, il a été présumé qu'un nouveau projet de loi visant à remplacer le projet de loi C-61 et reprenant essentiellement les mêmes dispositions que celui-ci serait déposé, ce qui d'ailleurs a été le cas. Tel qu'il est mentionné sur la page couverture de ce projet de loi qu'a publié la Chambre des communes, le projet de loi C-7 est « imprimé, conformément à un ordre adopté le 7 octobre 2002, dans le même état où était le projet de loi C-61 de la première session de la trente-septième législature à la date de prorogation » .

L'action est-elle théorique?

[7]                 Au sens formel, l'action des demandeurs est théorique, puisque la réparation demandée concerne les mesures législatives proposées dans le projet de loi C-61. Les avocats n'ont pas insisté sur la question du caractère théorique de l'action. La radiation pure et simple de l'action au motif qu'elle est théorique aurait simplement pour effet de provoquer l'introduction d'une deuxième action concernant désormais le projet de loi C-7, le projet de loi actuellement sous examen, dont les dispositions reprennent essentiellement celles du projet de loi C-61. J'ai l'intention d'examiner la demande au fond et de permettre qu'elle soit modifiée, si la déclaration doit subsister, afin qu'elle vise désormais le projet de loi C-7 déposé devant le Parlement le 7 octobre 2002. Cette façon de procéder me semble compatible avec la Règle 3 des Règles de la Cour fédérale (1998), qui exige l'application des règles « de façon à permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » . En conservant ce critère à l'esprit, je m'apprête maintenant à examiner le fond de la demande de radiation présentée sous le régime de la Règle 221(1).


La déclaration révèle-t-elle une cause d'action valable?

[8]                 Aucune preuve n'est admissible lors de la présentation d'une demande visant à annuler une déclaration au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable; de plus, les faits matériels allégués dans la déclaration doivent être considérés comme vrais (voir la Règle 221(2) et l'arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441). Dans l'arrêt Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, Madame le juge Wilson a formulé les remarques suivantes au sujet de la question de savoir si une déclaration révèle ou non une cause d'action raisonnable (p. 980) :

. . . dans l'hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est-il "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d'action raisonnable?... Ce n'est que si l'action est vouée à l'échec parce qu'elle contient un vice fondamental... que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées...

[9]                 À la lumière des circonstances de cette nature, les défendeurs citent les remarques que mon collègue le juge Hugessen a formulées dans Bande indienne de Shubenacadie c. Canada (procureur général), 2001 ACF 181 (C.F. 1re inst.), qui s'est exprimé comme suit aux paragraphes 5 et 6 :

. . . ce n'est que dans les cas particulièrement clairs que la Cour devrait radier la déclaration. À mon avis, c'est d'autant plus le cas dans ce domaine, à savoir en matière de droit autochtone, cette branche du droit ayant depuis quelques années connu un essor rapide au Canada. Des causes d'action qui auraient pu être considérées comme bizarres ou outrageuses il y a quelques années seulement sont maintenant acceptées.

S'il existe dans un acte de procédure la moindre cause d'action, même si celle-ci est libellée en des termes vagues et d'une façon imparfaite, on devrait à mon avis laisser l'affaire se poursuivre...


[10]            Si importante que soit cette interprétation pour évaluer les allégations formulées dans la déclaration dans une action introduite par les défendeurs en l'espèce, il convient également de se rappeler que, dans la décision de Bande indienne de Shubenacadie, le juge Hugessen a passé en revue la déclaration et l'a décrite comme un acte de procédure fort général portant sur « des droits ancestraux issus de traités et de la common law » . C'est pour cette raison qu'il a refusé, dans cette affaire, de faire droit à la demande de radiation de la Couronne.

[11]            Dans la présente affaire, les demandeurs à l'instance fondent leur demande sur les motifs suivants. Le sénateur David Ahenakew, qui se représente lui-même et qui représente également le sénat de la Federation of Saskatchewan Indians et la Federation (FSIN) elle-même, suivant l'autorisation de ce sénat et de l'assemblée législative de la FSIN, a engagé l'action au soutien de laquelle il invoque notamment les faits et arguments juridiques suivants :

(1)         Lors des premiers contacts avec les explorateurs européens, les nations indiennes étaient des entités politiques souveraines et autonomes.

(2)         Le titre de propriété des nations indiennes sur le territoire maintenant appelé province de la Saskatchewan a été confirmé par la Proclamation royale du 7 octobre 1763.

(3)         Cinq traités, qui sont maintenant appelés les traités n ° 4, n ° 5, n ° 6, n ° 8 et n ° 10, et qui concernent différentes parties de la Saskatchewan, ont été négociés et conclus entre la Couronne et certaines nations indiennes, dont chacune a été considérée comme une nation souveraine, et les demandeurs estiment que ces traités se composent des versions écrites et d'une partie orale pouvant compléter, modifier ou expliquer les versions écrites.

(4)         Les nations indiennes n'ont pas abandonné leur souveraineté en signant les traités, lesquels ont plutôt créé une nouvelle relation dans le cadre de laquelle la Couronne a respecté la souveraineté des nations indiennes et a administré certains aspects de celle-ci au nom des Premières nations en qualité de fiduciaire.


(5)         Les droits des nations indiennes, maintenant appelées les Premières nations, qui sont reconnus dans les traités sont confirmés par les articles 25, 35 et 35.1 de la Loi constitutionnelle de 1982 et [TRADUCTION] « en vertu de l'article 52 de cette Loi, les traités font partie de la loi suprême du Canada » .

(6)         Les nations indiennes étaient souveraines lorsque les traités ont été conclus et les traités ont été considérés comme des accords intervenus entre des nations également souveraines. Cette souveraineté originale constitue le fondement des droits inhérents à l'autodétermination et à l'autonomie gouvernementale ainsi que de la création de lois et de coutumes des Premières nations dans le cadre de la relation établie par les traités.

(7)         La Loi sur les Indiens est une mesure législative concernant l'administration de certaines obligations fiduciaires du Canada à l'endroit des peuples des Premières nations; ses modifications doivent être précédées d'un processus de consultation et de divulgation complet et, dans la mesure où cette Loi porte sur des questions inhérentes aux droits des Premières nations ou aux dispositions de la Proclamation royale de 1763 ou encore aux dispositions des traités, toute modification doit être faite conformément aux modalités énoncées à l'article 35.1 de la Loi constitutionnelle de 1982, lequel exige la tenue d'une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et fédéral ainsi que les représentants des peuples autochtones.

(8)         Le projet de loi C-61 visait, notamment, à accroître le contrôle du gouvernement fédéral sur les administrations indiennes se trouvant sur les réserves, à élargir les pouvoirs du ministre des Affaires indiennes et du Nord et à favoriser une plus grande ingérence du ministre dans les affaires et l'administration des nations indiennes.

[12]            Les demandeurs à l'instance soutiennent que le projet de loi déposé a porté atteinte et continuera à porter atteinte à leurs droits ancestraux et constitutionnels. Les causes d'action alléguées dans la déclaration comprendraient ce qui suit :

a)          l'omission de tenir des consultations significatives avant l'élaboration et la présentation du projet de loi en question;

b)          l'omission d'obtenir le consentement écrit des Premières nations du Canada ou de celles de la Saskatchewan en l'espèce;

c)          l'omission de tenir une conférence constitutionnelle, conformément aux exigences de l'article 35.1 de la Loi constitutionnelle de 1982, avant de rédiger un texte de loi qui aurait pour effet de modifier les droits des Premières nations qui sont protégés par la Constitution ou de porter atteinte à ces droits;


d)          les mesures d'intimidation que les demandeurs en l'espèce ont prises afin d'inciter les Premières nations et leurs organisations à observer les nouvelles exigences, notamment les menaces d'une baisse du financement accordé aux organisations si le projet de loi n'est pas accepté;

e)          le manquement anticipé aux obligations fiduciaires des demandeurs en l'espèce, en raison de l'omission de ceux-ci de tenir une consultation complète menant à l'acceptation écrite des Premières nations avant la rédaction du projet de loi en question, étant donné que celui-ci entraînera inévitablement une violation des droits constitutionnels reconnus aux peuples des Premières nations du Canada en vertu de la Loi constitutionnelle de 1982.

[13]            Dans leur défense, les demandeurs en l'espèce contestent les allégations constituant le fondement des demandes des défendeurs notamment en ce qui concerne les efforts déployés en matière de consultation, compte tenu du processus de consultation que des fonctionnaires de la Couronne auraient entrepris avec des représentants des Premières nations, ainsi qu'en ce qui a trait aux incidences des articles 35 et 35.1 de la Loi constitutionnelle de 1982 dans le présent litige.

[14]            Dans leur déclaration, les demandeurs à l'instance cherchent à obtenir les réparations suivantes :

a)          une injonction constitutionnelle permanente interdisant aux défendeurs ou à leurs préposés ou mandataires d'adopter le projet de loi en question au Parlement;

b)          un jugement déclaratoire portant

(i)          que le projet de loi ne s'appliquera pas aux Indiens visés par un traité de la Saskatchewan;

(ii)         que les défendeurs ont commis un manquement à leurs obligations et devoirs fiduciaires selon lesquels ils doivent protéger les droits et privilèges des demandeurs et s'abstenir de prendre des mesures déplacées ou coercitives contre eux;


(iii)        que les défendeurs devront à l'avenir, lorsqu'ils adoptent des lois concernant les Premières nations, agir en respectant les obligations fiduciaires de la Couronne, c'est-à-dire en tenant des consultations significatives dans le cadre desquelles le projet de loi en question sera entièrement divulgué aux dirigeants des Premières nations du Canada avant d'être déposé au Parlement;

c)          des dommages-intérêts à l'encontre du ministre défendeur et du premier ministre défendeur.

[15]            La Couronne en l'espèce soutient que la déclaration devrait être radiée, puisqu'elle vise à sa face même à faire intervenir la Cour dans le processus législatif en restreignant l'adoption du projet de loi proposé ou en se prononçant sur la validité de celui-ci avant qu'il n'ait force de loi, contrairement à l'article 9 du Bill of Rights, 1869, 1 Wm. & Mary, sess. 2, ch. 2 (R.-U.). Cette loi fait partie de la constitution historique du Canada en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 et 31, Vic., ch. 3 (R.-U.) et de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1, art. 4. Par suite de l'adoption du Bill of Rights, les tribunaux reconnaissent depuis longtemps que le Parlement jouit d'une liberté d'expression complète aux fins des débats et qu'il peut adopter les résolutions que lui seul juge opportunes. En reconnaissance de ces principes établis depuis longtemps, les tribunaux n'interviennent pas dans le processus législatif.


[16]            Les défendeurs en l'espèce reconnaissent l'importance des principes fondés sur le Bill of Rights de 1869, mais ils soutiennent que ces principes s'appliquent lorsque la question visée par le projet de loi relève de la compétence exclusive du Parlement du Canada. Dans la présente affaire, ils font valoir que le Parlement ne peut adopter de mesures touchant leurs droits ancestraux et issus de traités avant que les modifications proposées soient pleinement divulguées aux représentants des Premières nations et que ceux-ci aient la possibilité de participer à l'élaboration et à l'examen desdites propositions.

[17]            Selon le processus proposé lors de la deuxième lecture et de l'adoption du projet de loi C-61, le Comité permanent des affaires autochtones, du développement du Grand Nord et des ressources naturelles de la Chambre des communes devait tenir des audiences publiques au sujet du projet de loi. Ce processus a été enclenché à l'égard du projet de loi C-7, qui est maintenant à l'étude devant le Comité de la Chambre. Ce processus ne semble pas être suffisant pour les défendeurs en l'espèce, qui estiment qu'une divulgation complète aux représentants des Premières nations, y compris ceux de la Saskatchewan que les défendeurs représentent, est nécessaire avant l'élaboration du projet de loi et que lesdits représentants doivent également être consultés dans le cadre de ce processus. Ils ajoutent que si leurs droits ancestraux ou issus de traités, qui sont garantis par la Loi constitutionnelle de 1982, doivent être touchés par le projet de loi, il est nécessaire de convoquer une conférence constitutionnelle conformément à l'article 35.1 de cette même Loi.

[18]            Voici le texte de cette disposition :

35.1 Les gouvernements fédéral et provinciaux sont liés par l'engagement de principe selon lequel le premier ministre du Canada, avant toute modification de la catégorie 24 de l'article 91 de la « Loi constitutionnelle de 1867 » , de l'article 25 de la présente loi ou de la présente partie :

35.1 The government of Canada and the provincial governments are committed to the principal that, before any amendment is made to Class 24 of section 91 of the "Constitution Act, 1867", to section 25 of this Act or to this Part,

a) convoquera une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et lui-même et comportant à son ordre du jour la question du projet de modification;

(a) a constitutional conference that includes in its agenda an item relating to the proposed amendment, composed of the Prime Minister of Canada and the first ministers of the provinces, will be convened by the Prime Minister of Canada; and

b) invitera les représentants des peuples autochtones du Canada à participer aux travaux relatifs à cette question.

(b) the Prime Minister of Canada will invite representatives of the aboriginal peoples of Canada to participate in the discussions on that item.

[19]            Selon l'article 25 de la Loi constitutionnelle de 1982, le fait que la Charte garantit certains droits et libertés « ne porte pas atteinte aux droits ou libertés -- ancestraux, issus de traités ou autres -- des peuples autochtones du Canada... » . La partie 2 de cette Loi comprend l'article 35.1, précité, et l'article 35, qui reconnaît et confirme les droits autochtones et issus de traités existants des peuples autochtones du Canada.

[20]            Les défendeurs font valoir qu'en présentant le projet de loi C-7 sans consulter les Premières nations et sans leur divulguer pleinement la teneur de ce projet ni convoquer une conférence constitutionnelle, les demandeurs, qui sont défendeurs à l'instance, ont déjà violé les droits ancestraux et issus de traités des défendeurs en l'espèce, contrairement aux articles 35 et 35.1 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cet argument soulève des questions importantes pour l'examen de controverses d'ordre législatif et constitutionnel, notamment quant à la portée et à l'application de la partie 2 de la Loi constitutionnelle de 1982, lesquelles questions n'ont pas encore été étudiées jusqu'à maintenant.

[21]            Les arguments des défendeurs vont peut-être au-delà des perceptions courantes concernant la portée des règles de droit et de la Constitution. Cette possibilité et le sentiment qu'à première vue, ils pourraient avoir du mal à persuader un juge de première instance d'accepter leurs arguments ne sont pas les critères à appliquer pour évaluer la déclaration.

[22]            Au même moment, l'argument des demandeurs selon lequel les réparations demandées dans l'instance ne peuvent être accordées est un argument qui ne peut être ignoré. À cet égard, il convient de classer les réparations demandées en trois catégories :

1.          Une injonction permanente interdisant aux défendeurs ou à l'un ou l'autre de leurs préposés ou mandataires d'adopter le projet de loi C-61 (maintenant le projet de loi C-7) devant le Parlement du Canada.


À mon avis, cette forme de réparation n'est pas possible. Aucune injonction ne peut être prononcée contre la Couronne ou contre un mandataire de celle-ci (voir la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-15, art. 22). Cette interdiction est suffisamment large pour empêcher le prononcé d'injonctions contre Sa Majesté La Reine, le premier ministre et le ministre des Affaires indiennes et du Nord agissant à titre de préposés de la Couronne, notamment dans le cadre de leurs activités liées au processus législatif. De plus, ce qui est encore plus important, l'injonction demandée concerne le rôle de chacun des demandeurs relativement à l'adoption du texte législatif par le Parlement. Une ordonnance de cette nature constituerait nettement une intervention de la part de la Cour dans le processus du Parlement et la Cour n'a pas la compétence voulue pour accorder cette réparation en vertu de la Constitution du Canada, y compris le Bill of Rights, 1869.

2.          Des dommages-intérêts contre le défendeur Nault et le défendeur Chrétien.

Cette réparation est apparemment demandée en raison des rôles perçus du ministre et du premier ministre relativement au processus législatif concernant le projet de loi C-61 (maintenant le projet de loi C-7). Tout jugement faisant droit à cette demande constituerait une entrave au processus législatif du Parlement et cette réparation n'est pas du ressort de la Cour. J'ajoute qu'aucun fondement à l'égard de la demande de dommages-intérêts formulée contre le premier ministre ou le ministre n'est allégué dans la déclaration. Il n'y a pas lieu d'accorder des dommages-intérêts à l'encontre du premier ministre ou du ministre des Affaires indiennes et du Nord dans le présent litige.

3.          Les jugements déclaratoires suivants :

[TRADUCTION]

(i)          un jugement déclaratoire portant que le projet de loi C-61 (maintenant le projet de loi C-7) ne s'appliquera pas aux Indiens visés par un traité de la Saskatchewan;

(ii)         un jugement déclaratoire portant que les défendeurs ... s'abstiendront de prendre des mesures inappropriées, illégales et coercitives contre eux (les demandeurs) sous forme de retrait de financement à titre de sanction par suite du désaccord desdits demandeurs avec la position des défendeurs.


Des jugements déclaratoires de cette nature seraient prématurés et ne tiendraient pas compte du fait qu'à l'instar de toute autre mesure législative proposée, le projet de loi en question n'a force de loi que lorsqu'il est adopté par le Parlement, sanctionné par le représentant de Sa Majesté et, au besoin, promulgué. Il peut être modifié avant d'être édicté. Dans la mesure où le jugement déclaratoire demandé concerne une ordonnance visant à éviter la prise de mesures [TRADUCTION] « inappropriées, illégales ou coercitives » , aucun fait justifiant cette réparation n'est énoncé dans la déclaration, exception faite de l'allégation du paragraphe 46 de celle-ci selon laquelle [TRADUCTION] « des menaces de retrait du financement que leur accorde le gouvernement fédéral si elles ne collaborent pas ont été faites aux organisations des Premières nations... » . La Cour ne peut présumer que des fautes de cette nature ont été commises ou le seront. Il n'y a aucun motif justifiant le prononcé d'une ordonnance déclaratoire selon laquelle les demandeurs en l'espèce devraient se conformer aux lois générales du territoire afin de protéger les droits et privilèges des demandeurs à l'instance.

4.          Un jugement déclaratoire portant que

[TRADUCTION]

(i)          les défendeurs ont commis un manquement à leurs obligations et devoirs fiduciaires selon lesquels ils doivent protéger les droits et privilèges des demandeurs;

(ii)         les défendeurs devront à l'avenir, lorsqu'ils adoptent des lois concernant les Premières nations, agir en respectant les obligations fiduciaires de la Couronne, c'est-à-dire en tenant des consultations significatives dans le cadre desquelles le projet de loi en question sera entièrement divulgué aux dirigeants des Premières nations du Canada.


Les jugements déclaratoires de cette nature visent à établir pour les demandeurs les droits revendiqués au cours du processus de consultation en raison de l'obligation de la Couronne d'agir au mieux des intérêts des peuples des Premières nations en faisant participer les chefs et les conseils des Premières nations visées par les traités ainsi que les représentants des institutions des Premières nations au processus de rédaction de lois qui sont perçues comme des lois susceptibles de toucher les droits ancestraux, constitutionnels ou issus de traités des défendeurs.

[23]       La dernière catégorie (qui porte le numéro 4 dans les présents motifs) de ces demandes de jugement déclaratoire, qui ne renvoie nullement aux droits découlant de l'article 35.1 de la Loi constitutionnelle de 1982, concerne essentiellement la participation au processus qui doit être suivi lorsque les droits ancestraux, constitutionnels ou issus de traités des défendeurs sont susceptibles d'être touchés. Les revendications en question peuvent être exprimées en termes généraux et il sera peut-être nécessaire de les peaufiner par l'ajout d'allégations de faits plus complètes ou par la communication de précisions sur demande. Néanmoins, les demandes générales formulées énoncent essentiellement, à mon sens, les droits des défendeurs de participer au processus dans le cadre duquel leurs droits ancestraux, constitutionnels ou issus de traités risquent d'être touchés. Cette participation est revendiquée en partie conformément à la Loi constitutionnelle de 1982 et, si j'ai bien compris la demande, elle ne touche pas l'intervention dans le processus du Parlement, sauf celle qui peut découler de la constitution dans laquelle sont confirmées les obligations fiduciaires de la Couronne et du gouvernement du Canada envers les défendeurs.


[24]       À mon avis, il ne conviendrait pas à ce stade-ci de radier la déclaration en entier lorsqu'une question ayant une importance vitale pour les droits des défendeurs est soulevée dans cette dernière catégorie de demandes de jugement déclaratoire.

La déclaration est-elle frivole et vexatoire et constitue-t-elle un abus des procédures?

[25]       Étant donné que j'estime qu'une partie de la déclaration comporte une demande de jugement déclaratoire concernant les droits des défendeurs en l'espèce, je ne suis pas convaincu qu'une réparation de cette nature ne relève pas de la compétence de la Cour. Il est évident que cette demande ne peut, à ce stade-ci, être considérée comme une demande frivole ou vexatoire ou comme une demande qui constitue un abus des procédures de la Cour.


[26]       Habituellement, un jugement déclaratoire à l'encontre d'un office fédéral doit être sollicité devant la Cour au moyen d'une demande de contrôle judiciaire (voir la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2, 18, 18.1 et leurs modifications). Cependant, comme l'a dit le juge Isaac, alors juge en chef de la Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt Ward c. La Nation crie de Samson (1999), 247 N.R. 254 (C.A.F.), aux paragraphes 33 à 42, le simple fait qu'une partie demande un jugement déclaratoire ne signifie pas qu'elle sollicite le contrôle judiciaire. Les actions visant à obtenir des jugements déclaratifs de droits sont reconnues depuis longtemps en droit. Même si la majorité des membres de la Cour ne partageaient pas cet avis, les juges Décary et Rothstein ont souscrit à la décision du juge en chef de préserver l'action en ce qui a trait au jugement déclaratoire demandé en vue d'établir les droits de la partie demanderesse. La majorité a souligné qu'en vertu du paragraphe 18.4(2), la Cour peut ordonner qu'une demande de contrôle judiciaire soit traitée et instruite comme une action et, dans les cas pertinents, la Cour peut permettre qu'une demande de jugement déclaratoire soit instruite comme une action. À mon avis, cette façon de procéder conviendrait particulièrement en l'espèce, parce qu'elle favoriserait la présentation d'une preuve satisfaisante pour l'examen de questions constitutionnelles fondamentales.

[27]       De plus, l'instruction de la présente affaire comme s'il s'agissait d'une action convient particulièrement bien en l'espèce, puisque les demandeurs à l'instance sollicitent un jugement déclaratif de droits. Il ne s'agit pas d'une demande à l'encontre d'un « office fédéral » au sens de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale, soit une personne ou un « groupe de personnes ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale... » .

Conclusion

[28]       En conséquence, pour les motifs exposés plus haut, j'en arrive à la conclusion qu'il y a lieu de modifier la déclaration par la radiation de la demande d'injonction (alinéa 51a)) et des demandes de dommages-intérêts formulées contre le ministre et le premier ministre (alinéas 51e) et 51f)) ainsi que par l'annulation des demandes de jugement déclaratoire portant que le projet de loi en question ne s'appliquera pas aux Indiens visés par un traité de la Saskatchewan (alinéa 51b)) et les demandeurs en l'espèce s'abstiendront de prendre des mesures inappropriées, illégales ou coercitives (la deuxième clause de l'alinéa 51c)).


[29]       Dans la mesure où l'action vise à obtenir des jugements déclaratoires concernant les obligations fiduciaires de la Couronne envers les défendeurs en l'espèce dans le cadre de l'élaboration de dispositions législatives susceptibles de toucher leurs droits ancestraux, constitutionnels ou issus de traités, la déclaration peut subsister. À ce stade-ci, il est impossible de dire avec certitude que cette demande de réparation sera rejetée. Les éléments de cette demande sont mentionnés à la première clause de l'alinéa 51c) et à l'alinéa 51d) de la déclaration.

[30]       Étant donné que la réparation recherchée à l'encontre du premier ministre et du ministre des Affaires indiennes et du Nord ne peut être accordée et que le jugement déclaratoire demandé ne concerne pas des obligations fiduciaires qu'ils doivent remplir personnellement ou dans le cadre des fonctions officielles qu'ils exercent, mais plutôt des obligations qui incombent à l'ensemble du gouvernement du Canada, il convient à mon avis que la déclaration soit modifiée de façon que tous les renvois aux demandes de réparation visant ces personnes ou les charges qu'elles occupent soient supprimés. De plus, il y a lieu de modifier l'intitulé de la cause de façon à supprimer le nom de ces personnes ou le titre des charges qu'elles occupent de la désignation des défendeurs à l'instance.

[31]       Une ordonnance énonçant ces directives de façon détaillée est rendue.


[32]       Les demandeurs en l'espèce ont demandé les frais de la demande, tandis que les défendeurs ont demandé les dépens sur la base procureur-client. Étant donné que chaque partie a partiellement gain de cause dans la présente demande, les dépens suivront l'issue de la cause.

                                                                          « W. Andrew MacKay »            

                                                                                                             Juge                             

Ottawa (Ontario)

Le 13 mars 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                              T-1105-02

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          Sa Majesté La Reine du chef du Canada, Jean Chrétien, le premier ministre du Canada, Robert Nault, le ministre des Affaires indiennes et du Nord

c.

Le sénateur David Ahenakew, au nom de lui-même et du sénat de la Federation of Saskatchewan Indian Nations, et la Federation of Saskatchewan Indian Nations

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Regina (Saskatchewan)

DATE DE L'AUDIENCE :                             le jeudi 26 septembre 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR :      Monsieur le juge MacKay

DATE DES MOTIFS :                                     le jeudi 13 mars 2003

COMPARUTIONS:

Mark Kindrachuk                                                              POUR LES DEMANDEURS

(DÉFENDEURS À L'INSTANCE)

Delia Opekokew et                                                           POUR LES DÉFENDEURS

Darren Winegarden                                                           (DEMANDEURS À L'INSTANCE)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Morris Rosenberg                                                              POUR LES DEMANDEURS

Sous-procureur général du Canada                                  (DÉFENDEURS À L'INSTANCE)

Opekokew, Winegarden                                                   POUR LES DÉFENDEURS

170 - 203 Packham Avenue                                             (DEMANDEURS À L'INSTANCE)

Saskatoon (Saskatchewan)

S7N 4K5


Date : 20030313

Dossier : T-1105-02

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2003

EN PRÉSENCE DU JUGE MacKAY

ENTRE :

                                                         

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

JEAN CHRÉTIEN, LE PREMIER MINISTRE DU CANADA, et

ROBERT NAULT, LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD

demandeurs (défendeurs)

et

LE SÉNATEUR DAVID AHENAKEW, AU NOM DE LUI-MÊME

ET DU SÉNAT DE LA FEDERATION OF SASKATCHEWAN

INDIAN NATIONS, ET LA FEDERATION OF

SASKATCHEWAN INDIAN NATIONS

défendeurs (demandeurs)

ORDONNANCE

VU la demande des demandeurs en vue d'obtenir une ordonnance annulant la déclaration des défendeurs (demandeurs à l'instance) conformément à la Règle 221(1)a) au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable ou, subsidiairement, conformément aux Règles 221(1)c) et 221(1)f), au motif qu'elle est frivole et vexatoire et constitue un abus des procédures de la Cour;


APRÈS AVOIR entendu les avocats des parties à Regina le 26 septembre 2002 et différé sa décision;

APRÈS AVOIR examiné les arguments alors formulés ainsi que la déclaration déposée aux présentes le 15 juillet 2002;

LA COUR ORDONNE :

1.          La déclaration déposée le 15 juillet 2002 est modifiée aux fins de la présente ordonnance par le remplacement des mots « projet de loi C-61 » par les mots « projet de loi C-7 » (de la deuxième session de la trente-septième législature du Canada).

2.          La déclaration est modifiée par la radiation de la demande d'injonction à l'encontre des demandeurs, le premier ministre et le ministre des Affaires indiennes et du Nord, par la radiation des demandes de dommages-intérêts visant le premier ministre et le ministre des Affaires indiennes et du Nord et par la radiation des demandes de jugement déclaratoire portant que le projet de loi en question ne s'applique pas aux Indiens visés par un traité de la Saskatchewan et que les demandeurs s'abstiendront de prendre des mesures inappropriées, illégales ou coercitives.

3.          Les demandes de jugement déclaratoire concernant les obligations fiduciaires de Sa Majesté La Reine envers les défendeurs et concernant le processus d'élaboration de lois susceptibles de toucher les droits ancestraux, constitutionnels ou issus de traités que revendiquent les défendeurs (dont il est fait mention à la première clause de l'alinéa 51b) ainsi qu'à l'alinéa 51d) de la déclaration) demeurent en vigueur et pourront être examinées dans le cadre de la présente action après la modification de la déclaration.


4.          La déclaration est modifiée

a)          par le renvoi au projet de loi C-7 selon les indications de la clause 1 de la présente ordonnance;

b)          par la radiation des demandes de réparation selon les indications de la clause 2 de la présente ordonnance;

c)          par la suppression de tous les renvois aux fondements des demandes de jugement déclaratoire ou de dommages-intérêts visant le premier ministre et le ministre des Affaires indiennes et du Nord.

5.          L'intitulé de la cause est modifié de façon que seule Sa Majesté La Reine du chef du Canada soit désignée à titre de défenderesse.

6.          Une déclaration modifiée pourra être signifiée et déposée au plus tard le 15 avril 2003.

7.          Une défense modifiée pourra être signifiée et déposée au plus tard le 15 mai 2003.

8.          Les dépens suivront l'issue de la cause.

                                                                          « W. Andrew MacKay »            

                                                                                                             Juge                          

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier,trad. a., LL.L.

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