Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220113

Dossier : IMM-5108-20

Référence : 2022 CF 35

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

CARLOS JULIAN HENAO RAMIREZ

YENY ALEJANDRA RODRIGUEZ HIGUITA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Carlos Julian Henao Ramirez et Yeny Alejandra Rodriguez Higuita, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a conclu qu’ils n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[2] Les demandeurs sont citoyens de la Colombie. M. Ramirez était entraîneur de basketball et professeur à l’université des technologies de Pereira (l’université) en Colombie. Il est marié à Mme Higuita, qui est technicienne en génie industriel. M. Ramirez soutient qu’en juin 2014, alors qu’il se rendait à une partie de basketball avec son équipe, leur autobus a été arrêté par des hommes armés se présentant comme des membres de l’Armée de libération nationale ou Ejército de Liberación Nacional (l’ELN). M. Ramirez affirme que les hommes ont distribué des dépliants aux membres de l’équipe pour les encourager à se joindre à la milice et qu’ils lui ont ordonné de les aider à convaincre les étudiants de le faire. Quelques semaines plus tard, l’ELN a communiqué avec lui pour s’enquérir de ses progrès dans le recrutement des étudiants.

[3] M. Ramirez soutient qu’il a été enlevé par l’ELN en août 2014 et qu’on lui aurait dit qu’il était un [traduction] « objectif militaire ». Il a signalé cet incident auprès de l’université, où on lui a conseillé de ne pas en informer les autorités. Craignant pour sa sécurité, M. Ramirez n’a pas renouvelé son contrat avec l’université et a commencé à travailler de manière autonome. Il affirme que l’ELN l’a attaqué une nouvelle fois en juillet 2015. Des membres de l’ELN lui ont dit qu’ils le tueraient s’il ne les aidait pas, et qu’ils tueraient sa femme s’il se rendait aux autorités. M. Ramirez s’est ensuite enfui en Australie. Cependant, comme le couple n’avait pas assez d’argent pour obtenir un visa pour Mme Higuita, celle‑ci est restée en Colombie. M. Ramirez s’est ensuite rendu au Chili où il a retrouvé sa femme. Ils n’ont pas demandé l’asile au Chili puisque l’ELN y exerce une influence. En juillet 2016, ils ont décidé de rentrer en Colombie parce qu’ils ne pouvaient pas obtenir de visas australiens depuis le Chili. Les deux membres du couple se sont envolés pour l’Australie, respectivement en octobre 2016 et en juillet 2017. Ils ont ensuite obtenu des visas canadiens et sont venus au pays le 18 décembre 2017. Ils ont demandé l’asile le 11 janvier 2018.

[4] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté leur demande, car elle a conclu que leur récit n’était pas plausible. Elle a également tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité parce qu’ils sont retournés en Colombie en 2016. La SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Bogota, en Colombie.

[5] Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision auprès de la SAR au motif que la SPR avait fait preuve de partialité dans son appréciation de la preuve relative à l’ELN, et que la façon dont l’audience avait été menée démontrait que la commissaire était fermée d’esprit. Ils ont également contesté la conclusion relative à la PRI. La SAR a rejeté l’allégation de partialité et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’ELN avait les moyens et la motivation de les retrouver à Bogota malgré le fait qu’elle ait reconnu certains éléments de preuve contraires. La SAR a rejeté l’appel pour ces motifs.

[6] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Ils font valoir que cette dernière n’a pas traité correctement l’allégation de partialité et qu’elle a déraisonnablement conclu qu’ils disposaient d’une PRI à Bogota, en Colombie, au motif que le tribunal n’a pas tenu compte de la preuve objective sur le pays relativement à l’influence de l’ELN.

[7] L’allégation de partialité des demandeurs découle de l’échange suivant intervenu à l’audience entre la commissaire de la SPR et M. Ramirez. La commissaire de la SPR posait des questions concernant la raison pour laquelle les demandeurs pensaient que l’ELN s’intéresserait à eux et aurait la capacité de leur faire du mal. Dans l’une de ses réponses, M. Ramirez a dit que [traduction] « [m]aintenant, [les membres de l’ELN] sont plus forts que jamais ». La commissaire a répondu ce qui suit :

[traduction]

Eh bien, ils ne sont pas vraiment plus forts que jamais. Dix des dirigeants de l’ELN ont fui vers Cuba, et la Colombie tente de les faire ramener au pays. Autrement dit, je ne suis pas d’accord avec vous quand vous affirmez qu’ils sont plus forts que jamais… Qu’avez‑vous à me dire à ce sujet? Parce que vous affirmez qu’ils sont plus forts que jamais.

[…]

Selon la prépondérance des probabilités, il ne me semble ni logique ni raisonnable que, presque en 2020, soit près de cinq ou six ans après l’incident, le groupe vous ait demandé de recruter des gens pour lui. D’autant plus que, au lieu de devenir plus forte, l’ELN s’est affaiblie… Qu’avez‑vous à me dire à ce sujet? Parce que vous affirmez qu’ils sont plus forts que jamais.

[8] Devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que ces commentaires montraient que la commissaire de la SPR avait déjà pris sa décision avant l’audience et qu’elle était partiale pour cette raison. La SAR a rejeté cet argument et a conclu que la commissaire de la SPR n’était pas hostile aux demandeurs et qu’elle leur avait donné l’occasion de répondre à la preuve objective concernant la force de l’ELN. La SAR a affirmé qu’« en sa qualité d’arbitre, elle devait se présenter à l’audience avec l’esprit ouvert, et non pas avec un esprit vide ou mal informé » (décision de la SAR, au para 8).

[9] Les demandeurs font valoir que la conclusion de la SAR est incorrecte puisque les commentaires de la commissaire de la SPR portaient sur un aspect essentiel de l’audience et que ses déclarations à l’audience laissaient peu de place à la discussion et donnaient à penser qu’elle était parvenue à sa conclusion avant d’avoir entendu l’ensemble de la preuve. Le fait que la commissaire de la SPR ait demandé à M. Ramirez de commenter sa déclaration concernant l’ELN n’élimine pas la partialité, car sa déclaration antérieure indiquait très clairement qu’elle avait décidé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y avait aucun fondement objectif à sa crainte.

[10] Je ne suis pas convaincu. La Cour suprême du Canada a énoncé le critère relatif à la crainte raisonnable de partialité, qui est reconnu depuis longtemps, dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369, [1976] ACS no 118 au paragraphe 40 :

[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. […] [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[11] Le seuil pour conclure à une crainte raisonnable de partialité est élevé, et le fardeau de la partie qui cherche à établir l’existence d’une crainte raisonnable est donc élevé (Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25 [Commission scolaire francophone du Yukon] aux para 25‑26; Oleynik c Canada (Procureur général), 2020 CAF 5 au para 57). Il convient aussi de préciser que la SPR exerce une fonction inquisitoire, ce qui exige parfois des commissaires qu’ils posent aux demandeurs des questions qui pourraient être inappropriées de la part d’un juge : Bai v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 1406 au para 17, citant Bozsolik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 432 au para 16; Benitez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 199 au para 18; et Aloulou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1236 au para 28.

[12] En l’espèce, la SAR a soigneusement examiné les arguments et la preuve, et elle a appliqué le critère en paraphrasant un arrêt de principe récent de la Cour suprême du Canada sur la question. Au paragraphe 33 de l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, la juge Abella a énoncé qu’il existe « une différence capitale entre un esprit ouvert et un esprit vide ». C’est cette approche qui a guidé la SAR dans son évaluation de l’allégation de partialité.

[13] Le questionnement de la SPR indiquait tout au plus que la commissaire s’était fait une opinion provisoire de la preuve et qu’elle avait demandé à M. Ramirez de commenter ce sujet. Cette situation ne dénote pas une crainte raisonnable de partialité : Eshetie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1036 au para 30. En outre, la preuve précise dont il est question n’est pas mentionnée dans la décision de la SPR. La commissaire a plutôt souligné que l’ELN et les FARC avaient uni leurs forces, ce qui indique qu’elle est demeurée ouverte d’esprit pendant l’audience et qu’elle a incorporé le témoignage de M. Ramirez dans son analyse.

[14] La SAR a appliqué le bon critère juridique aux faits et a expliqué son raisonnement sur cette question. C’est là tout ce qu’elle était tenue de faire. Il n’y a aucune raison d’infirmer la décision pour ce motif.

[15] En ce qui concerne la question de la PRI, le critère applicable comporte deux volets : les demandeurs risquent‑ils sérieusement d’être persécutés dans l’endroit proposé comme PRI, et serait‑il raisonnable qu’ils y déménagent? (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, [1991] ACF no 1256 au para 13). En appel devant la SAR, les demandeurs ont contesté la décision de la SPR relative au deuxième volet du critère au motif que la commissaire n’avait pas tenu compte de la question de savoir s’ils seraient en mesure d’obtenir un logement, des soins de santé ou un emploi à Bogota, ou d’y faire des études. La SAR s’est penchée sur les deux volets du critère relatif à la PRI et a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau de preuve qui leur incombait à cet égard.

[16] La SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que l’ELN avait les moyens et la motivation nécessaires pour trouver les demandeurs à Bogota étant donné que ceux‑ci n’avaient présenté que très peu de détails quant à la manière dont l’ELN les trouverait ou la raison pour laquelle elle s’intéresserait encore à eux plus de six ans après leur premier contact avec M. Ramirez. En outre, la SAR a souligné que Mme Higuita avait affirmé dans son témoignage qu’elle n’avait connu aucun problème pendant la période où elle était en Colombie. La SAR a aussi signalé la preuve objective selon laquelle les actes violents de l’ELN étaient concentrés dans les régions où celle‑ci avait étendu ses activités illégales liées à la drogue, et non à Bogota.

[17] Devant la Cour, les demandeurs ont reconnu que la décision de la SAR relative au deuxième volet du critère était raisonnable; leurs arguments portaient surtout sur le premier volet du critère. Ils soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve objective sur la situation au pays en ce qui concerne la capacité de l’ELN à les retrouver à Bogota. Ils font valoir que la preuve contredisait les conclusions de la SAR quant à la force actuelle de l’ELN et que la décision de la SAR est déraisonnable parce que celle‑ci n’a pas tenu compte de ce facteur.

[18] Le problème qui se pose pour les demandeurs est qu’ils n’ont pas soulevé cet argument ni fait référence à cette preuve en particulier devant la SAR. Il existe une jurisprudence abondante à l’appui de la conclusion selon laquelle on ne peut pas soulever, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de nouvelles questions pour contester une décision de la SAR si celles‑ci n’ont pas été examinées dans l’appel devant la SAR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c R. K., 2016 CAF 272 au para 6; Dahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1102 au para 35).

[19] Même si, globalement, la question de la PRI n’est pas nouvelle en ce sens où elle avait été soulevée comme fondement de l’appel devant la SAR, les demandeurs ne peuvent avoir gain de cause dans leur contestation de la décision puisque celle‑ci est fondée sur le premier volet du critère, tandis que leur appel devant la SAR portait sur le deuxième volet. Essentiellement, les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable pour la SAR de ne pas aborder la preuve objective sur la situation au pays concernant les moyens et la motivation de l’ELN, mais ils n’ont pas demandé à la SAR de le faire.

[20] En outre, la SAR a précisément traité des moyens et motivations de l’ELN dans sa décision, et les demandeurs demandent essentiellement à la Cour de soupeser la preuve à nouveau. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 125).

[21] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[22] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5108-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5108-20

INTITULÉ :

CARLOS JULIAN HENAO REMIREZ, YENY ALEJANDRA RODRIGUEZ HIGUITA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR vidÉoconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 OCTOBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

M. Terry Guerriero

 

POUR LES DEMANDEURS

Mme Norah Dorcine

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Guerriero Law Firm

Avocat

London (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.