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Date : 20220126


Dossier : IMM-6113-18

Référence : 2022 CF 90

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

HENRY EDGARDO ELIAS MORAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 18 novembre 2018, selon laquelle le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur est un citoyen du Salvador et prétend craindre la persécution en raison de son incapacité auditive. Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande est accueillie.

II. Contexte

[3] Le demandeur est atteint de surdité depuis la naissance et communique à l’aide de l’American Sign Language. Il allègue que lui-même et son frère ont été victimes en 2007 d’un enlèvement et d’une fusillade impliquant un gang, ce qui aurait entraîné son hospitalisation pendant plusieurs semaines. Il soutient qu’il a été victime en 2009 et en 2015 d’incidents menaçants qu’il attribue à son handicap. Sa famille l’a aidé à embaucher un passeur pour entrer aux États-Unis en décembre 2016. Puisqu’il a une tante maternelle qui réside à Hamilton (Ontario), qui était disposée à lui offrir du soutien, il a décidé de venir au Canada pour présenter une demande d’asile.

[4] La demande d’asile du demandeur était appuyée par des rapports médicaux sur ses blessures et par d’autres documents. À la demande du demandeur, la SPR a conclu qu’il était une personne vulnérable, car sa capacité à présenter son dossier était gravement compromise, et elle a accepté de mettre son dossier au rôle de façon prioritaire et d’accorder d’autres mesures d’adaptation.

[5] La SPR a entendu la demande à deux occasions soit en juillet et en octobre 2018. Le demandeur a demandé que l’audience soit filmée, étant donné qu’un enregistrement audio ne capterait pas l’interprétation en langue des signes. Cette demande a été rejetée par le tribunal de la SPR au motif que la Commission ne disposait pas de la capacité d’effectuer l’enregistrement vidéo des audiences. En réponse, le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, laquelle a été retirée lorsque la SPR a trouvé le moyen nécessaire pour procéder à l’enregistrement vidéo. Le demandeur a ensuite déposé une requête pour que la commissaire se retire de l’audience en raison d’un parti pris, laquelle requête a été rejetée pour les motifs énoncés dans la décision du tribunal à l’égard de la demande d’asile. Selon le tribunal, aucune personne raisonnable et bien informée des circonstances n’éprouverait de crainte raisonnable de partialité.

[6] Quant au bien‑fondé de la demande, la SPR a conclu que le demandeur avait amplifié la nature et la gravité des difficultés qu’il avait connues dans son pays et que les principaux aspects de sa demande n’étaient pas crédibles. Peu de poids a été accordé à un rapport psychiatrique selon lequel le demandeur avait reçu un diagnostic de trouble de stress post-traumatique grave et chronique, fondé sur une entrevue d’une durée d’une heure et le document intitulé Fondement de la demande d’asile (FDA).

[7] En outre, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas de fondement objectif à la demande d’asile du demandeur qui permettait de démontrer que les personnes vivant avec des handicaps au Salvador étaient exposées à la persécution de la part de gangs.

[8] La présente demande de contrôle judiciaire a été présentée à la suite d’une tentative par le demandeur d’interjeter appel de la décision de la SPR à la Section d’appel des réfugiés. L’appel a été rejeté en raison du défaut de compétence pour entendre l’affaire. La demande de contrôle judiciaire a été suspendue en attendant la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, sur la question de la compétence.

III. Questions et norme de contrôle

[9] Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions relatives à l’équité et au caractère raisonnable dans la décision de la SPR. Je suis convaincu que l’équité procédurale n’a pas été respectée par la SPR, et il s’agit de la seule question que j’examinerai.

[10] La question de l’équité procédurale est examinée selon la norme de la décision correcte (Mhlanga c Canada [Citoyenneté et Immigration], 2021 CF 957, au para 12; Canada [Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration] c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 23; Canada [Citoyenneté et Immigration] c Khosa, 2009 CSC 12; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada [Immigration, Réfugiés et Citoyenneté], 2020 CAF 196). Lorsqu’une question d’équité procédurale est soulevée, la Cour doit décider si le processus suivi par le décideur respectait le niveau d’équité requis dans l’ensemble des circonstances. Il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à l’égard du décideur.

IV. Analyse

[11] En général, les principes d’équité procédurale n’exigent pas que les demandeurs d’asile soient confrontés à de l’information dont ils ont connaissance et qu’ils ont eux-mêmes fournie : Gu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 543, au para 29.

[12] En l’espèce, le demandeur a été confronté quant à une déclaration dactylographiée qui a été saisie au point d’entrée où il est arrivé au Canada après un séjour dans un centre d’hébergement pour réfugiés à Buffalo, dans l’État de New York.

[13] Le demandeur ne s’est pas vu remettre une copie de la déclaration après ses entrevues à la frontière, et cette déclaration n’a pas non plus été communiquée au demandeur ou à son conseil, avant que le tribunal ne le questionne longuement à ce sujet pendant l’audience.

[14] Outre le fait de souligner les difficultés que le demandeur a rencontrées en matière de langage et de traduction, les observations orales du conseil présentées au tribunal à cet égard ont été énoncées en ces termes :

[traduction]
Il serait inéquitable sur le plan procédural que le tribunal attribue une force probante à ces incohérences puisque ce document ne m’a pas été fourni avant aujourd’hui. Je n’ai pas eu l’occasion d’examiner cette déclaration avec mon client, d’en examiner le contenu, donc nous soutenons que le fait d’y attribuer une plus grande force probante pour tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité constituerait un manquement à l’équité procédurale puisque cette déclaration ne se trouvait pas dans les documents remplis au point d’entrée que l’on m’avait fournis.

[15] La commissaire a conclu qu’il existait d’importantes différences entre le contenu de la déclaration et le document FDA du demandeur, et que l’incapacité de ce dernier à donner des réponses claires aux questions relatives à la personne qui avait préparé cette déclaration minait sa crédibilité de façon générale.

[16] De mon point de vue, confronter le demandeur lors de l’audience sur la déclaration qui avait été saisie, sans que celle-ci ne lui ait été communiquée préalablement, constituait un manquement à l’équité procédurale.

[17] Tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant sur une question qui n’a pas été soulevée au demandeur d’asile pendant l’audience constitue également un manquement à l’équité procédurale : Shaiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 149, au para 77. Tel qu’il est énoncé par le juge Richard Southcott dans la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1123, au para 32 :

[…] L’iniquité survient lorsque le décideur actuel de la SPR n’offre pas à un demandeur la possibilité de répondre à des préoccupations précises en matière de crédibilité avant de tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité. J’estime que ce principe est lié au droit de la demanderesse de connaître la preuve qu’elle doit présenter et d’avoir la possibilité de le faire.

[18] En l’espèce, parce qu’il a tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité sans accorder au demandeur la chance de répondre aux doutes soulevés à son égard, le tribunal a porté atteinte au droit du demandeur d’être pleinement et équitablement entendu et de connaître la preuve présentée contre lui.

[19] Le tribunal est parvenu à quatre de ses six conclusions défavorables quant à la crédibilité sans permettre au demandeur de s’expliquer. L’une de ces questions est la conclusion du tribunal selon laquelle le départ tardif du Salvador par le demandeur a miné sa crédibilité. Pendant l’audience, le tribunal n’a nullement demandé au demandeur le motif pour lequel il avait retardé son départ du Salvador.

[20] Tel que l’a affirmé le juge Hughes dans la décision Ananda Kumara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1172, au paragraphe 3, le tribunal « a attendu que l’audience prenne fin, puis il a relevé d’apparentes contradictions et les a utilisées pour discréditer la demande des demandeurs ».

V. Conclusion

[21] La Cour ne tranche pas les demandes de contrôle judiciaire pour motif d’iniquité à la légère. Or, en l’espèce, l’iniquité est clairement établie et le défendeur n’a pas répondu à l’un ou à l’autre des arguments invoqués par le demandeur à cet égard. Les doutes du tribunal quant à la crédibilité étaient importants et ont eu une incidence directe sur l’analyse du fondement objectif de la demande.

[22] Étant donné que j’ai conclu que le manquement à l’équité procédurale était déterminant, et que la présente affaire devait donc être renvoyée à la SPR en vue d’un nouvel examen par un autre de ses commissaires, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par le demandeur.

[23] Aucune question d’importance générale n’a été soulevée par les parties et la Cour ne certifiera aucune question.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6113-18

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à la Commission aux fins d’examen par un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6113-18

INTITULÉ :

HENRY EDGARDO ELIAS MORAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 DÉCEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

Keith MacMillan

POUR LE DEMANDEUR

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Aide juridique Ontario

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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