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Date : 20220126


Dossier : IMM‑533‑21

Référence : 2022 CF 84

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

NELSON ADRIAN SALABERRY ROCHA FACUNDO SALABERRY RAMIREZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Nelson Salaberry Rocha [le demandeur principal] et son fils adulte, Facundo Salaberry Ramirez, sont citoyens de l’Uruguay. La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 4 janvier 2021 par laquelle une agente d’immigration principale a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

Contexte

[2] Les deux demandeurs vivent au Canada depuis mai 2017. Le demandeur principal a obtenu un visa pour entrées multiples en 2014 ainsi qu’un permis de travail le 31 mai 2017.

[3] Il est venu pour la première fois au Canada en 1989 et a présenté une demande d’asile. Sa demande a été rejetée et il a quitté le pays en 1992. Alors qu’il séjournait au Canada, il a engendré un fils, Ryan Granahan, mais n’a été mis au courant de son existence que vers 2013. Ryan est citoyen canadien et vit à Toronto.

[4] Une fois de retour en Uruguay, le demandeur principal s’est marié et a eu deux enfants : Facundo, et une fille, Camila. Le demandeur principal est maintenant divorcé.

[5] En 2015, Camila a obtenu un permis d’études pour étudier la criminologie à North Bay en Ontario et vit depuis au Canada. Les demandeurs l’ont accompagnée pour l’aider à s’installer et, durant ce séjour, un ami canadien du demandeur principal lui a proposé de mettre sur pied une entreprise avec lui. Le demandeur principal y a consenti avant de retourner dans son pays.

[6] Les demandeurs sont arrivés au Canada en mai 2017. Le demandeur principal a obtenu un visa de visiteur et un permis de travail pour travailler en tant que gérant de l’entreprise dont il était copropriétaire avec son ami canadien. Son fils a reçu un visa de résident temporaire. Le demandeur principal a investi environ 30 000 $ dans l’entreprise.

[7] Il a reçu une étude d’impact sur le marché du travail temporaire l’autorisant à travailler. Son dessein était alors de présenter une demande de résidence permanente une fois son entreprise bien établie. Cependant, le lancement de l’entreprise a souffert de retards. Le demandeur principal a obtenu une courte prolongation de son permis de travail, mais a ultimement décidé de ne pas présenter de demande en vue d’obtenir une étude d’impact sur le marché du travail de plus longue durée. Il estimait que toute demande serait vaine, car il ne serait pas en mesure de démontrer que son entreprise avait mené à la création d’un nombre suffisant d’emplois. Le permis de travail du demandeur principal est venu à échéance le 26 novembre 2018.

[8] Le 17 avril 2019, les demandeurs ont demandé la résidence permanente depuis le Canada en invoquant des motifs d’ordre humanitaire.

Décision

[9] L’agente a énuméré trois facteurs dont elle a tenu compte sur la foi des observations des demandeurs : (1) l’établissement au Canada, (2) les attaches familiales au Canada, et (3) les fonds engagés par le demandeur principal dans une entreprise canadienne. Dans le volet portant sur l’établissement, l’agente a également s’est également penchée sur la possibilité pour les demandeurs de recourir à d’autres avenues d’immigration.

L’établissement au Canada

[10] L’agente a pris note du fait que les demandeurs séjournaient au Canada depuis environ trois ans et demi et a fait remarquer [TRADUCTION]°« qu’il s’agit d’une période somme toute assez courte pour témoigner d’un établissement profond ». L’agente a également fait ressortir les visites antérieures du demandeur principal au Canada ainsi que ses liens sociaux bien établis au pays.

[11] Elle a retenu ses antécédents de saine gestion financière ainsi que le fait qu’aucun des deux demandeurs n’avait eu recours aux services sociaux au Canada. Elle a cependant fait observer qu’il ne lui apparaissait pas clairement comment les revenus tirés de l’entreprise du demandeur principal avaient été suffisants pour subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de son fils. Elle a également pris note qu’une lettre de soutien d’un ami indiquait que les demandeurs avaient vécu avec lui sans payer de loyer depuis septembre 2018. L’agente a constaté que la preuve ne lui permettait pas de conclure que les demandeurs avaient depuis déniché leur propre logement et a estimé, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils ne disposaient pas des fonds nécessaires pour financer leur séjour prolongé au Canada.

[12] Elle a conclu qu’aucun élément de preuve ne montrait une [TRADUCTION]°« participation dans la communauté au Canada, que ce soit par du bénévolat ou par l’appartenance à un club social ou à un ordre religieux ». Toutefois, l’agente a relevé les lettres déposées à l’appui de la demande et a indiqué qu’elles corroboraient la prétention du demandeur principal selon laquelle il avait passé plus de 30 ans à nouer des liens et des relations au Canada. L’agente a indiqué que ces lettres témoignaient de sa bonne moralité et leur a attribué [TRADUCTION]°« un certain poids favorable ». Or, elle a également fait observer que le demandeur principal rechignait peu autrefois à voyager entre le Canada et l’Uruguay pour préserver ses liens sociaux et elle a estimé qu’il serait en mesure de les préserver s’il retournait en Uruguay.

[13] Elle a pris note du fait que les demandeurs, s’ils retournaient en Uruguay, le feraient dans un pays où ils avaient passé la majeure partie de leur vie, ce qui leur serait utile durant leur réintégration. Elle a conclu que, bien que Facundo ait passé ses dernières années d’études secondaires au Canada et qu’il s’était fait des amis, il disposait probablement de liens importants en Uruguay. Elle a rappelé que sa mère y vit encore.

[14] L’agente s’est également penchée sur d’autres avenues d’immigration possibles à la portée des demandeurs. En ce qui concerne Facundo, elle a indiqué qu’elle disposait de peu d’éléments de preuve pour évaluer ses succès durant ses études secondaires ou pour voir s’il avait demandé à être admis aux études supérieures. Elle a jugé que si la demande en l’espèce était rejetée, il serait probablement en mesure de présenter une demande de permis d’études pour étudier au Canada, comme sa sœur l’avait fait. En ce qui concerne le demandeur principal, l’agente a souscrit à son observation selon laquelle il n’aurait pas un résultat assez élevé pour être invité à présenter une demande au moyen d’Entrée express. Toutefois, elle a jugé [TRADUCTION]°« raisonnable qu’il serait admissible à un parrainage familial par son fils Ryan ». L’agente a pris acte du fait que [TRADUCTION]°« cette démarche pourrait être difficile », mais que [TRADUCTION]°« ni le demandeur principal, ni son conseil n’ont démontré que ce ne serait pas possible ».

[15] Somme toute, l’agente a accordé un certain poids favorable aux liens bien établis par le demandeur principal au Canada, mais a conclu que l’existence d’autres avenues d’immigration, ses difficultés à subvenir à ses besoins et à ceux de son fils, et ses liens subsistants en Uruguay ne militaient pas en faveur d’attribuer au degré d’établissement [TRADUCTION]°« plus qu’un poids favorable marginal » dans l’appréciation globale.

Les attaches familiales au Canada

[16] L’agente a fait remarquer que les demandeurs disposent d’attaches familiales importantes avec Camila et Ryan. Toutefois, elle a jugé improbable qu’un renvoi ait des répercussions notables sur les membres de la famille qui resteraient au pays.

[17] L’agente a retenu que Camila était relativement bien établie et qu’elle allait travailler au Canada une fois ses études achevées. Or, elle a signalé que, bien que [TRADUCTION]°« d’avoir de la famille à proximité pouvait procurer un certain réconfort à Camila, cette situation n’était pas exceptionnelle pour une étudiante internationale comparée à celle de personnes dans une situation similaire ». Elle a également jugé que Camila avait certainement développé son propre réseau social au Canada. L’agente a fait remarquer qu’elle serait libre de retourner en Uruguay à tout moment et de revoir ainsi sa famille.

[18] Elle a également retenu que le demandeur principal avait engagé des ressources financières et émotionnelles considérables en vue de développer sa relation avec son fils Ryan, longtemps inconnu. Cependant, elle a indiqué que Ryan avait rendu visite à son père en Uruguay, que des liens solides les unissaient, et que [TRADUCTION]°« par conséquent, il est probable qu’ils seraient en mesure de préserver et de nourrir leur relation grâce à des visites et par d’autres voies de communication si les demandeurs devaient quitter le Canada ».

[19] Enfin, l’agente a fait observer que les demandeurs et Ryan vivent à Toronto, alors que Camila vit à North Bay (bien que Facundo ait exprimé le désir de déménager dans cette ville) et que [TRADUCTION]°« la demande fait état du fait que toute la famille n’est en mesure de se rassembler que durant les occasions spéciales, car ils sont tout de même loin les uns des autres au Canada ». L’agente a reconnu que le temps passé ensemble par la famille au Canada était supérieur à celui qu’ils passeraient ensemble s’ils vivaient dans différents pays. Or, elle a conclu que leurs relations n’étaient pas émotionnellement ou financièrement interdépendantes, et que la preuve ne permettait pas d’établir qu’elles ne pourraient pas être préservées malgré la distance.

[20] Dans l’ensemble, l’agente n’a pas accordé aux attaches familiales des demandeurs [TRADUCTION]°« plus qu’une appréciation favorable minimale ».

Les fonds engagés dans une entreprise canadienne

[21] L’agente a retenu que l’entreprise du demandeur principal était légitime et qu’il avait engagé des fonds dans ce projet. Elle a également retenu que, si sa première entreprise avait prospéré, il aurait continué d’être admissible à obtenir des permis de travail au Canada. Cependant, l’agente n’était pas convaincue que ce plan aurait ultimement débouché à la résidence permanence, car les demandeurs n’avaient pas démontré que l’entreprise disposait des lettres d’appui nécessaires pour qu’ils puissent obtenir un visa pour démarrage d’entreprise, ni que le demandeur principal aurait été en mesure de répondre aux exigences linguistiques ou à celles en matière de pourcentage des droits de vote.

[22] L’agente n’a pas souscrit à l’observation selon laquelle le demandeur principal devait rester au Canada pour répondre aux besoins de son entreprise.. Elle a estimé qu’il était dépourvu de statut depuis mars 2019 et que, par conséquent, il était probable que [TRADUCTION]°« l’entreprise ait cessé ses activités ou que le copropriétaire canadien ait trouvé quelqu’un d’autre pour gérer l’entreprise à la place du demandeur principal ».

[23] L’agente a souligné que le demandeur principal était auparavant un entrepreneur en Uruguay. Elle a indiqué qu’elle disposait de peu d’éléments de preuve relatifs à l’état de son ancienne entreprise en Uruguay, mais qu’il [TRADUCTION]°« est probable que le demandeur [principal] continue de jouir de liens sociaux et financiers considérables dans ce pays et qu’il pourrait s’en servir pour poursuivre les activités de son entreprise de transport ou pour démarrer un nouveau projet d’entreprise ».

[24] Dans l’ensemble, l’agente a estimé que les difficultés suscitées par l’abandon de l’entreprise canadienne ne pesaient pas suffisamment lourd pour justifier une décision favorable. L’agente a reconnu que la situation n’était [TRADUCTION]°« pas favorable » et lui a accordé [TRADUCTION]°« un certain poids ».

Les questions en litige

[25] Les demandeurs soulèvent cinq questions dans la présente demande :

  1. L’agente a‑t‑elle commis une erreur en n’examinant pas la situation des demandeurs selon une approche humanitaire?

  2. L’appréciation de l’agente quant au degré d’établissement des demandeurs était‑elle déraisonnable?

  3. L’agente a‑t‑elle commis une erreur en mettant l’accent sur l’admissibilité potentielle des demandeurs à d’autres programmes plutôt qu’en procédant à une analyse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire?

  4. L’agente a‑t‑elle commis une erreur en faisant abstraction des relations nouées par les demandeurs avec les membres de leur famille au Canada?

  5. L’agente a‑t‑elle commis une erreur en se servant des facteurs favorables liés à l’établissement pour rejeter la demande?

Analyse

[26] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Comme l’explique la Cour suprême au paragraphe 85 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». Une décision sera déraisonnable si elle ne fait pas état d’une analyse rationnelle, si elle est entachée d’erreurs manifestes sur le plan rationnel (voir Vavilov, aux para 103‑104), ou alors lorsque le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte ». (Vavilov, au para 126). Les décideurs sont également tenus de respecter les principes de common law et ceux reconnus par la Loi, et une décision peut être déraisonnable si elle s’écarte sans justification d’un précédent contraignant (voir Vavilov, au para 112).

[27] Je ne suis pas convaincu que l’agente a omis d’examiner la situation des demandeurs selon une approche humanitaire ou que l’appréciation du degré d’établissement des demandeurs était déraisonnable. Toutefois, je conclus que les autres motifs de contrôle sont établis et que la présente demande doit être accueillie.

Les autres avenues d’immigration potentielles

[28] Les demandeurs font valoir que l’agente a commis une erreur en mettant l’accent sur la possibilité de recourir à d’autres avenues d’immigration et en omettant d’expliquer pourquoi celles‑ci représenteraient des options viables pour eux. Les demandeurs invoquent deux décisions de la Cour où il a été conclu qu’une telle conclusion constituait une erreur susceptible de contrôle.

[29] Dans la décision Torres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 715, le juge Martineau a jugé qu’un agent avait commis une erreur en proposant d’autres avenues d’immigration sans disposer des connaissances factuelles et juridiques de leurs exigences. Dans la décision Warldaw c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 262 [Warldaw], le juge Favel a jugé qu’une agente s’était méprise en traitant l’admissibilité apparente des demandeurs à une autre voie d’immigration comme un obstacle à l’octroi de la dispense et en omettant d’expliquer comment cette admissibilité pesait plus lourd que les autres facteurs qui militaient en faveur de l’octroi de cette même dispense.

[30] En ce qui concerne le parrainage familial, les demandeurs soutiennent que, bien que l’agente ait pris acte du fait que [TRADUCTION]°« cette démarche pourrait être difficile », elle a omis d’expliquer pourquoi il serait raisonnable pour eux de tenter cette autre voie.

[31] Ils ajoutent, en ce qui concerne le permis d’études de Facundo, qu’elle a commis une erreur en proposant la résidence temporaire comme une solution de rechange acceptable à la résidence permanente. Les demandeurs renvoient au paragraphe 10 de la décision Greene c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 18 [Greene] du juge Roy, où il a été établi « [qu’]en choisissant une réparation temporaire, l’agent n’a pas exercé la compétence que lui confère la Loi ». Les demandeurs plaident que l’agent a commis la même erreur en l’espèce, car elle aurait déraisonnablement mis l’accent sur un moyen de réparation temporaire au lieu de soupeser les raisons de l’octroi potentiel de la dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[32] Le défendeur rétorque qu’il était raisonnable pour l’agente de faire état d’autres avenues d’immigration, puisque le demandeur principal est père d’un fils né au Canada et que Facundo a manifesté le désir de continuer ses études dans ce pays. Selon lui, l’agente n’a pas tiré d’inférence défavorable relativement à l’absence de demande de parrainage parental ou de permis d’études, et les demandeurs ont mal cité la décision, car le segment [TRADUCTION]°« cette démarche pourrait être difficile » renvoyait à l’Entrée express et non au parrainage familial.

[33] Je suis d’accord avec les observations des demandeurs.

[34] Tout d’abord, la prétention du défendeur portant que les demandeurs ont mal cité la décision est erronée. Il m’apparaît clairement que le segment [TRADUCTION]°« cette démarche pourrait être difficile » renvoie à un parrainage du demandeur principal par son fils canadien Ryan et non au programme d’Entrée express comme le prétend le défendeur. À ce stade de la décision, l’agente a déjà retenu que le demandeur principal ne serait pas du tout en mesure de présenter une demande pour le programme d’Entrée express.

[35] En ce qui concerne le parrainage familial, l’agente n’a pas expliqué en quoi cette option serait réelle et acceptable. Elle a pris acte des obstacles à l’acceptation d’une demande de parrainage familiale, y compris le fait que la relation du demandeur principal avec Ryan n’est pas mentionnée sur son certificat de naissance. L’agente a également omis d’apprécier l’existence potentielle d’autres obstacles, dont les exigences en matière de revenus du parrain, qui pourraient empêcher le dépôt d’une demande au titre de ce programme. L’agente s’est à peine contentée d’affirmer que [TRADUCTION]°« ni le demandeur principal, ni son conseil n’ont démontré que ce ne serait pas possible » pour Ryan de parrainer le demandeur principal. L’agente n’a pas expliqué pourquoi ce serait possible ni pourquoi ce serait une option envisageable. Contrairement à la décision Warldaw, l’agente n’a pas jugé que la possibilité d’un parrainage familial était un obstacle à l’octroi de la dispense. Cependant, elle n’a pas adéquatement expliqué pourquoi la possibilité de s’engager dans une avenue décrite comme une [TRADUCTION]°« démarche [qui] pourrait être difficile » devrait peser considérablement plus lourd que les autres facteurs d’ordre humanitaire.

[36] En ce qui concerne le permis d’études de Facundo, j’abonde dans le sens des demandeurs et dans celui du raisonnement énoncé dans la décision Greene portant qu’il est déraisonnable de suggérer qu’un permis d’études, une mesure de réparation temporaire, est une alternative adéquate à la résidence permanente au Canada. La question dont était saisie l’agente était de savoir si les demandeurs devraient pouvoir présenter une demande de résidence permanente depuis le Canada, et non de savoir s’ils devraient être autorisés à rester au Canada temporairement.

[37] L’existence de ces options a été considérée comme un facteur pesant en défaveur de l’établissement des demandeurs au Canada. L’agente s’est déraisonnablement reposée sur l’existence de ces avenues pour se contenter d’accorder [TRADUCTION]°« un peu de poids favorable » aux liens de longue date établis par les demandeurs au Canada. Je prends note qu’il s’agit d’un seul élément parmi d’autres dans l’analyse de l’agente. Or, lorsqu’il est examiné de concert avec les erreurs supplémentaires mises en exergue plus bas, la décision dans son ensemble est déraisonnable.

Les attaches familiales au Canada

[38] Les demandeurs font valoir que l’agente a mal interprété la preuve et a omis de tenir compte de l’importance du lien unissant les demandeurs et Camila. Selon les demandeurs, il ressortait clairement de la demande que la famille se voit plus souvent que durant les occasions spéciales et que Camila tire du réconfort de savoir que, si quelque chose se produit, sa famille est à proximité.

[39] Le défendeur réplique que les observations des demandeurs relatives aux attaches familiales constituent une demande de soupeser de nouveau la preuve et qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve versés au dossier pour indiquer que les liens familiaux ne pourraient pas être préservés si les demandeurs retournent en Uruguay.

[40] À mon avis, les préoccupations des demandeurs sont justifiées. Ils ne demandent pas que la preuve soit soupesée de nouveau. Ils demandent plutôt que la preuve soit bien interprétée avant d’être pondérée.

[41] Dans la décision, l’agente a erronément conclu que la lettre de Camila fait état que [TRADUCTION]°« toute la famille n’est en mesure de se rassembler que durant les occasions spéciales, car ils sont tout de même loin les uns des autres au Canada ».

[42] Or, la lettre de Camila ne mentionne pas que la famille se réunit seulement durant les occasions spéciales. Dans sa lettre, elle écrit ce qui suit :

[TRADUCTION]°

Déménager ici m’a donné l’occasion de construire ma relation avec mon frère [Ryan]. Je suis capable de le visiter durant les fins de semaine et de passer du temps avec lui.

[...]

Depuis que mon père et mon frère ont déménagé à Toronto l’an passé, j’ai été en mesure de leur rendre souvent visite. Le trajet de trois heures est vraiment une bénédiction. Depuis, je ne me sens plus seule, et je suis rassurée de savoir que si quelque chose se produit, ma famille est tout près de moi. L’année passée, pour la première fois de toute ma vie, j’ai pu célébrer Noël et le jour de l’An avec mon père et mes frères […] De surcroît, j’ai pu passer mes deux derniers étés avec mon père et mes frères à Toronto.

[Non souligné dans l’original.]

[43] La preuve dont disposait l’agent montrait que Camila visite souvent sa famille, voit son frère Ryan les fins de semaine et a passé les deux derniers étés avec sa famille à Toronto. Il ne s’agit donc pas seulement de visites lors « [d’]occasions spéciales ». Une telle affirmation constitue une mauvaise interprétation de la preuve. Il était déraisonnable de se fonder sur cette mauvaise interprétation pour conclure que les liens de la famille n’étaient pas [TRADUCTION]°« émotionnellement ou financièrement interdépendants ».

[44] En outre, bien qu’elle ait reconnu que Camila serait en mesure de voir sa famille plus souvent si elle vivait à Toronto plutôt qu’en Uruguay, l’agente n’a pas tenu compte de l’avantage tiré du fait d’être simplement à proximité de sa famille et de savoir qu’ils seront là au besoin. La lettre de Camila fait état du réconfort qu’elle éprouve de savoir que [TRADUCTION]°« si quelque chose se produit, ma famille est tout près de moi». Si les demandeurs désirent voir Camila, elle n’est qu’à trois heures de route, plutôt qu’à un vol long et dispendieux vers l’Uruguay.

[45] Dans son appréciation de l’éloignement, l’agente a omis de se pencher véritablement sur cet aspect de la réunification des familles. S’il s’agissait de la seule erreur, il aurait pu être possible de conclure au caractère raisonnable de la décision. Or, elle cristallise davantage l’erreur qui découle de la mauvaise interprétation de l’agent à l’égard de la preuve relative à la relation de la famille au Canada.

L’emploi de facteurs favorables pour rejeter la demande

[46] Le défendeur n’a présenté aucune observation écrite eu égard à l’allégation des demandeurs selon laquelle l’agente a commis une erreur tout au long de ses motifs en utilisant les facteurs favorables liés à l’établissement comme motifs de rejet de leur demande. Les demandeurs font valoir qu’une telle démarche constitue une erreur susceptible de contrôle et invoquent à l’appui la décision Lauture c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 336 [Lauture].

[47] Les demandeurs renvoient aux exemples suivants de facteurs favorables utilisés comme justification du refus d’accorder la dispense. L’agente a reconnu les qualités d’entrepreneur du demandeur principal, mais s’en est ensuite servi pour expliquer qu’il serait en mesure de réintégrer la société uruguayenne. L’agente a pris note des efforts déployés par le demandeur principal pour rétablir les ponts avec son fils Ryan, mais a jugé qu’en raison de ces liens solides, ils seraient en mesure de préserver et de nourrir leur relation loin l’un de l’autre. Les demandeurs ont démontré qu’ils ont établi des liens sociaux solides au Canada. En effet, un ami proche était disposé à les laisser vivre chez lui sans leur demander de loyer, mais l’agente en a conclu qu’ils n’étaient pas en mesure de subvenir à leurs besoins.

[48] Je conviens avec les demandeurs que les trois facteurs mentionnés auraient dû peser en leur faveur, mais qu’ils ont été invoqués à tort par l’agente pour refuser l’octroi de la dispense sollicitée. Comme dans la décision Lauture, il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle.

Conclusion

[49] Pour les motifs ci‑dessus, la demande va être accueillie. Aucune question à certifier n’a été proposée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑533‑21

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, la décision faisant l’objet du contrôle est annulée, la demande concernant la capacité des demandeurs de déposer une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire depuis le Canada sera réexaminée par un autre agent, et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑533‑21

 

INTITULÉ :

NELSON ADRIAN SALABERRY ROCHA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 janvier 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Nicholas Woodward

POUR LES DEMANDEURS

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Battista Smith Migration Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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