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Date : 20220126

Dossier : IMM-2312-20

Référence : 2022 CF 85

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

HALYNA BLAVATNA

ANDRIY BLAVATNYY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] L’une des façons dont les décideurs jugent du bien-fondé d’une demande d’asile consiste à mettre en parallèle le comportement du demandeur avec la crainte de persécution qu’il allègue. Parfois, ce sera en examinant s’il a présenté sa demande d’asile après avoir quitté le pays où il aurait été persécuté et être arrivé dans un pays sûr. S’il n’a pas présenté de demande d’asile à son arrivée dans un pays sûr, ou s’il est retourné dans le pays où il allègue qu’il serait persécuté, le décideur pourrait douter qu’il soit un véritable réfugié.

[2] De même, si le demandeur d’asile arrive dans un pays sûr et y demeure longtemps sans statut juridique avant de présenter une demande d’asile, le décideur pourrait juger que ce délai remet en question l’authenticité de sa crainte d’être persécuté dans le pays d’origine.

[3] Ces deux principes ont été appliqués en l’espèce, selon les éléments de preuve dont disposait la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et, en appel, la Section d’appel des réfugiés (la SAR). La seule question que les demandeurs soulèvent devant la Cour est celle de savoir si la décision de la SAR est déraisonnable, étant donné la façon dont le tribunal a traité des documents qu’ils avaient présentés à l’appui de leur demande d’asile, lesquels, selon eux, étayaient leurs allégations à propos du risque de persécution.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable, qu’elle doit être annulée et que la présente affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Ce résultat pourrait être qualifié de malheureux, car l’évaluation de la SAR est par ailleurs raisonnable, mais il est nécessaire d’annuler la décision en cause afin de demeurer fidèle aux principes du contrôle selon la norme de la décision raisonnable que la Cour suprême du Canada a adoptés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], comme je l’expliquerai ci-après.

I. Le contexte

[5] Halyna Blavatna (la demanderesse) et Andriy Blavatnyy (le demandeur) sont des citoyens d’Ukraine qui sont arrivés au Canada munis d’un visa de touriste en mars 2013 et qui ont alors déclaré qu’ils avaient l’intention de demeurer au pays pendant sept jours. Tel n’a pas été le cas. Ils sont plutôt demeurés au Canada et ont travaillé dans une ferme près de Calgary de septembre 2013 à septembre 2016. En décembre 2016, ils ont présenté une demande d’asile fondée sur le risque d’être persécutés en Ukraine en raison de leur affiliation politique.

[6] En Ukraine, les demandeurs exploitaient des étals au marché Krakowsky, à Lviv. La demanderesse soutenait le Parti des régions, et elle affirme que leurs étals de marché ont été vandalisés en raison de leur affiliation avec ce parti. Ils affirment que, en raison de leur appui au Parti des régions, les autorités les ont soumis à des inspections, les ont harcelés, et, après que l’un de leurs étals a été incendié, leur ont attribué à tort la responsabilité de cet incendie. Ils soutiennent en outre que le gestionnaire du marché, qui appuyait le Parti de l’Ukraine, leur a dit que leurs problèmes disparaîtraient s’ils appuyaient ce parti, et qu’il les a finalement forcés à vendre leur étal et à quitter le marché.

[7] Les demandeurs affirment qu’ils ont déposé des plaintes auprès du gestionnaire du marché et des autorités policières, mais qu’aucune protection ne leur a été offerte et qu’aucune enquête n’a été menée. Ils ont essayé d’obtenir des visas pour les États-Unis, mais ont été déboutés. Mais ils ont ensuite obtenu des visas Schengen et ont voyagé à l’intérieur de l’Europe, parce qu’on leur avait dit que leurs chances d’obtenir un visa seraient meilleures s’ils établissaient des antécédents de voyage.

[8] Les demandeurs ont obtenu des visas de touristes canadiens au début de 2012 et sont arrivés au Canada en mars 2013. Ils disent qu’ils avaient l’intention de présenter une demande d’asile dès leur arrivée, mais qu’ils y ont renoncé après avoir été informés que leurs chances de succès étaient faibles. Ils ajoutent qu’ils ont retenu les services d’une agence pour présenter des demandes de permis de travail, mais qu’ils ont commencé à travailler dans une ferme à l’extérieur de Calgary en septembre 2013, avant d’obtenir les permis. Ils précisent qu’ils ont attendu patiemment les permis, en vain, et qu’un agent avait en sa possession leurs passeports pendant cette période.

[9] Les demandeurs affirment en outre qu’ils ont tardé à présenter une demande d’asile au Canada parce qu’il leur avait été conseillé d’attendre les résultats des élections fédérales de 2015, dans l’espoir qu’un changement de gouvernement entraîne des modifications aux politiques d’immigration du Canada.

[10] Les demandeurs expliquent qu’après trois ans d’attente, ils ont perdu patience, ils sont déménagés à Toronto, ils ont récupéré leur passeport auprès de l’agent, puis, le 29 décembre 2016, ils ont présenté une demande d’asile.

[11] Le 4 septembre 2019, la SPR a rejeté leur demande d’asile, après avoir conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles. Elle a tiré cette conclusion au motif qu’ils avaient mis du temps avant de quitter l’Ukraine, qu’ils n’avaient pas demandé l’asile dans les autres pays d’Europe où ils s’étaient rendus et qu’ils avaient tardé avant de présenter une demande d’asile une fois arrivés au Canada. L’ensemble de ces considérations a affaibli la crédibilité de leur allégation selon laquelle ils éprouvaient une crainte subjective d’être persécutés, et la SPR a donc rejeté leur demande d’asile.

[12] La SAR a rejeté leur appel le 5 mars 2020, essentiellement pour les mêmes motifs que la SPR. Les demandeurs avaient déposé de nouveaux éléments de preuve devant la SAR, mais ils ont été rejetés parce qu’ils n’ajoutaient rien à la version des faits présentée à la SPR et que certains des documents figuraient déjà au dossier.

[13] La SAR a convenu avec la SPR que le fait que les demandeurs n’avaient pas demandé l’asile lorsqu’ils s’étaient rendus en France en juin 2012, aux Pays-Bas en août 2012 et en Pologne en décembre 2012 avait affaibli leur crédibilité, notamment à l’égard de leur crainte subjective. Elle a rejeté leur explication selon laquelle ils avaient tenté d’établir des antécédents de voyage en vue d’obtenir des visas pour le Canada ou les États-Unis, et elle a souligné que rien ne corroborait leur allégation selon laquelle ils avaient cherché conseil pour savoir s’ils devaient demander l’asile dans ces pays.

[14] La SAR a également rejeté les éléments de preuve que les demandeurs avaient présentés concernant la situation des réfugiés en Europe, des éléments qui, selon eux, expliquaient pourquoi ils n’y avaient pas demandé l’asile. Elle a jugé que ces éléments n’étaient pas pertinents quant à leur demande d’asile, car ils portaient principalement sur la crise causée en Europe par l’arrivée de millions de réfugiés syriens en 2015 et 2016. Elle a en outre souligné que les documents présentés étaient incomplets, car il ne s’agissait que d’extraits d’articles, ce qui en affaiblissait la valeur.

[15] Quant au fait que les demandeurs avaient tardé à présenter leur demande d’asile au Canada, la SAR a constaté que la SPR avait tenu compte de leur explication, mais qu’elle ne l’avait pas crue et qu’elle avait souligné le manque d’éléments de preuve à l’appui. Elle a convenu avec la SPR qu’aucun élément de preuve n’étayait l’allégation des demandeurs selon laquelle ils avaient cherché conseil pour savoir s’ils devaient demander l’asile, et qu’il n’était pas crédible que des personnes aussi instruites et débrouillardes attendent pendant plus de trois ans que leur agent obtienne des visas pour régulariser leur statut au Canada. Elle a également rejeté leur explication, à savoir qu’il leur avait été conseillé d’attendre pour voir si les élections fédérales d’octobre 2015 entraîneraient un changement de gouvernement, dans l’espoir que les politiques canadiennes en matière d’immigration soient modifiées. À son avis, cette explication « dépass[ait] l’entendement » (décision de la SAR, au para 33).

[16] La SAR s’est ensuite penchée sur la preuve documentaire que les demandeurs ont présentée pour renforcer leur demande d’asile, et, comme les arguments qu’ils ont présentés à la Cour reposent sur cette preuve, cet aspect de la décision de la SAR sera examiné plus en détail ci-après. Pour l’instant, il suffit de souligner que la SAR a conclu que les documents ne permettaient pas d’écarter les problèmes de crédibilité des demandeurs.

[17] Après avoir soupesé leurs problèmes par rapport à leurs éléments de preuve à l’appui, la SAR, au paragraphe 59 de ses motifs, a conclu, « selon la prépondérance des probabilités, que les [demandeurs] sont venus chercher du travail au Canada, qu’ils étaient prêts à travailler illégalement et que, après trois ans et demi, ils ont présenté une demande d’asile frauduleuse en vue de régulariser leur statut ici. » Par suite, elle a confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’ont ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger, et elle a rejeté leur appel.

[18] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

II. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[19] La seule question soulevée par les demandeurs est celle de savoir si la SAR a raisonnablement évalué les documents à l’appui qu’ils avaient présentés.

[20] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est exposée dans l’arrêt Vavilov.

[21] Selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, le rôle de la cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 2 [Société canadienne des postes]). Il incombe aux demandeurs de convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans l’arrêt Société canadienne des postes, au para 33).

[22] Lorsqu’elle examine les motifs et le raisonnement suivi, la cour de révision doit pouvoir saisir la logique de l’analyse et « relier les points sur la page quand les lignes et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11, citée avec approbation dans l’arrêt Vavilov, au para 97). L’arrêt Vavilov apporte une importante clarification à propos de cette approche (au para 86) :

En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné.

[En italique dans l’original.]

III. Analyse

[23] Le seul point sur lequel les demandeurs contestent la décision de la SAR est la façon dont celle-ci a traité certains documents à l’appui. Ils soutiennent qu’il s’agit d’une erreur considérablement grave qui rend la décision de la SAR déraisonnable. Leurs arguments portent sur deux éléments de la décision de la SAR, qui seront examinés successivement.

[24] Le premier argument des demandeurs se rapporte à l’affirmation suivante de la SAR :

[44] D’après mon examen des documents, je note que certains d’entre eux ont moins de valeur probante que d’autres et méritent donc moins de poids. Parmi ces documents figurent ceux qui sont rédigés par les [demandeurs] (documents 3, 4, 5, 6, 7 et 11). Comme il n’est pas fait mention de la date à laquelle ces documents ont été rédigés, je ne peux négliger la possibilité qu’ils aient été rédigés par les [demandeurs] après le fait dans le but de renforcer leur demande d’asile.

[25] Les demandeurs soutiennent qu’il est faux d’affirmer qu’« il n’est pas fait mention de la date à laquelle ces documents ont été rédigés » et que la SAR les avait accusés sans fondement d’avoir présenté de faux documents pour renforcer leur demande d’asile. Ils citent les éléments de preuve suivants à l’appui de cet aspect de leur demande :

  • (a) Le document 3 est une lettre manuscrite que la demanderesse a rédigée à l’attention de la direction du marché Krakowsky et qui est datée du 15 octobre 2010. Selon la traduction de cette lettre figurant dans le dossier certifié du tribunal (le DCT), elle porte la mention suivante : [traduction] « Timbre : Reçue le 15 octobre 2010 », avec une signature;

  • (b) Le document 4 est une lettre manuscrite que la demanderesse a rédigée à l’attention du chef de police Petryk et qui est datée du 12 avril 2012. Selon la version figurant dans le DCT, elle porte un timbre, une date et une signature, indiquant qu’elle a été reçue;

  • (c) Le document 5 est une lettre manuscrite que la demanderesse et deux autres personnes ont envoyée à la direction du marché Krakowsky et qui est datée du 21 octobre 2010. Selon la version figurant dans le DCT, elle porte un timbre indiquant [traduction] « Reçue le 21 octobre 2010 » avec une signature;

  • (d) Le document 6 est une lettre manuscrite que la demanderesse a rédigée à l’attention de la direction du marché Krakowsky et qui est datée du 25 août 2012. Selon la version figurant dans le DCT, elle porte également un timbre, celui-là indiquant [traduction] « Reçue le 25 août 2011 » avec une signature;

  • (e) Le document 7 est une lettre manuscrite que le demandeur a rédigée à l’attention du chef de police Petryk et qui est datée du 3 janvier 2012. Selon la version du DCT, elle porte un timbre indiquant [traduction] « Reçue, numéro d’entrée 12-01 AC, le 3 janvier 2012 » avec une signature;

  • (f) Le document 11 est une lettre manuscrite que la demanderesse a rédigée à l’attention de la direction du marché Krakowsky et qui est datée du 10 mai 2012. Selon la version du DCT, elle porte un timbre indiquant [TRADUCTION] « Reçue le 10 mai 2012 » avec une signature.

[26] Les demandeurs citent d’autres éléments de preuve qui, d’après eux, confirment également que certains des documents avaient été préparés au moment où ils ont dit qu’ils l’avaient été, et non pas fabriqués par la suite pour renforcer leur demande d’asile, mais il n’est pas nécessaire de les examiner en détail. Le résumé de la preuve présenté ci-dessus met en évidence le problème que pose l’affirmation de la SAR selon laquelle il n’était pas fait mention de la date à laquelle ces documents avaient été préparés et qu’ils pouvaient donc avoir été préparés plus tard pour renforcer leur demande d’asile.

[27] Je conviens avec les demandeurs que cette affirmation de la SAR est directement contredite par les versions de ces documents qui figuraient au dossier dont elle disposait. Son affirmation selon laquelle « il n’est pas fait mention de la date à laquelle ces documents ont été rédigés » est incompatible avec la liste de ces documents présentée trois paragraphes plus haut dans la présente décision, puisque la date de chacun d’eux y figure. La seule façon de rendre cette affirmation compréhensible est de l’interpréter comme voulant dire que rien d’autre ne confirmait qu’ils avaient effectivement été préparés au moment où les demandeurs ont dit qu’ils l’avaient été. Mais cette interprétation pose également problème, car les documents figurant au dossier portent tous un timbre officiel, une date et une signature qui semblent attester leur date de réception, ce que confirment les traductions.

[28] Peut-être la SAR a-t-elle estimé que ces documents, ainsi que les timbres, étaient des faux et qu’ils avaient été préparés après le fait pour renforcer la demande d’asile des demandeurs, ou qu’ils étaient fiables, mais qu’ils ne renforçaient pas l’allégation des demandeurs selon laquelle ils craignaient d’être persécutés en raison de leur affiliation politique. Il est également possible que la SAR ait eu d’autres raisons de douter de la véracité des documents ou de réduire leur poids dans son évaluation globale des allégations. Le problème réside dans le fait que la SAR n’a rien dit de tel dans sa décision.

[29] L’affirmation de la SAR selon laquelle la date de rédaction de ces documents n’était pas confirmée, ainsi que l’inférence selon laquelle ces documents pouvaient avoir été préparés après le fait pour renforcer la demande d’asile des demandeurs, est incompatible avec la preuve. Le dossier la contredit. Sur ce point, la SAR ne s’est pas pliée aux « contraintes factuelles et juridiques » (Vavilov, au para 99) qui la liaient en tant que décideur, et cet aspect de sa décision est déraisonnable.

[30] Les demandeurs contestent également la façon dont la SAR a traité des affidavits de la mère et de la sœur de la demanderesse. Ils font valoir que la SAR a écarté ces deux affidavits parce qu’ils contenaient des éléments de preuve de seconde main et hypothétiques. Ce faisant, la SAR n’aurait pas donné le poids approprié à l’autre affirmation contenue dans ces affidavits, laquelle confirmait que la mère et la sœur avaient reçu des menaces et subi du harcèlement de la part de personnes qui tentaient de retrouver les demandeurs en raison de leurs opinions politiques.

[31] Je ne suis pas convaincu que cet aspect du raisonnement de la SAR est déraisonnable. Un examen de ces affidavits permet de confirmer la conclusion de la SAR selon laquelle certaines des affirmations reposaient sur des éléments de preuve de seconde main plutôt que sur des observations directes, et de constater que les affidavits contiennent également des conjectures. Dans sa décision, la SAR l’a souligné, mais elle a également indiqué qu’elle examinerait ces affidavits lorsqu’elle apprécierait la crédibilité des demandeurs. La conclusion est compatible avec le dossier, et la SAR a expliqué pourquoi elle accordait moins de poids à certaines des affirmations contenues dans ces affidavits. Je n’y vois rien de déraisonnable.

[32] Certaines des affirmations contenues dans ces affidavits étayent la version des faits des demandeurs selon laquelle ils étaient recherchés en raison de leurs opinions politiques. D’après les demandeurs, ces affirmations contredisaient la conclusion de la SAR selon laquelle il n’y avait aucun lien entre l’appartenance de la demanderesse au Parti des régions et le fait qu’elle ait été prise pour cible par des nationalistes, des membres d’autres partis politiques ou la direction du marché Krakowsky.

[33] Je ne suis pas convaincu que cette conclusion de la SAR est déraisonnable. Elle concorde avec son appréciation globale de la crédibilité des demandeurs. Bien que, sur ce point, sa décision aurait pu être plus étoffée, la SAR a fourni des motifs justifiés lorsqu’ils sont examinés à la lumière de l’ensemble de l’affaire et du dossier. À la lecture de la décision, il est manifeste que la SAR n’a pas cru que les demandeurs avaient fui la persécution, parce qu’ils n’avaient pas demandé l’asile lorsqu’ils en avaient eu l’occasion dans d’autres pays d’Europe, et parce qu’ils avaient attendu plus de trois ans sans statut juridique avant de présenter leur demande d’asile au Canada. La conclusion est compatible avec le dossier, et les motifs de la SAR démontrent que ce résultat est justifié.

IV. Conclusion

[34] La conclusion de la SAR selon laquelle le fait que les demandeurs n’ont pas demandé l’asile dans le premier pays sûr où ils se sont rendus a affaibli leur crédibilité est compatible avec la jurisprudence : Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 au para 1. Il en est de même de sa conclusion selon laquelle le fait qu’ils ont tardé à présenter une demande d’asile au Canada, alors que, dans l’intervalle, ils étaient sans statut légal au Canada et risquaient de ce fait d’être renvoyés en Ukraine, a affaibli leur crédibilité. Il s’agit d’une considération pertinente dans l’appréciation de la crainte subjective de persécution d’un demandeur d’asile, et un décideur doit tenir compte de l’explication du demandeur d’asile à propos du délai : Waseem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1422 au para 24; Renee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 409 au para 27, citant Kayode c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 495, Osorio Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 851, et d’autres décisions; Pulido Ruiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 258 au para 57. Les conclusions de la SAR à l’égard de ces deux éléments sont raisonnables et étayées par le dossier.

[35] La question qui demeure, cependant, est celle de savoir si les conclusions déraisonnables de la SAR à l’égard des autres documents à l’appui sont suffisamment importantes pour justifier l’annulation de la décision. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a clairement affirmé que la norme de la décision raisonnable n’est pas une norme de perfection et que les motifs fournis par un décideur doivent être examinés à la lumière du dossier (Vavilov, aux para 91-94). La teneur générale de l’exercice est résumée dans l’affirmation selon laquelle les tribunaux doivent effectuer « une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse » (Vavilov, au para 12).

[36] L’un des éléments essentiels du contrôle selon la norme de la décision raisonnable est, suivant ce cadre, l’examen de la question de savoir si la décision est « justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents » (Vavilov, au para 105). À cet égard, « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126). Toutes les erreurs factuelles ne seront pas fatales : « La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100)

[37] En l’espèce, le principal problème réside dans le fait que le dossier étaye amplement la conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs ne sont pas de véritables réfugiés. Cependant, la SAR a affirmé que certains des éléments de preuve à l’appui pouvaient avoir été fabriqués après le fait alors que cela est en contradiction directe avec certains des documents cités qui figuraient dans le dossier, et elle a remis en question leur véracité sans fournir la moindre justification. En conséquence, un doute plane quant à la question de savoir si la SAR s’est appuyée sur ces conclusions pour juger que les demandeurs n’étaient pas de véritables réfugiés.

[38] L’idée maîtresse du contrôle selon la norme de la décision raisonnable exposée dans l’arrêt Vavilov est « de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » et de fournir les motifs qui justifient la décision aux personnes directement touchées par celle-ci (Vavilov, aux para 2 et 87). En appliquant ces principes à l’affaire dont je suis saisi, je ne peux conclure que la décision de la SAR est raisonnable. Je le dis avec un certain regret, car l’évaluation du dossier qu’a effectuée la SAR est par ailleurs raisonnable.

[39] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire. La décision de la SAR sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[40] Aucune question de portée générale n’est proposée aux fins de certification.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2312-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée;

  3. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue;

  4. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2312-20

INTITULÉ :

HALYNA BLAVATNA

ANDRIY BLAVATNYY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

 

POUR LES DEMANDEURS

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker & Associates Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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