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Date : 20220126


Dossier : IMM-5967-20

Référence : 2022 CF 89

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

SAHIL KHAN SHIRZAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 31 octobre 2020 par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le demandeur, un citoyen de l’Afghanistan âgé de 28 ans, prétend craindre d’être persécuté par des groupes terroristes en raison de son statut social et de ses opinions politiques.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.

II. Le contexte

[3] Le demandeur fréquentait l’université à Jalalabad, en Afghanistan. Il a affirmé qu’il avait reçu, le ou vers le 21 décembre 2016, un appel téléphonique menaçant. On l’accusait d’être un infidèle et d’agir comme espion pour les pays occidentaux. Il a ajouté qu’il avait reçu, quelques jours plus tard, une lettre de menaces de la part d’une organisation extrémiste se faisant appeler « l’Émirat islamique de l’Afghanistan ». Il ne savait pas si cette lettre avait été écrite par les talibans ou par Daech. Il a sollicité l’aide de la police, mais n’a reçu aucune aide utile. Il a alors cessé de fréquenter l’université, sauf pour aller faire ses examens.

[4] Le demandeur a allégué qu’un mois plus tard, le 21 janvier 2017, des hommes s’étaient rendus chez lui pour le chercher et que, ne le trouvant pas, ils avaient agressé ses frères et tué son père. Le lendemain, sa famille et lui ont fui à Kaboul, où ils ont pu trouver un passeur en mesure de lui obtenir un visa brésilien. Il est parti pour le Brésil le 5 mars 2017. De là, il a voyagé vers le nord et a traversé 12 pays avant d’atteindre le Canada, où il est entré le 22 septembre 2017. À son arrivée, il a été détenu parce qu’il n’était pas en mesure d’établir son identité. Pendant sa détention, il a rempli son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) avec l’aide, du moins en partie, d’une conseil. Sa demande d’asile a été présentée le 20 octobre 2017. Les audiences ont eu lieu le 6 novembre 2018 et le 15 janvier 2019. En plus de lui-même, la SPR a entendu sa mère et son frère par téléphone depuis Kaboul, et elle a examiné les documents présentés à l’appui de sa demande d’asile.

[5] Des observations détaillées ont été présentées par écrit le 21 janvier 2019 par la conseil du demandeur à l’époque. Outre un large éventail de remarques concernant les questions soulevées lors des audiences, les observations contenaient des déclarations de la conseil au sujet des recommandations qu’elle avait faites au demandeur au moment où elle l’avait aidé à remplir son formulaire FDA.

[6] La demande d’asile du demandeur a été rejetée par la SPR le 7 mars 2019 pour des raisons de crédibilité. La SPR a relevé de nombreuses omissions et contradictions concernant les événements, les dates et la lettre de menace dans le formulaire FDA du demandeur, dans son témoignage, dans les témoignages de sa mère et de son frère et dans sa preuve documentaire. La commissaire de la SPR s’est appuyée sur ses connaissances spécialisées au sujet des [traduction] « lettres de nuit » qu’envoient les talibans pour conclure que la lettre ne concernait pas le demandeur et qu’elle semblait avoir été écrite au sujet de quelqu’un d’autre.

[7] En appel devant la SAR, le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur en menant les audiences dans un climat hostile, qu’elle n’avait pas corrigé les problèmes de traduction, que les conclusions défavorables quant à la crédibilité qu’elle avait tirées étaient déraisonnables et qu’elle avait mal employé ses connaissances spécialisées. Après avoir examiné des extraits des audiences, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’équité procédurale.

[8] La SAR a jugé que la SPR avait eu raison de tirer des inférences défavorables quant à la crédibilité du demandeur sur un certain nombre de points, notamment :

  • -l’omission du demandeur de fournir, dans son formulaire FDA, des éléments de preuve concernant les préjudices causés aux membres de sa famille;

  • -les contradictions relevées entre la preuve du demandeur et une lettre présentée par ses condisciples;

  • -une contradiction relevée quant au moment où le père du demandeur était décédé et au moment où celui-ci avait obtenu son visa brésilien;

  • -une contradiction relevée dans la preuve du demandeur concernant le contenu de la lettre de menace;

  • -une contradiction relevée dans la preuve du demandeur concernant l’identité de l’auteur de la lettre de menace;

  • -la fiabilité du rapport de décès du père du demandeur.

[9] La SAR a conclu que bon nombre des conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR n’étaient pas contestées en appel. Après avoir procédé à sa propre évaluation de la preuve, la SAR est parvenue aux mêmes conclusions que la SPR.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[10] À titre préliminaire, dans son mémoire des arguments, le défendeur s’est opposé aux arguments du demandeur concernant plusieurs points qui n’avaient pas été soulevés devant la SAR. L’avocat du demandeur a soutenu qu’il était en droit de formuler de tels arguments, mais il n’a pu invoquer aucun précédent à l’appui de cette affirmation. Par conséquent, j’ai ordonné aux parties de présenter des observations supplémentaires par écrit après l’audience. J’ai mené l’audience en partant du principe que je recevrais les arguments du demandeur plus tard et que je me prononcerais alors sur leur recevabilité. Les deux avocats ont ensuite communiqué leurs observations écrites par lettre.

[11] En règle générale, la Cour, lors d’un contrôle judiciaire, n’examinera pas les arguments qui auraient pu être soulevés devant le tribunal administratif, mais qui ne l’ont pas été : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 [Alberta Teachers] aux para 23-25; Canada (Citoyenneté et Immigration) c RK, 2016 CAF 272 au para 6; Efe-Agbonaye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1263 au para 19; Abdulmaula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 14 au para 15.

[12] Je conviens avec le demandeur que la Cour suprême, dans l’arrêt Alberta Teachers, n’a pas écarté la possibilité d’examiner de nouveaux arguments en l’absence de raisons expliquant leur exclusion. Ce point est abordé aux paragraphes 15 à 17 de la décision Metallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 575.

[13] Après avoir examiné les observations présentées par les parties après l’audience, je suis convaincu qu’aucun des arguments contestés n’est fondamentalement différent de ceux qui avaient été soulevés devant la SAR et que le fait qu’ils soient soulevés dans le cadre de la présente demande ne cause pas de préjudice au défendeur. Pour cette raison, ils n’ont pas été exclus.

[14] Le demandeur a soulevé de nombreuses questions quant à savoir si la SAR avait rendu une décision déraisonnable au sujet des conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR, si elle avait omis de tenir compte de son profil de risque et si elle avait commis une erreur en concluant que l’audience de la SPR avait été équitable sur le plan procédural.

[15] Après avoir examiné les observations des parties, je conclus que les questions déterminantes sont celles de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale lors des audiences de la SPR qui n’aurait pas été corrigé par la SAR, et si les conclusions quant à la crédibilité tirées par la SAR étaient raisonnables.

[16] En ce qui concerne l’équité procédurale, l’approche à adopter consiste à se demander si les principes d’équité procédurale et de justice naturelle ont été respectés dans les circonstances : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 au para 43. La question n’est pas de savoir si la décision était « correcte », mais plutôt de savoir si la procédure suivie était équitable. La déférence à l’égard du décideur n’est pas en cause : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23.

[17] Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle qui s’applique aux conclusions quant à la crédibilité tirées par la SAR est celle de la décision raisonnable. Comme il a été établi dans l’arrêt Vavilov, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions. Bien que la présomption puisse être écartée dans certaines circonstances, comme il en est question dans l’arrêt Vavilov, aucune exception ne s’applique en l’espèce.

[18] Pour juger si une décision est raisonnable, la cour de révision doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[19] Ce ne sont pas toutes les erreurs ou les réserves concernant une décision qui justifient une intervention. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision souffre de « lacunes graves à un point tel » qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 33; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36.

IV. Analyse

[20] En l’espèce, la question de savoir si la décision de la SAR est, dans l’ensemble, suffisamment raisonnable pour résister à un contrôle malgré ce que je considère comme des lacunes dans le raisonnement de la commissaire concernant certaines des conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR constituait un épineux dilemme.

[21] Je suis d’avis que ces lacunes ne sont pas simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Elles sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à un autre commissaire pour nouvel examen.

[22] Étant donné cette conclusion, je vais exposer mes motifs concernant la question de l’équité et certaines des conclusions principales de la SAR quant à la crédibilité. Je n’examinerai pas les conclusions au sujet desquelles je suis convaincu que la SAR n’a commis aucune erreur ni les [traduction] « autres » conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR que la SAR a énoncées et confirmées, mais qu’elle n’a pas analysées. Je souligne que le demandeur a fait valoir qu’en omettant d’analyser ces autres conclusions, la SAR n’avait pas justifié sa décision de manière transparente. Cependant, ces conclusions n’étaient pas déterminantes dans le cadre de l’appel et ne le sont pas dans celui de la présente demande.

[23] Je n’examinerai pas non plus les arguments du demandeur selon lesquels la SAR n’a pas tenu compte de son profil de risque, puisque ce point n’était pas déterminant dans le cadre de l’appel.

A. L’equité

[24] La décision d’accueillir la présente demande ne repose pas sur l’affirmation du demandeur selon laquelle l’audience de la SPR était inéquitable. Je ne souscris pas aux arguments du demandeur selon lesquels l’interrogatoire de la SPR était intrusif et intimidant, et qu’il l’avait, dans une grande mesure, empêché de présenter sa cause en créant un climat conflictuel et hostile. Un certain nombre d’extraits de la transcription de l’audience de la SPR ont été présentés pour illustrer ces affirmations.

[25] La SAR a examiné les extraits des audiences et l’enregistrement audio connexe. Elle a conclu que la commissaire de la SPR ne s’était montrée ni hostile ni agressive envers le demandeur. Elle a jugé que le ton employé par la commissaire pour poser ses questions était demeuré neutre et respectueux. Aucune objection n’a été formulée par le conseil à l’égard des questions de la commissaire.

[26] Je conviens avec le défendeur que la SAR n’a commis aucune erreur dans son examen de la conduite de la SPR lors de l’audience. La SAR a eu l’avantage d’examiner les extraits de la transcription présentés à l’appui des arguments du demandeur, ainsi que l’enregistrement audio. Ses conclusions sont fondées sur le dossier de l’instance devant la SPR. Les extraits en question, que j’ai lus dans le dossier de la demande et dans le dossier certifié du tribunal, ne révèlent rien qui soit de nature intimidante ou agressive. Il aurait été préférable que la commissaire ne pose pas plusieurs questions au demandeur en même temps, mais cela n’a pas créé un climat hostile.

[27] Le demandeur a soulevé, en appel, des questions concernant des problèmes d’interprétation et de traduction lors de l’audience de la SPR. Il a fourni des documents traduits et il a témoigné par l’entremise d’un interprète qui a participé à l’audience par téléphone. Les documents traduits contenaient des erreurs apparentes qui ont dû être corrigées par l’interprète.

[28] La SAR a rejeté l’observation du demandeur selon laquelle l’audience avait été marquée par des problèmes de traduction. Outre les problèmes liés à la traduction des documents corroborants présentés par le demandeur, qui ont été résolus à l’audience, les observations du demandeur ne faisaient mention d’aucun problème précis quant à l’interprétation. À mon avis, la SAR n’a commis aucune erreur en parvenant à cette conclusion.

[29] Devant la SPR, la conseil du demandeur a tenté, à un certain moment, de donner sa propre interprétation du sens d’un terme, mais la commissaire de la SPR l’en a empêchée, puisqu’elle considérait qu’il s’agissait d’un témoignage. La SAR a jugé que la commissaire avait agi de façon appropriée.

[30] La conseil du demandeur a voulu être utile en offrant sa propre interprétation du sens du terme en cause. Je n’aurais pas conclu que la conseil tentait ainsi de témoigner au nom de son client, mais l’intervention de la commissaire de la SPR n’était pas autoritaire au point de vicier l’instance. Elle a pris le temps d’expliquer à la conseil la raison pour laquelle il était inapproprié qu’elle agisse comme un témoin des faits.

[31] Par ailleurs, le demandeur a reproché à la commissaire le fait qu’elle avait brusquement quitté la pièce à un moment donné sans s’expliquer. Selon la transcription, lorsque la commissaire a quitté la pièce, elle a dit : [traduction] « D’accord, je dois m’absenter juste une minute, je reviens tout de suite. ». Elle s’est absentée durant une minute et demie. Cet événement s’est produit, comme l’a constaté la SAR, après que le demandeur eut terminé de répondre à une question et que sa réponse eut été interprétée. Bien que la commissaire n’ait pas expliqué les raisons pour lesquelles elle avait quitté la pièce, la SAR a conclu qu’elle n’était pas tenue de le faire. Le segment de l’audience au cours duquel cet événement s’est produit n’était pas de nature délicate et portait sur des questions concernant la délivrance du visa du demandeur. La SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que l’événement n’avait pas eu d’incidence défavorable sur l’instance.

B. Le caractère raisonnable

(1) Les omissions relevées dans le formulaire FDA

[32] Le demandeur a déclaré que des membres de sa famille avaient été blessés lors d’attaques commises par des talibans qui étaient à sa recherche. Il n’avait toutefois pas mentionné ces faits dans son formulaire FDA. Il soutient que la SAR n’a pas tenu compte de son explication raisonnable quant à la raison pour laquelle il n’avait pas mentionné les blessures subies par les membres de sa famille dans son formulaire FDA. Comme le lui avait recommandé sa conseil, il n’avait pas fourni trop de détails afin que son formulaire FDA demeure bref.

[33] Les observations écrites présentées par la conseil à la SPR à la suite de l’audience contenaient la déclaration suivante :

[traduction]
De plus, la demande d’asile du demandeur était l’une de mes premières affaires en droit des réfugiés. On m’avait laissé entendre que le fait qu’une demande d’asile contienne trop de détails pouvait avoir une incidence défavorable. Par exemple, si le demandeur mémorisait sa demande d’asile, il risquait de paraître moins crédible. En outre, plus la demande d’asile contenait de détails, plus le demandeur risquait de se contredire, étant donné les lacunes de la mémoire humaine. Enfin, je croyais qu’un demandeur d’asile serait plus crédible s’il pouvait ajouter spontanément des détails, surtout si ces détails pouvaient être corroborés par des témoins. Je comprends maintenant que ce n’est pas le cas.

[34] Étant donné le manque d’expérience de la conseil en droit de l’immigration, il s’agissait là d’une très mauvaise recommandation. On pourrait même la qualifier de malavisée. Il ne semble pas être venu à l’esprit de la conseil que ce pouvait être une erreur jusqu’à ce qu’il devienne évident, au cours de l’audience de la SPR, que les omissions relevées dans le formulaire FDA du demandeur avaient miné sa crédibilité. Il ne semble pas non plus être venu à l’esprit de la conseil que le demandeur aurait pu modifier son formulaire FDA avant l’audience afin de combler les lacunes.

[35] Comme il fallait s’y attendre, la commissaire de la SPR a tiré de ces omissions une inférence défavorable quant à savoir si les incidents décrits dans le formulaire FDA s’étaient réellement produits. Les témoignages faits par la mère et le frère du demandeur à l’appui du témoignage de celui-ci n’ont pas été pris en compte, parce qu’ils contredisaient les déclarations faites par le demandeur dans son formulaire FDA.

[36] En trois brefs paragraphes, la SAR a examiné l’affirmation selon laquelle les omissions relevées dans le formulaire FDA résultaient des recommandations qu’avait reçues la conseil et elle l’a rejetée, principalement parce que de tels renseignements doivent être fournis comme l’indiquent expressément les instructions contenues dans le formulaire FDA. Dans les circonstances, cette conclusion était déraisonnable. La SAR ne s’est pas demandé si les circonstances dans lesquelles le formulaire FDA avait été préparé, notamment le fait que le demandeur était toujours en détention, qu’il ne connaissait pas le processus et qu’il avait partiellement rempli le formulaire sans l’aide d’un conseil, pouvaient expliquer raisonnablement les omissions.

[37] Les demandeurs d’asile sont responsables du contenu des documents produits à l’appui de leur demande. Dans la plupart des cas, s’être fié à un avis juridique n’excusera pas le fait d’avoir omis de présenter des renseignements importants à l’appui d’une demande d’asile. Il est établi qu’un demandeur doit subir les conséquences des actes du conseil : Cove c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CFPI 266 au para 6 [Cove]. En outre, les contrôles judiciaires ne doivent pas être considérés simplement comme une occasion pour un avocat différent de présenter la cause autrement : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1370 au para 12.

[38] Cependant, dans des cas extraordinaires, la Cour a reconnu que la compétence d’un avocat peut soulever une question de justice naturelle : Cove, au para 7. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce et de la concession extraordinaire faite par l’ancienne conseil, la SAR a commis une erreur en ne se demandant pas si une explication raisonnable avait été fournie concernant l’omission, étant donné les déclarations de la conseil au sujet de son manque d’expérience et de la mauvaise recommandation qu’elle avait faite au demandeur.

(2) La source de la lettre de menace

[39] Selon le formulaire FDA du demandeur, ce dernier avait reçu une lettre de menace des talibans ou de Daech. La lettre elle-même indique qu’elle provient de l’Émirat islamique de l’Afghanistan. Lors de la première audience, le demandeur a déclaré qu’il ne savait pas si la lettre provenait des talibans ou de Daech. Lors de la deuxième audience, il a déclaré, en réponse à une question de sa conseil, que tout le monde savait que le nom « Émirat islamique de l’Afghanistan » renvoyait aux talibans. La SPR a tiré une inférence défavorable de ces réponses. La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de conclure qu’il existait une contradiction importante dans la preuve du demandeur.

[40] À mon avis, il était déraisonnable de la part de la SPR et de la SAR de s’attendre à ce que le demandeur se prononce de façon définitive quant à savoir laquelle des deux organisations extrémistes avait envoyé la lettre. Il ressort de la preuve documentaire que les deux organisations étaient actives à l’époque dans la province de Nangarhar où vivait le demandeur. La SAR s’est appuyée sur une réponse à une demande d’information datant de février 2015, laquelle ne mentionnait pas que Daech se livrait à l’envoi de lettres de nuit à l’époque, mais elle n’a pas tenu compte d’un rapport plus récent qui indiquait le contraire.

[41] La preuve dans son ensemble permet de conclure que les talibans étaient à l’origine de la lettre, ce que la SPR et la SAR ont admis. Il était déraisonnable de ne pas considérer qu’il s’agissait d’une preuve du risque que présentait ce groupe.

(3) Le contenu de la lettre de menace

[42] Dans son formulaire FDA, le demandeur expliquait qu’il [traduction] « invitait des amis pour discuter de divers sujets, comme dans une émission-débat : le droit des femmes à travailler et à fréquenter l’université; l’accès aux technologies occidentales; les droits de la personne, notamment la liberté de pensée et la liberté d’expression ». La lettre de menace l’accusait d’être un espion pour les Occidentaux, d’être rétribué pour ses services, d’aider les femmes dans la société et d’avoir dénoncé au gouvernement des membres de l’organisation qui avaient été arrêtés à l’université.

[43] Les rapports sur le pays contenus dans le cartable national de documentation sur l’Afghanistan indiquent que ceux qui défendent les droits de la personne peuvent être perçus par les extrémistes comme étant des espions au service de l’ancien gouvernement et de la communauté internationale.

[44] La SPR a conclu que le contenu de la lettre de menace ne ressemblait guère à la réalité de la vie du demandeur et que la lettre semblait avoir été écrite au sujet de quelqu’un d’autre. La commissaire de la SPR s’est fondée sur ses connaissances spécialisées pour conclure que les allégations factuelles contenues dans les lettres de menace des talibans ressemblent généralement beaucoup à la vie des personnes ciblées. Bien que la SAR ait jugé qu’il n’était pas nécessaire pour la SPR de se fonder sur des connaissances spécialisées, la commissaire a souscrit à la logique de la conclusion de la SPR.

[45] Le demandeur a soutenu devant la SPR et la SAR qu’il n’était pas l’auteur de la lettre de menace et qu’il n’était pas en son pouvoir de faire en sorte qu’elle corresponde davantage à ses activités réelles. Il a aussi soutenu que ce qu’il faisait pouvait être interprété comme la promotion de valeurs occidentales contraires à la culture musulmane et comme de l’espionnage pour le compte de l’Occident. Il s’agissait d’une explication plausible du contenu de la lettre, laquelle a été déraisonnablement écartée, à mon avis.

(4) La lettre des condisciples

[46] À l’appui de sa preuve concernant ses activités à l’université, le demandeur a présenté une lettre rédigée par ses condisciples, lesquels affirmaient qu’il avait [traduction] « lutté » contre les extrémistes. La SPR a conclu qu’il s’agissait d’une contradiction, puisque ses séances de discussion sur les droits de la personne ne pouvaient pas être considérées comme une forme de [traduction] « lutte », physique ou autre, et elle a tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité et à la fiabilité de la preuve du demandeur. En appel, le demandeur a fait valoir que la SPR n’avait pas reconnu que le terme pouvait signifier à la fois la lutte physique et la mobilisation continue devant l’oppression.

[47] La SAR a rejeté cette observation, tout en admettant que le terme pouvait avoir plusieurs sens. La SAR a conclu que le terme ne reflétait pas les activités du demandeur, qui consistaient à discuter des droits de la personne lors de rencontres avec des amis. Il ne s’agissait pas d’une justification intelligible de la conclusion, puisque la SAR avait reconnu que le terme avait un sens large. La SAR a commis une erreur en concluant qu’il existait une contradiction manifeste alors qu’il n’en existait aucune.

V. Conclusion

[48] Comme il a déjà été mentionné, le demandeur a soulevé un certain nombre de questions relativement à la décision de la SAR. J’ai choisi de n’examiner que celles qui, à mon avis, permettent de trancher la présente demande dans le but de fournir des directives pour le réexamen de l’appel. Selon moi, le caractère équitable de l’audience devant la SPR n’a pas à être réexaminé, tout comme les conclusions quant à la crédibilité sur lesquelles je ne me suis pas penché. Cela ne s’applique pas aux [traduction] « autres » conclusions de la SPR, auxquelles la SAR a souscrit, mais qu’elle n’a pas analysées. Si ces conclusions devaient être examinées, la norme de la décision raisonnable exige que des explications transparentes et intelligibles soient fournies.

[49] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5967-20

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il procède à un nouvel examen conformément aux motifs du présent jugement. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5967-20

INTITULÉ :

SAHIL KHAN SHIRZAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence à Ottawa

DATE DE L’AUDIENCE :

le 8 novembre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

le 26 janvier 2022

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

Pour le demandeur

Meva Motwani

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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