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Date : 20220204


Dossier : T‑650‑21

Référence : 2022 CF 140

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 4 février 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

ROMEO V. LIM

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Romeo Lim [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Conseil canadien de la magistrature (le CCM) a rejeté la plainte qu’il avait déposée contre un juge de la Cour provinciale de l’Alberta et trois juges de la Cour d’appel de l’Alberta. Dans la plainte, il allègue que les juges étaient partiaux et que les déclarations de culpabilité prononcées en 2018 par ces derniers qui ont entraîné son expulsion du Canada sont entachées d’erreurs de droit. Le directeur exécutif intérimaire du CCM [le directeur exécutif] a jugé que la plainte du demandeur ne soulevait pas de question liée à la conduite des juges et, par suite, qu’elle ne justifiait pas un examen [la décision contestée].

[2] Le demandeur sollicite une ordonnance enjoignant au directeur exécutif de se conformer au mandat légal du CCM, de cesser de protéger des juges qu’il sait être incompétents ou manquer d’éthique, de procéder de bonne foi à l’examen de la plainte et de le tenir au courant des progrès de l’enquête. Il soutient que les juges d’appel, le directeur exécutif et les avocats du gouvernement savaient qu’il avait été poursuivi en justice pour une infraction n’ayant jamais eu lieu, qu’il avait été faussement dépeint comme un pédophile et qu’il avait été expulsé parce qu’il n’était pas un blanc hétérosexuel.

[3] Selon le défendeur, il était raisonnable que le directeur exécutif ne procède pas à l’examen de la plainte du demandeur, au motif qu’elle était liée à la prise de décisions judiciaires, et non pas à la conduite des juges.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II. Contexte

[5] En 2018, la Cour provinciale de l’Alberta a déclaré le demandeur coupable (1) d’avoir communiqué avec une personne de moins de 16 ans à des fins d’ordre sexuel, en contravention de l’alinéa 172.1(1)b) du Code criminel, et (2) d’avoir illégalement invité une personne de moins de 16 ans à lui permettre de la toucher à des fins d’ordre sexuel, en contravention de l’article 152 du Code criminel. L’affaire reposait sur la question de savoir si le demandeur avait utilisé un compte de média social à partir duquel il avait envoyé à un garçon de 13 ans des messages dans lesquels il lui proposait de l’argent en échange de contacts sexuels. Le juge de première instance a conclu que le demandeur avait envoyé ces messages, et il l’a déclaré coupable des deux infractions mentionnées ci‑dessus. La Cour d’appel de l’Alberta a confirmé ces déclarations de culpabilité (R v Lim, 2019 ABCA 473), et la Cour suprême du Canada a refusé d’accorder l’autorisation d’interjeter appel.

[6] Les antécédents du demandeur en matière d’immigration sont en partie exposés dans les décisions Lim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 871, et Lim c Canada (Justice), 2020 CF 628. Le demandeur a été frappé d’interdiction de territoire au titre des alinéas 36(1)a) et 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, et il a plus tard été expulsé.

[7] Le 22 janvier 2021, le demandeur a déposé une plainte auprès du CCM dans laquelle il a allégué que les juges de première instance et d’appel qui avaient entendu sa cause étaient partiaux, qu’ils n’avaient pas suivi des arrêts de la Cour suprême du Canada, qu’ils avaient sciemment violé le principe du stare decisis afin de l’expulser, qu’ils avaient intentionnellement fait de fausses déclarations et qu’ils l’avaient diffamé [traduction] « en vue d’expulser cet Asiatique gai sans importance ». Le demandeur a également demandé au CCM ce qui suit : qu’une personne impartiale et indépendante de la magistrature de l’Alberta examine sa cause; que les juges soient interrogées sous serment; qu’ils aient l’ordre de supprimer son nom de tous les dossiers et de lui faire parvenir une lettre d’excuse signée et imprimée sur le papier officiel de la Cour; qu’ils prient les autorités de lui accorder le pardon.

[8] Dans la décision contestée, datée du 24 mars 2021, le directeur exécutif a avisé le demandeur que sa plainte ne justifiait pas un examen, parce que la partialité des juges, la prise de décisions judiciaires et le pouvoir discrétionnaire sont des questions qu’il appartient à la Cour de trancher, et non pas au CCM, dont le seul rôle est d’examiner la conduite des juges; il n’a pas le pouvoir d’intervenir dans des instances judiciaires ou de contrôler les décisions des juges.

[9] Le demandeur a envoyé trois lettres de suivi au CCM, les 25 et 29 mars et le 6 avril 2021, dans lesquelles il s’est dit en désaccord avec la décision contestée et il a demandé des renseignements supplémentaires. Dans sa réponse, le 25 mai 2021, le CCM a réexpliqué son processus d’examen et a confirmé que la plainte du demandeur était rejetée au motif qu’elle ne soulevait pas de question liée à la conduite des juges. Il y était également expliqué que l’examen indépendant de sa plainte et l’avis juridique que sollicitait le demandeur ne relevaient pas du mandat du CCM, et que la demande d’accès à l’information que le demandeur avait présentée ne pouvait être acceptée parce que le CCM n’était pas une institution de l’État visée par la Loi sur l’accès à l’information ou la Loi sur la protection des renseignements personnels.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[10] Le demandeur soulève plusieurs questions à l’attention de la Cour :

  • a) [traduction]
    [Le directeur exécutif] a manqué à son obligation légale d’enquêter sur les juges qui ont jeté le discrédit sur l’administration de la justice en me déclarant à tort coupable et en confirmant la déclaration de culpabilité même s’ils savaient qu’elle était illégale, et qui ont manqué à leur obligation d’appliquer l’arrêt de la Cour suprême du Canada faisant jurisprudence, soit R c Legare, 2009 CSC 56;

  • b) Le CCM va à l’encontre de sa raison d’être en refusant d’enquêter sur des allégations crédibles selon lesquelles la décision d’un juge démontre sa partialité ou témoigne de son incompétence;

  • c) Le CCM devrait avoir l’ordre de donner suite à ma plainte comme je le demande;

  • d) Le respect de la règle de droit exige que les dépens d’un montant considérable soient adjugés à l’encontre du défendeur, parce qu’il porte activement atteinte à la règle de droit.

[11] Le défendeur soulève les questions suivantes :

  • a) Le procureur général du Canada est‑il le défendeur approprié dans le cadre de la présente demande?

  • b) Quelle est la norme de contrôle applicable?

  • c) La conclusion du directeur exécutif selon laquelle la plainte du demandeur ne justifiait pas un examen du CCM était‑elle raisonnable?

[12] Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, en conformité avec l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le demandeur également cite l’arrêt Vavilov, bien qu’il ne traite pas directement de la norme de contrôle applicable. Je conviens que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, et je l’appliquerai dans le cadre de mon contrôle de la décision contestée.

[13] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov au para 85. Avant d’infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov au para 100. Il incombe au demandeur d’établir que la décision est déraisonnable.

IV. La question préliminaire

[14] À titre préliminaire, le procureur général du Canada étant le défendeur approprié en l’espèce, conformément à l’article 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, l’intitulé sera modifié en conséquence.

V. Analyse

A. La cadre juridique auquel est assujetti le CCM et le processus d’examen des plaintes du CCM

[15] Avant d’aborder les arguments des parties, il est nécessaire d’exposer le processus d’examen des plaintes et le mandat du CCM. La juge Kane a présenté un très utile survol de ce processus dans la décision Cosentino c Canada (Procureur général), 2020 CF 884. Par souci de commodité, j’en reproduis ci‑dessous les passages pertinents :

53 La mission du CCM, telle qu’elle est énoncée au paragraphe 60(1) de la Loi sur les juges, consiste à améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et à favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux. Le paragraphe 60(2) de la Loi sur les juges prévoit que, dans le cadre de sa mission, le CCM a le pouvoir, notamment, de procéder aux enquêtes sur les juges visées à l’article 63.

54 La Loi sur les juges prévoit que le CCM mène les enquêtes relatives aux plaintes que lui confie le ministre de la Justice du Canada ou le procureur général (art 63(1)).

55 Dans d’autres cas, lorsque la plainte est présentée par une personne autre que le ministre de la Justice du Canada ou le procureur général, le CCM « peut » mener une enquête (art 63(2)).

56 La Loi sur les juges prévoit également, à l’alinéa 61(3)c), que le CCM peut, par règlement administratif, régir la procédure relative aux enquêtes visées à l’article 63. Le Règlement administratif est un instrument législatif contraignant.

57 Le CCM a également élaboré et publié des politiques et des procédures concernant les enquêtes, y compris les Procédures d’examen.

58 Le Règlement administratif et les Procédures d’examen établissent conjointement un processus en plusieurs étapes.

59 À la première étape, le directeur exécutif du CCM examine la plainte et décide si l’affaire justifie un examen. Les critères d’examen préalable sont énoncés dans les Procédures d’examen. S’il détermine qu’une affaire justifie un examen, le directeur exécutif la défère au président (ou au vice‑président) du Comité sur la conduite des juges du Conseil. Le président peut rejeter la plainte, en s’appuyant sur les mêmes critères d’examen préalable, ou réclamer des renseignements additionnels. Lorsque des renseignements additionnels sont demandés, comme les observations du juge, le président les examine.

60 Si la plainte va de l’avant, les étapes suivantes prévoient la création d’un comité d’examen et possiblement d’un comité d’enquête. Si un comité d’enquête est établi, il rend compte au CCM, qui adresse alors une recommandation au ministre de la Justice.

[16] Autrement dit, le CCM « peut » enquêter sur une plainte déposée par quiconque, hormis le ministre de la Justice et le procureur général d’une province. À cette fin, le directeur exécutif examine les plaintes et décide si elles justifient un examen. Conformément aux Procédures d’examen, la plainte du demandeur a été rejetée à cette étape, parce qu’il a été jugé qu’elle ne portait pas sur la conduite des juges.

[17] L’arrêt de principe dans lequel la Cour suprême du Canada a expliqué la différence entre une affaire liée à la conduite d’un juge qui entre dans le mandat du CCM et une affaire liée à la prise de décisions judiciaires qui devrait être réglée dans le cadre du processus d’appel est l’arrêt Moreau‑Bérubé c Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11 [Moreau‑Bérubé]. Au paragraphe 55, la Cour suprême du Canada a expliqué que :

55. Bien que le Conseil canadien de la magistrature et les conseils provinciaux de la magistrature reçoivent de nombreuses plaintes contre les juges, il s’agit généralement de questions qui peuvent être réglées de façon satisfaisante dans le cadre du processus d’appel normal. Il est rarement arrivé qu’un juge ait fait dans l’exercice de ses fonctions des commentaires ne pouvant pas être révisés adéquatement par le processus d’appel et ayant nécessité l’intervention d’un conseil de la magistrature […]

[18] La Cour a poursuivi ses explications au paragraphe 60 :

66. Une partie de l’expertise du Conseil de la magistrature consiste à apprécier la distinction entre les actes contestés des juges qui peuvent être traités de la façon traditionnelle, au moyen d’un processus d’appel normal, et ceux qui sont susceptibles de menacer l’intégrité de la magistrature dans son ensemble, exigeant donc une intervention par l’application des dispositions disciplinaires de la Loi. Même si on peut prétendre que l’expertise des conseils de la magistrature et celle des tribunaux sont pratiquement identiques, la séparation de leurs fonctions sert à isoler, dans une certaine mesure, les tribunaux des réactions qu’une décision impopulaire d’un conseil de la magistrature peut provoquer. La conduite des instances disciplinaires par les pairs des juges offre les garanties d’expertise et d’équité que connaissent les officiers de justice, tout en permettant d’éviter la perception de partialité ou de conflit qui pourrait prendre naissance si les juges siégeaient régulièrement en cour pour se juger les uns les autres. Comme le juge Gonthier l’a indiqué clairement dans Therrien, les autres juges sont peut‑être les seuls à être en mesure d’examiner et de soupeser efficacement l’ensemble des principes applicables, et la perception d’indépendance de la magistrature serait menacée si un autre groupe effectuait cette évaluation. À mon avis, un conseil composé principalement de juges, conscient de l’équilibre délicat entre l’indépendance judiciaire et l’intégrité de la magistrature, doit généralement bénéficier d’un degré élevé de retenue.

[19] En d’autres mots, pour qu’une plainte soit acceptée, elle doit porter sur des actes d’un juge qui sont « susceptibles de menacer l’intégrité de la magistrature dans son ensemble, exigeant donc une intervention par l’application des dispositions disciplinaires de la Loi ».

[20] En d’autres mots encore, « le mandat du Conseil se limite à l’examen de la conduite répréhensible des juges qui nuit à leur capacité de remplir leurs fonctions. Cette disposition ne confère pas au Conseil le vaste pouvoir d’examiner les décisions des juges » : Singh c Canada (Procureur général), 2015 CF 93 au para 51.

[21] La Cour, se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada qui fait jurisprudence, a confirmé que « les conseils de la magistrature possèdent l’expertise nécessaire pour faire la distinction entre les questions qui relèvent de la prise de décisions judiciaires (lesquelles peuvent faire l’objet d’un appel) et les questions qui menacent “l’intégrité de la magistrature dans son ensemble”, lesquelles ne peuvent être réglées au moyen d’un appel. Il faut faire preuve de déférence à l’égard des décisions des conseils de la magistrature, y compris le CCM » : Lochner c Canada (Procureur général), 2021 CF 692 [Lochner] au para 100, citant Moreau‑Bérubé.

B. La décision était‑elle raisonnable?

[22] Le demandeur a avancé plusieurs arguments, que l’on peut résumer ainsi :

  1. « Une déclaration de culpabilité erronée prononcée et confirmée en toute connaissance de cause » : Le demandeur soutient que le juge de première instance l’a déclaré coupable sans conclure expressément que le titulaire d’un compte de média social est coupable d’un acte illégal qui a été commis en utilisant le compte, et ce, pour le dépeindre comme un pédophile et ainsi contribuer à [traduction] « faire de nouveau du Canada un pays de Blancs ». Il soutient également que la Cour suprême du Canada a conclu qu’une déclaration de culpabilité n’est légale que si la Couronne a prouvé hors de tout doute raisonnable que a) l’accusé a utilisé un dispositif électronique b) pour « faciliter » la perpétration d’un acte sexuel illégal avec c) une personne qu’il croyait être mineure (R c Legare, 2009 CSC 56 [Legare]). Il sollicite un jugement déclaratoire de la Cour fédérale portant qu’il a été déclaré coupable d’une infraction n’ayant jamais eu lieu.

  2. « La conclusion défavorable » : Le demandeur soutient que les juges d’appel, le directeur exécutif et l’avocat du ministère de la Justice savaient tous qu’il avait été déclaré coupable d’une infraction n’ayant jamais eu lieu. Il s’appuie sur le principe voulant « que l’on puisse tirer une conclusion défavorable lorsqu’une preuve est accessible, qu’elle pourrait devenir accessible, mais qu’elle n’est pas produite, ou lorsqu’une personne peut témoigner, qu’on lui a offert la possibilité de témoigner, mais qu’elle ne témoigne pas » : Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 509 au para 2.

  3. « Le refus de considérer que la prise de décisions judiciaires fait partie de la conduite des juges » : Le demandeur allègue que le CCM s’est servi d’une excuse type pour protéger des juges qui jettent le discrédit sur l’administration de la justice. Selon les allégations, le directeur exécutif a révélé qu’il savait que le demandeur avait été déclaré coupable d’une infraction n’ayant jamais eu lieu, mais il a rejeté la demande du demandeur pour protéger un groupe de juges qu’il savait être incompétents ou partiaux, ou manquer d’éthique. Le demandeur soutient que, lorsqu’un juge déclare une personne coupable d’un crime n’ayant jamais eu lieu ou qu’il refuse de suivre un précédent de la Cour suprême, il s’agit tout à fait d’inconduite, et que le CCM a alors l’obligation de procéder à un examen. Il demande à la Cour de rendre un jugement déclarant que le CCM doit contrôler les décisions judiciaires afin de décider si le juge est apte à occuper ses fonctions.

  4. « Un bref de mandamus » : Le demandeur demande à la Cour d’ordonner au directeur exécutif de remettre sa plainte de 453 pages, qui contient les actes de procédure et la divulgation de la Couronne, à un juriste n’ayant aucun lien avec la magistrature de l’Alberta. Si ce juriste conclut qu’il n’a pas contrevenu au Code criminel, il demande que le directeur exécutif [TRADUCTION] « a) [lui] fournisse une copie du rapport [du juriste] et b) transmette [sa] plainte au président, qui c) posera aux juges dans ce dossier les questions [qu’il a] formulées sans les avoir communiquées au préalable, d) [lui] fournira la transcription des questions et des réponses, et, s’il est conclu qu’il y a eu inconduite de la part des juges, e) exigera des juges les réparations [qu’il] a demandées, à défaut de quoi ils seront limogés ».

  5. « Les dépens » : Le demandeur sollicite les « dépens d’un montant considérable » et il demande que ce soit non pas les contribuables canadiens, mais plutôt le directeur exécutif qui lui verse personnellement la somme fixée.

[23] À l’appui de sa demande, le demandeur a produit un affidavit provenant d’un ami à lui, M. Timothy Leahy, qui y décrit en détail le procès criminel à l’issue duquel le demandeur a été déclaré coupable ainsi que les questions juridiques que, selon lui, le procès a soulevées. Dans l’affidavit, M. Leahy invoque également plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada liés aux principes de droit criminel applicables. En outre, le demandeur a déposé une copie de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Legare, qui traite de l’interprétation de l’infraction de « leurre » (d’un enfant) visée à l’alinéa 172.1(1)c) du Code criminel.

[24] À mon avis, tous ces documents, ainsi que les arguments du demandeur, confirment que la plainte que ce dernier a déposée auprès du CCM consistait essentiellement en une plainte sur les décisions qu’ont rendues le juge de la Cour provinciale de l’Alberta et les trois juges de la Cour d’appel de l’Alberta. Les allégations du demandeur selon lesquelles le juge a prononcé une [traduction] « déclaration de culpabilité illégale » et il a refusé de suivre le précédent de la Cour suprême du Canada, entre autres, témoignent toutes que le demandeur est en désaccord avec les décisions des juges en question.

[25] Je reconnais que les décisions des juges ont eu de grandes conséquences pour le demandeur et que, de son point de vue, sa plainte porte sur la conduite des juges, et non pas sur la prise de décisions judiciaires. Mais la jurisprudence n’appuie pas sa position.

[26] Dans la décision contestée, le directeur exécutif a répondu aux graves allégations de partialité des juges formulées par le demandeur ainsi qu’à l’argument, également du demandeur, selon lequel la décision rendue par ces juges va à l’encontre de précédents de la Cour suprême du Canada. Il a écrit ce qui suit :

[traduction]
La personne alléguant que des juges étaient partiaux doit être en mesure de démontrer leur partialité réelle ou apparente. Votre opinion ou votre désaccord avec la décision de la Cour ne constituent pas une preuve de partialité. En tout état de cause, une telle allégation est une question juridique qu’il appartient aux tribunaux de trancher. À moins de circonstances inhabituelles, une allégation de partialité réelle ou apparente n’est pas une question liée à la conduite d’un juge.

Je tiens également à souligner que le Conseil [canadien de la magistrature] n’a pas de rôle de supervision relativement aux jugements que rendent les juges. En d’autres mots, le rôle du Conseil n’est pas d’examiner les questions liées à la prise de décisions judiciaires ou à l’exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire. Le Conseil n’est ni un tribunal ni un organe d’appel. Il n’a pas le pouvoir d’intervenir dans une instance judiciaire ou de contrôler la décision du juge. Il s’ensuit que, compte tenu de son mandat, le Conseil n’a pas le pouvoir d’examiner vos réserves à propos de la décision de la Cour d’appel de l’Alberta […].

[27] En tenant compte du mandat du CCM selon la Loi sur les juges et de l’arrêt Moreau‑Bérubé de la Cour suprême du Canada, et en appliquant la norme de la décision raisonnable exposée dans l’arrêt Vavilov, je conclus que les motifs invoqués par le directeur exécutif sont compatibles avec « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et sont « justifié[s] au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». Je ne vois donc aucune raison de modifier la décision contestée.

[28] En ce qui concerne les allégations selon lesquelles le directeur exécutif savait que le demandeur avait été déclaré coupable d’une infraction n’ayant jamais été commise et qu’il a rejeté la demande du demandeur pour protéger un groupe de juges qu’il savait être incompétents ou partiaux, ou manquer d’éthique, je ne vois rien dans le dossier – exception faite de l’affirmation du demandeur – qui appuie cette allégation.

[29] Le défendeur soutient que le CCM a appliqué les dispositions pertinentes de la Loi sur les juges et les Procédures d’examen, et que la décision est justifiée par les faits et le droit. Il cite les paragraphes 107 et 116 de la décision Lochner, qui porte sur une affaire dans laquelle le plaignant avait allégué que le juge n’avait pas tenu compte des faits et de ses observations, qu’il n’avait pas été impartial, qu’il avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon inappropriée et qu’il l’avait privé de son droit à la justice; la Cour avait conclu que le CCM avait raisonnablement jugé que les plaintes étaient liées à la prise de décisions judiciaires et qu’elles ne justifiaient pas un examen approfondi, et le défendeur demande à la Cour de tirer la même conclusion en l’espèce.

[30] Dans la décision Lochner, la juge Kane a écrit ce qui suit :

[105] Comme l’explique la jurisprudence (p. ex., Moreau‑Bérubé, Girouard c Canada (Procureur général), 2019 CF 1282), le processus de traitement des plaintes du CCM respecte la distinction entre l’indépendance judiciaire, qui reconnaît la nécessité pour les juges de remplir leur rôle et de prendre des décisions judiciaires sans crainte de représailles, et le rôle de surveillance du CCM, qui consiste à traiter les plaintes d’inconduite judiciaire qui mettent en cause l’intégrité de la magistrature dans son ensemble. En l’espèce, la distinction est claire, compte tenu de la nature des questions dont se plaint M. Lochner.

[106] Le dossier que M. Lochner a présenté à la Cour appuie entièrement la décision du CCM selon laquelle les plaintes portent sur la prise de décisions judiciaires. Les plaintes de M. Lochner se rapportent à des décisions rendues par les quatre juges à la suite de leur examen des faits dont ils étaient saisis et de l’application du droit pertinent aux faits en question et à leur gestion des instances; ils se rapportent donc aux décisions judiciaires.

[31] À mon avis, la même conclusion s’impose en l’espèce.

[32] Le défendeur demande à la Cour de rejeter la demande de contrôle judiciaire, avec dépens.

[33] À mon avis, l’adjudication de dépens n’est pas appropriée en l’espèce. Il ne fait aucun doute que la déclaration de culpabilité criminelle a entraîné des conséquences hautement défavorables pour le demandeur. En raison de la déclaration de culpabilité, il a été frappé d’interdiction de territoire et il a par la suite été expulsé du Canada. Dans sa dernière demande adressée à la Cour, le demandeur, qui sollicitait une audience écrite, a indiqué qu’il n’avait pas les moyens de participer à une réunion avec Zoom et qu’il avait dû mettre en gage son téléphone cellulaire pour s’acheter de la nourriture. Dans ces circonstances, je n’adjugerai pas de dépens.

VI. Conclusion

[34] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[35] Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T‑650‑21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. L’intitulé sera modifié de manière à ce que le défendeur désigné soit le procureur général du Canada;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑650‑21

 

INTITULÉ :

ROMEO V. LIM c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

DEMANDE ÉCRITE, FONDÉE SUR LES OBSERVATIONS ÉCRITES ET D’AUTRES DOCUMENTS DÉPOSÉS PAR LES PARTIES, EXAMINÉE À TORONTO (ONTARIO)

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 FÉVRIER 2022

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Romeo V. Lim

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Melissa Gratta

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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