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Date : 20220203


Dossier : IMM-4336-20

Référence : 2022 CF 130

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 3 février 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

RICARDO ANTONIO LOPEZ ALVAREZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Ricardo Antonio Lopez Alvarez [le demandeur] a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Il sollicite le contrôle judiciaire du rejet de cette demande [la décision] par un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada.

[2] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable en raison de plusieurs erreurs de fait et de droit dans l’analyse qu’elle présente sur l’établissement du demandeur au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les conditions défavorables au Honduras. Il avance également que l’agent a manqué à l’équité procédurale en s’appuyant sur ses propres recherches sans lui donner la possibilité de fournir une réponse. Pour sa part, le défendeur affirme que la décision tenait compte de tous les éléments de preuve pertinents et les soupesait d’une manière raisonnable et qu’aucun manquement à l’équité procédurale n’a été commis parce que les recherches ont été faites dans des sources publiques facilement accessibles.

[3] J’estime que la décision est déraisonnable, et la demande sera accueillie.

II. Le contexte

A. Les faits

[4] Le demandeur est né au Honduras en 1987. Il a obtenu un diplôme en administration des affaires et a été employé par la municipalité de San Lorenzo. Après que le maire de San Lorenzo a été accusé de corruption, le demandeur, qui travaillait au service des finances, a été pris pour cible. Il a reçu des menaces, sa voiture a été endommagée et il a été suivi. Sa mère, inquiète, l’a aidé à obtenir un poste de travailleur étranger temporaire au Canada.

[5] Le demandeur est entré au Canada pour la première fois en août 2011 et il a occupé un emploi saisonnier dans une ferme à Leamington, en Ontario. Sa dernière entrée au Canada remonte au mois d’août 2012.

[6] Le 3 avril 2013, le demandeur a subi une intervention chirurgicale pour une hernie ombilicale, ce qui a fait qu’il a été incapable de travailler jusqu’au 15 mai 2013. L’employeur du demandeur a déclaré celui-ci [traduction] « absent sans permission » auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] en juin 2013. Le demandeur a ensuite travaillé dans une autre ferme, puis une mesure d’exclusion a été prise contre lui le 15 août 2013, au motif que son permis de travail avait expiré le 15 juillet 2013. Il s’est présenté à l’ASFC comme il lui a été demandé.

[7] Le demandeur a épousé Mirta de Los Angeles Quintanilla Salamanca, une citoyenne canadienne, en juin 2013. Ils ont eu un premier fils en août 2013 et un deuxième fils en juin 2016. Mme Quintanilla Salamanca a présenté une demande de parrainage du demandeur en août 2013.

[8] Le demandeur a également au Honduras deux enfants issus d’une relation antérieure, nés en 2004 et en 2007 respectivement.

[9] Le 2 avril 2015, le demandeur a été avisé qu’il serait convoqué à une entrevue en vue de conclure le processus de parrainage. Le 25 avril 2015, le demandeur a été accusé d’avoir conduit lorsque son alcoolémie dépassait quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang, en application de ce qui était alors l’alinéa 253(1)b) du Code criminel du Canada [le Code] et d’omission de se conformer à une condition d’une promesse aux termes de ce qui était alors le paragraphe 145(5.1) du Code. En juin 2017, il a été condamné à verser une amende de 1 950 $ et frappé d’une interdiction de conduire pendant un an.

[10] En juillet 2017, la demande de parrainage présentée par l’épouse du demandeur a été rejetée en raison du casier judiciaire de celui-ci. Mme Quintanilla Salamanca a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration, qui n’avait pas compétence pour instruire l’appel. Elle a ensuite demandé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale, mais n’a pas obtenu cette autorisation.

[11] Le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] en décembre 2017, laquelle a été rejetée en avril 2018. Son renvoi était prévu en août 2018, mais la Cour fédérale a accueilli sa requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi : Lopez Alvarez c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2018 CanLII 95597 (FC). En avril 2020, la Cour fédérale a rejeté sa demande de contrôle judiciaire de la décision rendue relativement à l’ERAR : Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 573.

[12] En août 2018, le demandeur a obtenu un permis de séjour temporaire [PST] pour pallier son interdiction de territoire pour criminalité, ainsi qu’un permis de travail. Lors de l’audience devant la Cour, l’avocate a indiqué que le PST et le permis de travail du demandeur étaient prolongés jusqu’en juin 2022.

[13] En juillet 2018, le demandeur a déposé la présente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée en septembre 2020.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[14] L’agent a tiré un certain nombre de conclusions avant de refuser d’accorder au demandeur une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Entre autres, selon l’agent, les éléments de preuve étaient insuffisants pour conclure que le départ du demandeur au Honduras aurait une incidence importante sur sa partenaire; le demandeur avait présenté une preuve lacunaire pour démontrer que son épouse [traduction] « ne pourrait pas faire garder ses enfants autrement » si le demandeur quittait le Canada; et les fils du demandeur pouvaient rendre visite à celui-ci au Honduras et avaient la possibilité de déménager au Honduras, où ils auraient accès à une éducation et à des soins de santé. L’agent a également souligné que le demandeur avait des antécédents criminels au Canada et a jugé que celui-ci avait présenté une preuve insuffisante pour démontrer qu’il avait pris des mesures importantes en vue de sa réhabilitation.

[15] En ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays, l’agent a conclu que le demandeur avait présenté peu d’éléments de preuve, voire aucun, pour établir qu’il était personnellement exposé à un risque, et que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve pour démontrer que sa famille au Honduras [traduction] « continuait de faire l’objet de menaces ou avait déjà demandé l’aide des autorités honduriennes ».

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[16] Le demandeur allègue que la décision était déraisonnable, car l’agent : 1) a indiqué des années différentes concernant son entrée au Canada, 2) a tenu compte de ses antécédents criminels et de son interdiction de territoire après l’obtention de son PST, 3) a examiné ses lettres d’appui de façon trop restrictive, 4) a accordé une importance insuffisante à la possibilité pour le demandeur d’être séparé physiquement de son épouse, 5) n’a pas tenu compte de l’incidence d’une séparation sur ses fils nés au Canada et 6) n’a pas examiné les conditions défavorables au Honduras sous l’angle des difficultés.

[17] Le demandeur soutient en outre que l’agent a manqué à l’équité procédurale en menant des recherches indépendantes sur les services d’éducation et de soins de santé offerts au Honduras sans lui donner la possibilité de présenter une réponse. Comme j’estime que la décision est déraisonnable, je ne traiterai pas de l’argument relatif à l’équité procédurale soulevé par le demandeur. Quoi qu’il en soit, je souligne que la preuve documentaire sur laquelle l’agent s’est appuyé est composée de renseignements facilement accessibles provenant de sources publiques qui ne sont pas nouvelles.

[18] La norme applicable au contrôle d’une décision sur le fond est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

[19] Tous les arguments du demandeur ne sont pas également convaincants. Son argument selon lequel l’agent a commis une erreur en indiquant trois années différentes pour son entrée au Canada est sans importance. De plus, comme le souligne le défendeur, les observations mêmes de l’avocate relativement à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire faisaient référence à différentes années de résidence et de travail du demandeur au Canada.

[20] J’examinerai plus en détail les autres questions soulevées par le demandeur.

A. L’agent a-t-il tenu compte de façon déraisonnable des antécédents criminels du demandeur et de son interdiction de territoire après que celui-ci a obtenu un PST?

[21] Le demandeur soutient que l’agent n’a pas fait mention ou n’a pas tenu compte de son PST, lequel l’emporte sur l’interdiction de territoire pour criminalité, citant à l’appui les paragraphes 22(1) et 24(1) de la LIPR. Il soutient également que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve de sa réhabilitation présentée dans le cadre de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avant de conclure que le demandeur avait [traduction] « présenté une preuve insuffisante pour démontrer qu’il avait pris des mesures importantes en vue de sa réhabilitation ».

[22] Le défendeur fait observer que ce n’est pas parce qu’un décideur différent a choisi d’accorder un PST au demandeur malgré son interdiction de territoire que ses antécédents criminels ne sont pas pertinents dans le contexte de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Selon le défendeur, le contexte et les facteurs à prendre en considération sont différents pour les PST et les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire : un PST accorde un statut temporaire qui peut être annulé en tout temps, tandis que l’accueil d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire donne droit à un statut de résident permanent qui ne peut être révoqué sur une base discrétionnaire.

[23] La position du défendeur est bien étayée par le juge Norris dans la décision Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 8 [Williams], qui, à mon avis, s’applique en l’espèce. Le demandeur dans l’affaire Williams avait de nombreux antécédents criminels au Canada. Il a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et une demande de PST, qui ont été rejetées par un agent d’immigration. Le juge Norris a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à la demande de PST — et non celle concernant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire —, faisant remarquer ce qui suit au paragraphe 64 :

[64] Les pouvoirs discrétionnaires conférés à l’agent par les paragraphes 25(1) et 24(1) de la LIPR, respectivement, ont ceci de commun qu’ils permettent dans chaque cas de se soustraire à une application stricte ou rigide de la loi. Toutefois, le paragraphe 24(1) est formulé de manière plus restrictive. Il n’englobe pas le large pouvoir discrétionnaire en equity d’accorder une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, comme le fait le paragraphe 25(1). Un PST est plutôt un privilège limité dans le temps, accordé dans des circonstances particulières. Il est expressément prévu par la loi et les politiques canadiennes en matière d’immigration afin de ménager une certaine latitude lorsque d’autres dispositions de la loi et des politiques (p. ex. l’exigence de ne pas être interdit de territoire) entraîneraient l’exclusion d’une personne du Canada (voir Alabi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1163, au para 20).

[24] Le demandeur soutient que les faits dans l’affaire Williams étaient différents, parce que le demandeur dans cette affaire n’a pas obtenu de PST. L’argument du demandeur découle d’une mauvaise compréhension de l’affaire Williams et ne tient pas compte de la distinction que le juge Norris a faite entre l’évaluation du risque dans le contexte d’un PST « limité dans le temps » suivant le paragraphe 24(1) et la décision d’accorder un statut de résident permanent : Williams, au para 65. En outre, le demandeur n’a pas invoqué d’autre décision à l’appui de son argument.

[25] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’on ne peut reprocher à l’agent de ne pas établir de lien entre les lettres d’appui et la question de la réhabilitation étant donné qu’aucun lien du genre n’a été établi dans les observations du demandeur relatives aux considérations d’ordre humanitaire. Je souligne néanmoins, puisque je renverrai la présente demande en vue d’un nouvel examen pour d’autres motifs, que lors de l’évaluation de l’établissement, la preuve concernant le casier judiciaire du demandeur doit être mise en balance avec tous les éléments de preuve de réhabilitation, dont les remords exprimés par le demandeur : Kambasaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 31, au para 48.

B. L’agent a-t-il accordé de façon déraisonnable une importance insuffisante à la possibilité pour le demandeur d’être séparé physiquement de son épouse?

[26] L’agent a conclu ceci : [traduction] « d’après les renseignements très limités dont je dispose, je ne peux conclure que le départ du demandeur au Honduras aurait une incidence négative importante sur sa partenaire, la relation du couple ou les amis du demandeur dans sa communauté ».

[27] La conclusion qui précède comporte deux aspects que j’estime déraisonnables : premièrement, le constat selon lequel les renseignements dont dispose l’agent sont « très limités » et, deuxièmement, le constat selon lequel il n’y aurait pas d’incidence négative importante sur la partenaire du demandeur.

[28] Dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’épouse du demandeur a témoigné par affidavit du fait qu’elle était devenue l’unique pourvoyeuse depuis que le demandeur avait perdu son permis de travail. Son quart de travail commence à partir de 14 h 30 et finit tard la nuit, souvent à 2 h du matin.

[29] Comme l’a expliqué l’épouse du demandeur dans son affidavit :

[traduction]
Ricardo est mon mari et mon compagnon. Je me suis engagée solennellement quand je me suis mariée avec lui, et je le veux et j’ai besoin de lui dans ma vie… Parfois, j’ai besoin de Ricardo simplement pour parler de ce qui se passe pendant la journée et savoir que j’ai du soutien à mes côtés et qu’il est là avec moi. Je peux pleurer, je peux être contrariée et je sais qu’il comprendra.

[30] Comme je l’expliquerai plus en détail ci-après, l’affidavit de l’épouse du demandeur précisait également la façon dont le demandeur s’occupe de leurs deux jeunes fils.

[31] Bref, de nombreux éléments de preuve confirment que le demandeur et son épouse s’apportent un soutien affectif et d’autres formes de soutien. Ensemble, ils veillent au bon fonctionnement de leur famille tout en offrant à leurs enfants les bons soins dont ils ont besoin et qu’ils méritent. L’affirmation de l’agent selon laquelle il disposait de [traduction] « peu d’éléments de preuve » concernant l’incidence de la séparation sur l’épouse du demandeur n’est pas justifiée.

[32] Bien que l’agent ait accordé de l’importance à la relation à long terme du demandeur avec son épouse, il a conclu que le téléphone et les communications virtuelles compenseraient dans une certaine mesure la séparation physique. Le demandeur soutient qu’il y a là un manque de reconnaissance du besoin de proximité physique, qui ne peut être comblé par Skype ou Zoom. C’est aussi mon avis.

[33] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas à faire plus que de reconnaître que la séparation physique est un facteur important dont il faut tenir compte et qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier la preuve à nouveau. Il n’est pas question ici d’apprécier à nouveau la preuve, puisque nulle part dans la décision l’agent n’a fait état de l’affidavit présenté par l’épouse du demandeur, dans lequel l’interdépendance et le lien affectif qui existent entre les deux époux sont décrits. L’agent s’est plutôt concentré sur l’aspect financier de leur partenariat dans les notes qu’il a rédigées sous la rubrique [traduction] « Liens avec le Canada » :

[traduction]
Le demandeur a déjà présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada. Il déclare s’être marié le 15 juin 2013. Son épouse a présenté une demande au titre de la catégorie du regroupement familial le 8 août 2013, à laquelle étaient joints des relevés fiscaux et des talons de chèque de paie qui indiquent que l’épouse du demandeur occupe un emploi et qu’elle soutient financièrement le demandeur et sa jeune famille. Je constate que le demandeur a présenté en preuve un prêt bancaire conjoint et un permis d’exploitation d’une entreprise au nom de son épouse, lesquels indiquent que celle-ci est l’unique propriétaire de La Taberna. Peu ou pas d’éléments de preuve montrent que le demandeur exploite activement une entreprise avec son épouse ou que son départ du Canada aura une incidence négative sur l’entreprise de celle-ci.

[Non souligné dans l’original.]

[34] Lorsqu’un agent chargé d’examiner une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire atténue l’incidence de la séparation d’un couple en réduisant leur relation humaine intime à une simple relation d’affaires, il s’éloigne à mon avis de l’objet général des dispositions relatives aux circonstances d’ordre humanitaire prévues dans la LIPR, qui est d’offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au para 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338 à la p 364. Par conséquent, la conclusion de l’agent à cet égard est déraisonnable.

C. L’agent a-t-il omis de tenir compte de l’incidence de la séparation sur les fils du demandeur nés au Canada?

[35] L’agent a conclu que peu d’éléments de preuve montraient que l’épouse du demandeur ne pourrait pas faire garder ses enfants autrement si le demandeur devait quitter le Canada. Il a reconnu que les enfants vivraient quelques perturbations, mais a conclu qu’ils bénéficieraient toujours du soutien affectif de leur mère et de leur famille élargie au Canada.

[36] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a examiné l’intérêt supérieur de ses deux fils nés au Canada.

[37] Le défendeur rétorque que l’agent a tenu compte des observations du demandeur concernant l’incidence de son renvoi sur ses fils nés au Canada, mais qu’il a raisonnablement conclu après une évaluation globale de tous les facteurs que la preuve était insuffisante pour justifier une dispense. L’agent a jugé que les fils du demandeur nés au Canada resteraient sous la garde de leur mère, que sa famille élargie au Canada offrirait un soutien affectif aux garçons et que ceux-ci avaient la possibilité de rendre visite à leur père au Honduras ou d’y déménager avec leur mère pour vivre là-bas avec lui.

[38] J’estime que l’agent a effectué une évaluation inadéquate de l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’il a conclu que les membres de la famille — y compris les deux jeunes enfants du demandeur — pouvaient maintenir leur relation par téléphone, Internet, Skype, courriel, etc. J’ai expliqué au paragraphe 43 de la décision Chamas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1352, citant la juge Sadrehashemi au paragraphe 30 de la décision Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1236, les raisons pour lesquelles j’ai rejeté l’emploi que font des agents d’immigration de formules du type « passe-partout » pour évaluer la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, en indiquant que celui-ci serait en mesure de rester en contact avec son parent au moyen de la technologie, et ce, sans tenir compte des faits précis de l’affaire.

[39] Les faits en l’espèce sont convaincants. La preuve montre que le demandeur s’occupe de ses deux fils pendant que son épouse est au travail. Les garderies sont trop chères, et aucune garderie dans la région n’offre de services de garde jusqu’aux petites heures du matin. Le demandeur passe environ trois heures par jour à faire pratiquer la lecture, l’écriture, le calcul et la peinture à son fils aîné (qui était en deuxième année au moment du dépôt de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire). Son fils obtient de bonnes notes et a remporté un prix qui atteste qu’il est un bon élève. Le fils cadet était à la prématernelle au moment de la demande.

[40] Le demandeur fait également la lecture à ses fils en espagnol pour que ceux-ci préservent leur héritage, et il les encadre dans leur comportement et leur donne des consignes, car ce sont de jeunes garçons énergiques. Dans ses observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a souligné le fait que les garçons ont des origines honduriennes et salvadoriennes et qu’ils grandiront dans une communauté principalement blanche, ce qui signifie qu’ils auront besoin de connaître le contexte de leur apparence, d’apprendre l’espagnol et la culture hondurienne, ce que leur père peut leur enseigner.

[41] De plus, l’épouse du demandeur a déclaré que le demandeur est un père très aimant et que leurs fils seraient dévastés s’il ne restait pas avec eux. Elle a également déclaré que l’absence du demandeur aurait une incidence sur les garçons pour ce qui est des sorties scolaires, des pièces jouées à l’école, des activités sportives et des rencontres parents-enseignants.

[42] Étant donné les heures de travail irrégulières de l’épouse du demandeur, je suis d’accord avec celui-ci pour dire que l’agent s’est livré à des conjectures en supposant que la famille élargie de l’épouse prendrait le relais pour s’occuper des enfants en l’absence du demandeur.

[43] De plus, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire comprenait des études universitaires qui montrent que les enfants dont le père est engagé dans leur vie sont plus susceptibles de devenir des adultes tolérants, compréhensifs, sociables et prospères, d’avoir de bons réseaux de soutien, des amitiés de longue durée, du jugement et de bonnes valeurs, de se conformer aux règles et d’éviter les problèmes de comportement à l’école. En l’espèce, le rôle joué par le demandeur en tant que fournisseur de soins est d’autant plus important que son épouse est la principale pourvoyeuse de la famille.

[44] Pourtant, presque aucun des éléments de preuve cités ci-dessus n’a été mentionné, et encore moins pris en compte, dans la décision.

[45] Même si l’agent est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve, la décision montre qu’il a omis de tenir compte raisonnablement du libellé du paragraphe 25(1) de la LIPR, à savoir, de l’intérêt supérieur des enfants. Bien qu’il ait reconnu [traduction] « l’incidence négative potentielle sur la vie des fils du demandeur et la perturbation de la routine quotidienne de ceux-ci », l’agent ne s’est pas interrogé sur ce qui serait dans l’intérêt supérieur des deux enfants ni sur la façon dont le renvoi du demandeur du Canada pourrait compromettre cet intérêt. L’analyse de l’agent, ou l’absence d’analyse, démontre qu’il n’a pas été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants.

[46] Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte de l’intérêt supérieur du fils de 16 ans et de la fille de 13 ans du demandeur qui vivent au Honduras, et il soutient qu’il a raisonnablement conclu que son retour au Honduras profiterait à ces enfants qui ont été séparés de lui, du moins depuis son arrivée au Canada en août 2012.

[47] Si l’on met de côté la question de savoir s’il existe des éléments de preuve à l’appui de l’analyse faite par l’agent de l’intérêt supérieur des deux enfants au Honduras, le fait que l’agent a peut-être tenu compte de l’intérêt supérieur de ces deux enfants ne compense pas le caractère inadéquat de l’analyse de l’intérêt supérieur qu’il a fait des deux jeunes fils du demandeur nés au Canada.

D. L’agent a-t-il omis d’examiner les conditions défavorables au Honduras sous l’angle des difficultés et l’analyse était-elle déraisonnable?

[48] Le demandeur soutient que l’agent a appliqué le mauvais critère lorsqu’il a déclaré que les éléments de preuve étaient insuffisants pour réfuter les conclusions tirées dans la décision rendue relativement à l’ERAR. Selon lui, l’agent était plutôt tenu d’évaluer les difficultés, ainsi que le risque de harcèlement et de discrimination, dans le passé et dans l’avenir, sous le régime de l’article 25 de la LIPR. Le demandeur affirme que l’agent s’est livré à une analyse de la protection de l’État à la lumière des articles 96 et 97 de la LIPR, plutôt qu’à une analyse des difficultés.

[49] Je constate qu’effectivement, à un moment donné, l’agent a mentionné que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve qui démontrait qu’il était [traduction] « personnellement exposé à risque ». Toutefois, lorsqu’elle est lue dans son ensemble, la décision appuie la position du défendeur selon laquelle l’agent a effectué une analyse des difficultés appropriée dans le cadre de l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[50] Cela dit, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la conclusion de l’agent concernant les conditions défavorables dans le pays était déraisonnable, car elle ne tenait pas compte d’éléments de preuve qui contredisaient sa conclusion, par exemple, concernant les actes de violence à l’égard des rapatriés. Le demandeur a fourni des éléments de preuve substantiels à cet égard, le principal étant le rapport de la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, intitulé Honduras : rapport de mission d’étude (février 2018) [le rapport de mission de la CISR]. Le rapport de mission de la CISR confirme que le Honduras est reconnu « comme l’un des pays les plus pauvres du monde » et aussi considéré « comme l’un des pays les plus violents parmi ceux qui ne sont pas en guerre ». Il montre que les gangs, tant locaux que transnationaux, « ont joué un rôle important dans la perpétration de crimes violents et ils ont commis des meurtres, des actes d’extorsion, des enlèvements et des actes de torture » et se sont livré au trafic de drogue dans tout le pays. Le rapport de mission de la CISR — et d’autres rapports versés au dossier — montrent également que les mesures visant à lutter contre ces crimes violents (notamment la police, le programme de protection des témoins et l’aide aux rapatriés) sont inefficaces en raison de la corruption et d’une multitude d’autres problèmes systémiques.

[51] Fait important, le rapport de mission de la CISR décrit ainsi les conséquences violentes du contrôle territorial exercé par les gangs :

[L]es territoires des gangs sont délimités par des frontières invisibles, et [...] les gangs sont bien renseignés sur les personnes qui franchissent ces frontières pour entrer dans leurs territoires. Quiconque traverse ces frontières, que ce soit volontairement ou par inadvertance, risque d’être tué. Malgré la présence de patrouilles policières le long de ces frontières invisibles, les personnes qui les traversent sans autorisation risquent de se faire tuer.

[52] Je conviens avec le demandeur qu’il ne saurait pas où se trouvent ces frontières invisibles, ayant vécu hors du Honduras pendant près d’une décennie, ce qui le mettrait ainsi en danger, de même que son épouse et ses enfants s’ils déménageaient dans ce pays avec lui.

[53] À la lumière des conclusions du rapport de mission de la CISR à elles seules, la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « le demandeur dispose d’un recours, si, à son retour au Honduras, il connaissait de graves problèmes avec des gangs criminels » est largement contredite par les éléments de preuve présentés dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ce qui rend déraisonnable l’analyse que l’agent a faite des difficultés auxquelles le demandeur serait exposé s’il retournait au Honduras.

V. Conclusion

[54] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[55] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4336-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4336-20

 

INTITULÉ :

RICARDO ANTONIO LOPEZ ALVAREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mary Jane Campigotto

Cabinet d’avocat Campigotto

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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