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Date : 20220207


Dossier : IMM-888-21

Référence : 2022 CF 147

Ottawa (Ontario), le 7 février 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MALKIT SINGH

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Monsieur Malkit Singh, est citoyen de l’Inde. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision [Décision] d’un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [Agent] rendue le 6 janvier 2021. La Décision rejetait la demande faite par M. Singh en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] afin d’obtenir le statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire. Cette disposition donne au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [Ministre] le pouvoir discrétionnaire de dispenser les ressortissants étrangers des exigences habituelles de la LIPR s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. À l’appui de sa demande d’ordre humanitaire, M. Singh avait fait valoir son degré d’établissement au Canada, les difficultés qu’il rencontrerait en Inde s’il devait y retourner, et l’intérêt supérieur de ses petits-enfants. Toutefois, l’Agent a déterminé qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour justifier la prise de mesures spéciales en faveur de M. Singh.

[2] M. Singh soutient que la Décision est déraisonnable. Il demande à la Cour de l’infirmer, et de renvoyer son dossier à un autre agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour une nouvelle détermination. Selon M. Singh, l’Agent aurait notamment erré dans l’évaluation de son intégration au Canada et il aurait ignoré la principale raison à l’appui de sa demande, soit le maintien de ses liens avec sa famille et ses petits-enfants au Canada.

[3] Pour les motifs qui suivent, je vais accueillir la demande de contrôle judiciaire de M. Singh. Compte tenu des conclusions de l’Agent, de la preuve qui a été présentée et du droit applicable, je ne suis pas persuadé que la Décision possède les qualités qui rendent le raisonnement logique et cohérent au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. En déterminant que les considérations d’ordre humanitaire avancées par M. Singh n’étaient pas suffisamment importantes pour le convaincre de faire entorse aux critères de la LIPR pour obtenir la résidence permanente au Canada, l’Agent a, à mon avis, passé outre le principal motif à la source de la demande d’ordre humanitaire de M. Singh, soit le maintien de ses liens familiaux avec ses petits-enfants au Canada. Au surplus, l’analyse effectuée par l’Agent n’a pas pris en compte les enseignements de la Cour suprême du Canada [CSC] concernant le traitement des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Ceci suffit à justifier l’intervention de cette Cour.

II. Contexte

A. Les faits

[4] M. Singh est âgé de 64 ans et est veuf depuis 2015. Il y a maintenant plus de 21 ans, il quitte l’Inde pour le Canada. Peu après son arrivée au Canada, en octobre 2001, il demande le statut de réfugié. Sa demande a alors pour fondement sa crainte alléguée de la police indienne, qui l’aurait accusé à l’époque d’appuyer des groupes militants en Inde. Sa demande d’asile échoue en décembre 2002, et cette Cour refuse alors la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de M. Singh, au stade de l’autorisation. M. Singh continue toutefois à vivre au Canada depuis.

[5] Suite à l’échec de sa demande d’asile, M. Singh multiplie les recours pour obtenir le statut de résident permanent au Canada. À quatre occasions (soit en 2005, en 2008, en 2016 et en 2019), il présente des demandes de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire. Il dépose aussi une demande d’examen des risques avant renvoi en 2012. Chaque fois, les autorités canadiennes d’immigration refusent les demandes de M. Singh, de même que les recours en reconsidération qu’il formule parfois dans la foulée de ces refus. Toutefois, année après année à compter d’au moins 2012, les autorités canadiennes renouvellent le permis de travailleur temporaire de M. Singh, pour des postes de travailleur saisonnier reliés au domaine agricole.

[6] Depuis le décès de son épouse en 2015, M. Singh vit seul dans la région de Montréal. Il travaille maintenant comme employé d’entrepôt pour une compagnie nommée « Associes Threads Inc. ». Les enfants et petits-enfants de M. Singh vivent tous aujourd’hui au Canada, en Alberta et en Ontario, avec un statut de citoyen canadien ou de résident permanent. M. Singh allègue ne plus avoir de famille en Inde, son épouse, sa mère et ses frères et sœurs étant tous décédés depuis son arrivée au Canada en 2001.

B. La Décision

[7] La Décision que M. Singh conteste dans la présente demande de contrôle judiciaire est le refus de sa quatrième demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire, logée en février 2019. L’Agent débute la Décision en rappelant que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR est un régime d’exception, et que l’usage de ce régime est uniquement approprié lorsqu’il est démontré que les prérequis habituels de la LIPR seraient inappropriés dans les circonstances. Le fardeau de démontrer que ce régime d’exception est justifié eu égard aux circonstances repose sur les épaules du demandeur.

[8] Dans la Décision, l’Agent analyse d’abord trois facteurs mis de l’avant par M. Singh au soutien de sa demande : i) son degré d’établissement au Canada; ii) les difficultés qu’il rencontrerait en Inde; et iii) l’intérêt supérieur de ses petits-enfants.

[9] Au niveau du degré d’établissement, l’Agent note que M. Singh a présentement un emploi, mais que sa situation financière est précaire, avec des avoirs nets négatifs. L’Agent reconnaît que les efforts de M. Singh au niveau de ses emplois sont positifs, mais observe que la preuve soumise par M. Singh ne permet pas de démontrer une situation d’emploi stable ou une bonne gestion financière de sa part. L’Agent relève également l’implication de M. Singh au sein de la communauté sikhe de Montréal et son bénévolat auprès de diverses institutions religieuses. L’Agent conclut que la preuve de M. Singh démontre qu’il possède un degré certain d’établissement au Canada, ce qui est un facteur positif. Toutefois, selon l’Agent, la preuve ne permet pas de déterminer que le degré d’établissement est tel que le renvoi de M. Singh créerait, à lui ou à son employeur, des difficultés démesurées méritant l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. L’Agent ajoute que l’établissement de M. Singh est plutôt typique de ce qu’on pourrait s’attendre d’une personne présente au Canada depuis tout le temps que M. Singh y réside.

[10] Sur les difficultés que M. Singh pourrait rencontrer à son retour en Inde, l’Agent concède que M. Singh, un homme de 64 ans ayant quitté son pays d’origine il y a plus de vingt ans, pourrait avoir de la difficulté à se trouver un emploi en Inde. Toutefois, l’Agent note que M. Singh a déjà occupé des emplois en Inde, et qu’il est familier avec la langue, la culture et les traditions de ce pays. De plus, l’Agent souligne que M. Singh a déjà servi dans les forces armées indiennes et que la preuve ne permet pas de démontrer qu’il ne serait pas admissible à une pension pour vétéran, alors qu’un tel programme existe. L’Agent observe par ailleurs que rien dans la preuve présentée par M. Singh ne permet de dire qu’il ait besoin d’assistance dans son quotidien. L’Agent conclut donc que M. Singh ne rencontrerait pas de difficultés démesurées advenant son retour en Inde.

[11] Le troisième facteur analysé par l’Agent est l’intérêt supérieur des petits-enfants de M. Singh. L’Agent souligne d’emblée que les agents d’immigration ont l’obligation d’être réceptifs, attentifs et sensibles à l'intérêt supérieur des enfants concernés par une demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Bien que M. Singh ait mis en preuve le fait qu’il ait cinq petits-enfants vivant au Canada, l’Agent souligne qu’aucun d’entre eux ne vit au Québec, que M. Singh ne voit pas ses enfants et petits-enfants sur une base quotidienne, et que la majorité de leurs contacts se font par le biais de communications à distance, au moyen d’outils technologiques. L’Agent conclut que M. Singh n’a pas présenté suffisamment de preuve permettant de démontrer que le renvoi en Inde aurait des conséquences négatives pour l’intérêt supérieur des petits-enfants, au point de justifier une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

[12] En guise d’épilogue à la Décision, l’Agent mentionne que M. Singh n’a pas, au fil des ans, tenté d’utiliser d’autres recours qui pourraient lui permettre de rester au Canada. Ainsi, M. Singh n’a pas considéré la voie du parrainage afin de devenir résident permanent du Canada, et n’a pas présenté de preuve à l’appui de sa prétention voulant que ce processus de parrainage crée des difficultés démesurées rendant l’option peu envisageable dans sa situation. L’Agent ajoute que, depuis le rejet de sa demande d’asile et tous les recours infructueux qu’il a tentés devant les autorités canadiennes d’immigration, M. Singh devait savoir que son renvoi en Inde était une possibilité.

[13] L’Agent conclut que, sur la base de son examen cumulatif des prétentions et de la preuve soumises par M. Singh, il n’y a pas lieu de lui octroyer une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

C. La norme de contrôle

[14] Les parties ne contestent pas que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’instance. La jurisprudence a d’ailleurs déjà établi que cette norme de contrôle régit le contrôle judiciaire d’une décision discrétionnaire portant sur une demande présentée en application du paragraphe 25(1) de la LIPR (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 44–45; Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 au para 21; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 757 aux para 24–25). De plus, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la CSC a établi une présomption à l’effet que, sauf exception, la norme de la décision raisonnable s’applique dans tous les cas de contrôle judiciaire du mérite d’une décision administrative (Vavilov au para 16).

[15] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant notamment Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74). Dans les cas où des motifs s’imposent, la décision doit être justifiable et le décideur administratif doit également, au moyen de ceux-ci, « justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87).

[16] L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit faire preuve de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable est une norme qui tire son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige donc des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov aux para 13, 46, 75).

III. Analyse

[17] Le Ministre soumet que la Décision est raisonnable à tous points de vue, et que M. Singh n’a pas fait la démonstration qu’il aurait des difficultés à s’établir en Inde et à rester en contact avec sa famille et ses petits-enfants au Canada s’il devait retourner dans son pays d’origine. Selon le Ministre, l’Agent a exposé ses raisons pour lesquelles il n’existait pas de considérations d’ordre humanitaire suffisantes pour accéder à la demande de M. Singh, et la Cour ne devrait pas intervenir dans l’appréciation de la preuve faite par l’Agent.

[18] Avec égards, je ne partage pas l’opinion du Ministre. Dans les circonstances particulières du présent dossier, je suis d’avis que la Décision est déraisonnable et ce, pour trois principales raisons. D’abord, au fil de ses motifs, l’Agent a occulté le principal facteur au cœur de la demande de M. Singh, soit le maintien de ses liens avec sa famille et ses petits-enfants au Canada. Ensuite, une lecture de la Décision ne me convainc pas que l’Agent s’est conformé aux enseignements de la CSC en ce qui a trait à l’approche que doivent maintenant épouser les décideurs administratifs dans leur appréciation des demandes d’ordre humanitaire. Enfin, le reproche que l’Agent fait à M. Singh quant à son défaut d’avoir exploré des voies alternatives pour obtenir la résidence permanente est déraisonnable dans un contexte où les autorités canadiennes d’immigration n’ont pris aucune mesure de renvoi contre M. Singh sur une période de plus de 20 ans et ont indirectement cautionné sa présence continue au Canada comme travailleur temporaire.

A. Le principal élément soulevé par M. Singh dans sa demande

[19] Il ressort clairement du dossier qui était devant l’Agent que la demande d’ordre humanitaire de M. Singh reposait d’abord et avant tout sur sa crainte de se voir séparé de sa famille et de ses petits-enfants, qui vivent tous au Canada. M. Singh avait notamment déposé des déclarations à l’effet qu’il était émotionnellement dépendant de ses enfants et petits-enfants au Canada, que ses petits-enfants comptaient sur sa présence, qu’il ne lui restait plus de famille en Inde (son épouse, sa mère et ses frères et sœurs étant décédés au fil des ans), et qu’il souhaitait contribuer à l’éducation culturelle de ses petits-enfants. Les lettres manuscrites de son fils et d’un de ses petits-enfants faisaient état du fait que M. Singh visitait les enfants de son fils toutes les deux semaines, qu’il était toujours là pour sa famille et qu’il communiquait avec eux tous les deux jours. La preuve révèle aussi que onze membres de la famille de M. Singh vivent au Canada, et possèdent tous soit la citoyenneté canadienne soit le statut de résident permanent. À l’inverse, M. Singh n’a plus aucune famille en Inde.

[20] Il est manifeste que ce souci de préserver les liens avec les membres de sa famille est le principal facteur qui anime toute la demande d’ordre humanitaire de M. Singh. Je conviens que certains des éléments de preuve fournis par M. Singh sont parfois avares de détails (comme, par exemple, l’unique lettre provenant d’un de ses petits-enfants), mais il ne fait aucun doute que la question clé soulevée par M. Singh devant le décideur administratif tournait autour de la préservation de ces liens familiaux. Or, à mon avis, les motifs de l’Agent laissent l’impression que cet élément fondamental du dossier de M. Singh a été occulté et minimisé dans l’analyse et est loin d’avoir reçu l’attention qu’il aurait dû mériter.

[21] Comme l’a correctement mentionné l’avocate de M. Singh lors de l’audience devant la Cour, la CSC a bien établi, dans l’arrêt Vavilov, que le défaut d’un décideur administratif d’étudier valablement les « questions clés » ou arguments principaux d’une partie dans le cadre de ses motifs peut mettre en doute le caractère raisonnable de sa décision : « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov au para 128). Les principes de la justification et de la transparence exigent en effet que les motifs d’un décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Dans le même esprit, ne pas tenir compte d’éléments de preuve qui « contredisent carrément » les conclusions de faits d’un décideur administratif peut indiquer que l’examen des questions clés du dossier est déraisonnable (Alsaloussi c Canada (Procureur général), 2020 CF 364 aux para 63–64).

[22] Cette notion de « question clé » établit que les motifs d’une décision doivent permettre aux parties de comprendre la position du décideur administratif sur les questions soulevées dans l’affaire, et ceci exige du décideur administratif de ne pas simplement résumer les arguments ou reproduire des phrases standard (Gomes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 506 au para 61, citant Galusic c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 223 au para 42). Les questions clés englobent ce qui constitue l’élément essentiel ou substantiel des soumissions d’une partie, ce qui forme en fait le fondement sur lequel un demandeur ancre son recours. Dans Alexion Pharmaceuticals Inc v Canada (Attorney General), 2021 FCA 157 [Alexion], la Cour d’appel fédérale a énoncé ainsi la définition de la notion de « questions clé »: “In making its decision, the Board must ensure that a reasoned explanation is discernable on the key issues—the issues on which the case will turn and the issues of prime importance raised in the parties’ submissions [Traduction] « En rendant sa décision, le Conseil d’examen doit s’assurer qu’une explication valable peut être discernée sur les questions clés – les questions qui détermineront l’issue de l’affaire et les questions de première importance soulevées dans les prétentions des parties » [Soulignements ajoutés.] (Alexion au para 70).

[23] Les points critiques d’une décision administrative sont déterminés, en partie du moins, par les questions clés et les arguments soulevés par les parties et, lorsqu’un décideur administratif passe outre ou fait défaut de considérer adéquatement ces éléments, cela peut suffire à faire basculer la décision (Vavilov aux para 102–103, 127–128; Alexion au para 13).

[24] C’est hélas le cas ici. En effet, suite à ma lecture de la Décision, je dois conclure que l’Agent n’a pas porté l’attention qui s’imposait aux considérations d’ordre humanitaire soulevées par M. Singh relativement à sa famille au Canada, incluant ses petits-enfants. Ce faisant, l’Agent n’a pas suffisamment justifié, dans ses motifs, les raisons pour lesquelles cette « question clé » mise de l’avant par M. Singh devait être écartée dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire en jeu dans cette affaire. Je ne dis pas que le décideur administratif a complètement ignoré la présence de la famille de M. Singh au Canada ou la question de l’intérêt supérieur des enfants touchés dans son analyse de la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Je reconnais aussi, comme l’a souligné le Ministre, que c’est au demandeur qu’incombe le devoir d’appuyer ses prétentions voulant que son départ du Canada aille à l’encontre du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. En l’absence de preuve à l’appui d’une allégation, un agent est en droit de conclure que celle-ci n’est pas fondée (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 38 au para 5). Cependant, compte tenu de la place centrale qu’occupaient les liens familiaux que M. Singh voulait préserver au Canada dans sa demande d’ordre humanitaire, les motifs de l’Agent ne satisfont pas les exigences de l’arrêt Vavilov en matière de justification et de traitement de la question clé au cœur de la demande de M. Singh.

[25] J’ajoute que, selon la preuve au dossier, il était inexact de dire, comme l’a fait l’Agent dans la Décision, que la majorité des contacts entre M. Singh et ses petits-enfants se faisaient via des outils de technologie de l’information. En effet, la preuve non contredite est à l’effet que M. Singh visitait les enfants de son fils aux deux semaines. Je ne conteste pas qu’un décideur n’est pas tenu de faire référence aux moindres détails qui étayent sa conclusion, ou à chacun des éléments de preuve versés dans le dossier. Cependant, un décideur administratif ne peut pas faire abstraction d’une preuve contradictoire sur un élément clé présenté devant lui (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (CF) (QL) [Cepeda‑Gutierrez] aux para 16–17). Certes, il est présumé qu’un décideur a soupesé et examiné la totalité des éléments de preuve qui lui ont été présentés, à moins d’une preuve contraire (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL) au para 1). Toutefois, quand un décideur administratif passe sous silence une preuve qui contredit carrément les conclusions de fait qu’il a tirées sur un point central de sa décision, la Cour peut intervenir et inférer que ce décideur n’a pas tenu compte de la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion (Ozdemir c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CAF 331 aux para 9–10; Cepeda‑Gutierrez au para 17). C’est le cas ici.

B. L’approche de l’Agent était fondée sur les difficultés

[26] Par ailleurs, je suis également d’avis que, de façon plus générale, l’approche retenue par l’Agent dans la Décision n’a pas suivi les enseignements de la CSC articulés dans l’affaire Kanthasamy. En effet, au lieu de s’attarder à l’ensemble des circonstances, l’Agent a plutôt axé son analyse sur les « difficultés » auxquelles M. Singh allait faire face, employant ce terme une dizaine de fois dans la Décision. Ainsi, l’Agent débute la Décision en indiquant que son travail consiste à considérer “the extent to which the applicant, given his particular circumstances, would face hardship if he had to leave Canada in order to apply for permanent residence abroad” [Traduction] « la mesure dans laquelle le demandeur, compte tenu de ses circonstances particulières, serait confronté à des difficultés s’il devait quitter le Canada afin de demander la résidence permanente à l’étranger » [Soulignements ajoutés.]. Tant le degré d’établissement au Canada de M. Singh que les circonstances advenant son retour en Inde sont analysés d’abord et avant tout sous l’angle des difficultés.

[27] Or, dans l’arrêt Kanthasamy, la CSC a retenu une approche ancrée sur les objectifs d’équité qui sous-tendent le paragraphe 25(1) de la LIPR autorisant le Ministre à accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy au para 33). La CSC y a précisé le critère juridique que les représentants du Ministre doivent utiliser pour évaluer les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Ainsi, la CSC a établi que la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 [Chirwa] avait énoncé un principe directeur important, qui doit dorénavant régir l’évaluation des demandes fondées sur des considérations humanitaires : « la série de dispositions ‘d’ordre humanitaire’ formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration [a] un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont ‘de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne’» (Kanthasamy au para 21, référant à Chirwa à la p 364).

[28] Ainsi, il ne suffit plus d’examiner les considérations d’ordre humanitaire selon l’unique perspective des difficultés, et les agents d’immigration ne doivent plus utiliser les termes « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » de manière à limiter leur capacité d’examiner toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans une affaire précise (Kanthasamy aux para 25, 33). Une cour de révision doit donc être convaincue que l’approche identifiée dans l’arrêt Kanthasamy se dégage des motifs du décideur administratif et que, dans son analyse, le décideur a adéquatement tenu compte non seulement des difficultés, mais aussi de toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes au sens large (Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187 aux para 31–33).

[29] Certes, ce n’est pas parce que les agents d’immigration doivent tenter de « soulager les malheurs » d’un demandeur qu’ils doivent automatiquement faire droit à une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Les termes utilisés dans les décisions Chirwa/Kanthasamy ne commandent pas un résultat donné. L’approche appelle plutôt un certain état d’esprit et une certaine disposition de la part des agents d’immigration, et elle leur impose une certaine voie à suivre dans leur analyse de la preuve de façon à refléter l’objectif des dispositions relatives aux considérations d’ordre humanitaire. Les agents d’immigration conservent toutefois leur pouvoir discrétionnaire d’évaluer la preuve, en utilisant l’expertise spécialisée qu’ils possèdent dans le domaine de l’immigration. Autrement dit, l’approche adoptée dans les décisions Chirwa/Kanthasamy à l’égard des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire établit le chemin qui doit être emprunté dans l’analyse, sans toutefois prescrire le résultat auquel les décideurs peuvent ultimement parvenir.

[30] Après avoir analysé les motifs de l’Agent, je ne suis pas convaincu que la Décision respecte l’approche élaborée dans Kanthasamy et Chirwa. Je conclus au contraire que l’Agent a examiné l’affaire sous l’angle plus limité des difficultés et qu’il s’est engagé dans cette voie étroite que les agents d’immigration sont maintenant tenus d’éviter. Au lieu d’adopter l’approche holistique énoncée par la CSC dans l’arrêt Kanthasamy, l’Agent, à mon avis, n’a pas fait preuve de compassion et de sensibilité à l’égard des malheurs de M. Singh et a omis de soupeser l’ensemble des facteurs particuliers reliés à sa situation, et notamment les considérations primordiales d’ordre familial que M. Singh a fait valoir. En d’autres termes, je ne suis pas persuadé que les motifs de l’Agent et son analyse des considérations d’ordre humanitaire répondent au critère et reflètent le comportement d’une personne sensible et attentive aux malheurs des autres ou animée par le désir de les soulager. Pour faire une application raisonnable des enseignements de l’arrêt Kanthasamy, l’Agent devait évaluer la situation personnelle de M. Singh avec attention ainsi que toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. C’est ce que l’Agent n’a pas fait adéquatement dans les circonstances particulières du présent dossier.

[31] En arrivant à cette conclusion, je ne minimise pas le principe voulant que le paragraphe 25(1) de la LIPR et la dispense pour motifs d’ordre humanitaire demeure une mesure d’exception au fonctionnement habituel de la LIPR, discrétionnaire par surcroît (Kanthasamy aux para 19, 23; Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 15). Cette dispense ne s’inscrit pas dans les catégories d’immigration normales ni dans les régimes de protection des réfugiés qui permettent aux ressortissants étrangers de venir s’installer au Canada en permanence, mais elle fait plutôt office de soupape de sécurité pour les cas exceptionnels. Si les agents d’immigration doivent désormais éviter d’évaluer les facteurs d’ordre humanitaire sous l’angle étroit des difficultés, les cours de révision doivent toujours, de leur côté, examiner les conclusions du décideur administratif sous l’angle du caractère raisonnable et de la retenue, avec une attention respectueuse aux motifs du décideur. Cette retenue judiciaire impose aux cours de révision de centrer leur attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elles seraient elles-mêmes parvenues si elles s’étaient trouvées dans les souliers du décideur.

[32] Ici, c’est la justification de la Décision et le traitement de la question clé mise de l’avant par M. Singh qui, selon moi, font défaut. M. Singh n’avait pas droit à un certain résultat concernant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais il avait droit à un certain processus, et il avait le droit de voir sa demande traitée dans l’optique établie dans l’arrêt Kanthasamy. C’est ce qu’il n’a pas obtenu dans la Décision de l’Agent. Les passages de la décision relative aux circonstances d’ordre humanitaire traitant de l’établissement de M. Singh au Canada, des difficultés de son retour en Inde ou de l’intérêt supérieur de ses petits-enfants illustrent ces manquements de l’Agent.

C. La question des avenues alternatives ouvertes à M. Singh

[33] Je considère enfin que, dans les circonstances propres à M. Singh, les remarques de l’Agent à l’effet que M. Singh aurait pu ou aurait dû prévoir son retour éventuel en Inde, et le reproche corollaire qu’il lui fait de ne pas avoir utilisé la voie du parrainage afin de devenir résident permanent du Canada, étaient déraisonnables. Tel que mentionné plus tôt, la considération d’une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR exige que l’agent d’immigration qui la révise tienne compte de toutes les circonstances. Or, je vois mal comment l’Agent pouvait raisonnablement conclure que M. Singh aurait pu prévoir son retour en Inde en raison de l’échec de ses nombreuses procédures afin d’obtenir le statut de résident permanent au Canada, dans un contexte où, pendant plus de 20 ans, les autorités canadiennes d’immigration n’ont amorcé aucune procédure de renvoi à son égard, malgré ses demandes répétées infructueuses de résidence permanente.

[34] Avant de formuler la demande qui a débouché sur la Décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire. M. Singh, je le rappelle, avait reçu pas moins de cinq décisions négatives des autorités canadiennes d’immigration, suite à une demande d’asile, trois demandes antérieures pour des motifs d’ordre humanitaire et une demande d’examen des risques avant renvoi. Pendant toute cette période, jamais les autorités canadiennes n’ont avisé M. Singh d’un renvoi imminent. Tout au contraire, M. Singh a vu ses quatre demandes de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire être tour à tour traitées et considérées comme si de rien n’était. De plus, M. Singh a vu son permis de travailleur temporaire être renouvelé et prolongé pas moins de 11 fois. Comme l’a reconnu l’avocate du Ministre lors de l’audience devant la Cour, la situation de M. Singh était pour le moins inhabituelle. Certes, cette situation inhabituelle ne conférait pas à M. Singh un droit plus élevé à obtenir la résidence permanente au Canada. Mais le caractère inhabituel de la situation de M. Singh appelait à tout le moins une approche tout aussi « inhabituelle » de la part de l’Agent, attentive au cas particulier de M. Singh. L’Agent ne pouvait pas raisonnablement se retrancher derrière le principe général voulant qu’un demandeur d’asile ou de statut de résident permanent débouté doive prévoir ou être prêt à son retour éventuel dans son pays d’origine. Dans le cas de M. Singh, il est demeuré au Canada avec l’aval au moins indirect des autorités canadiennes, qui lui ont octroyé des permis de travailleur temporaire et l’ont laissé multiplier des demandes pour des considérations d’ordre humanitaire sans que les refus répétés essuyés par M. Singh n’engrangent quelque conséquence que ce soit.

[35] Je ne vois pas comment, dans de telles circonstances, il pouvait être raisonnable pour l’Agent de retenir, contre M. Singh, le fait que celui-ci aurait dû savoir et aurait dû se préparer à son renvoi éventuel vers l’Inde, ou qu’il aurait dû explorer d’autres avenues comme le parrainage, afin de mitiger les difficultés qu’un retour dans son pays d’origine pourrait créer. À mon avis, il y avait bel et bien ici des « circonstances indépendantes de la volonté » de M. Singh, contrairement à ce que l’Agent a conclu. Je ne dis pas que le défaut des autorités canadiennes d’immigration d’agir avec plus de diligence suite aux refus répétés des demandes de M. Singh est tel qu’il a créé une « expectative légitime » de pouvoir rester au Canada pour M. Singh. Mais, dans les circonstances, il n’était assurément pas raisonnable pour l’Agent, dans son évaluation des facteurs d’ordre humanitaire, de soulever le fait que M. Singh aurait pu prendre des mesures afin de minimiser les difficultés qu’il pourrait rencontrer en raison de son départ du Canada et de son retour en Inde. Nous sommes ici bien loin des situations, fréquemment relevées dans la jurisprudence, où un agent d’immigration observe que des facteurs comme l’établissement au Canada ne devraient pas avoir beaucoup de poids dans l’analyse de considérations d’ordre humanitaire, lorsque cet établissement a comme origine le non-respect des lois canadiennes d’immigration ou une décision d’un demandeur de rester volontairement au pays sans aucun statut, sans aucun aval des autorités canadiennes et pour des raisons qui ne sont pas indépendantes de sa volonté.

IV. Conclusion

[36] Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Singh est accueillie. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de questions à certifier. Je suis d’accord qu’il n’y a pas matière à le faire en l’espèce.


JUGEMENT au dossier IMM-888-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision de l’agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada rendue le 6 janvier 2021, rejetant la demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire de M. Malkit Singh, est annulée.

  3. La demande de M. Malkit Singh est retournée à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour qu’elle soit considérée à nouveau par un nouvel agent, sur la base des présents motifs.

  4. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-888-21

 

INTITULÉ :

MALKIT SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 DÉCEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Meryam Haddad

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Suzanne Trudel

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Meryam Haddad, Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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