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Date : 20220208


Dossier : IMM-2507-20

Référence : 2022 CF 163

TRADUCTION FRANÇAISE

Ottawa (Ontario), le 8 février 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

MAHESWARALINGAM SUBRAMANIAM

MERYLUCIA MAHESWARALINGAM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 12 mars 2021 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] selon laquelle les demandeurs n’avaient pas de crainte fondée de persécution et n’avaient donc pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[2] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Le contexte

[3] Les demandeurs, des époux âgés, sont citoyens du Sri Lanka. Pendant la guerre civile, qui a fait rage dans le pays jusqu’en 2009, les demandeurs vivaient dans une zone contrôlée par les Tigres libérateurs de l’Eelam Tamoul [les TLET]. Le demandeur principal affirme qu’il n’était pas membre des TLET, mais qu’il avait été [traduction] « forcé de prendre part aux activités des TLET et de coopérer avec eux ».

[4] Les demandeurs soutiennent qu’ils craignent de retourner au Sri Lanka parce qu’ils sont des Tamouls du Nord, qu’ils retourneraient au pays en tant que réfugiés déboutés et que leur gendre a des liens avec les TLET. Leur gendre avait déjà travaillé comme journaliste pour un journal tamoul et pour une station de radio pro-TLET. En outre, celui-ci a l’intention de dénoncer les violations des droits de la personne commises au Sri Lanka pendant qu’il se trouve au Royaume-Uni, où il a actuellement le statut de personne protégée. Avant de vivre au Royaume-Uni, le gendre et la fille des demandeurs séjournaient parfois avec ceux-ci dans leur maison au Sri Lanka.

[5] Entre 2010 et 2012, les autorités sri-lankaises ont interrogé les demandeurs et leur gendre. Entre 2014 et 2017, après le départ de leur gendre, les deux demandeurs ont été interrogés à deux ou trois autres reprises sur les allées et venues de leur gendre.

[6] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 24 janvier 2017. Le 5 novembre 2017, pendant qu’ils se trouvaient au Canada, le Parti démocratique populaire de l’Eelam [l’EPDP] et l’armée se sont rendus à leur domicile. Cette visite a eu lieu au cours du Mois des martyrs, pendant lequel il est courant que les autorités recherchent les Tamouls qui étaient présents durant la guerre. Les autorités ont demandé au frère du demandeur principal, qui s’occupait alors des biens du couple, où se trouvaient les demandeurs et leur gendre. Il leur a répondu qu’ils se trouvaient au Canada et au Royaume-Uni. Les demandeurs ont ensuite présenté une demande d’asile, en décembre 2017.

III. La décision de la SPR

[7] La SPR, en rejetant la demande d’asile des demandeurs, a conclu que le demandeur principal n’était pas crédible et qu’il n’y avait aucun élément de preuve convaincant à l’appui de l’allégation selon laquelle l’armée ou les services du renseignement s’intéressaient aux demandeurs.

[8] En ce qui concerne la crédibilité, la SPR a tiré un certain nombre d’inférences défavorables fondées sur ce qui suit :

  • le demandeur principal avait omis de mentionner, dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], que la visite des autorités le 5 novembre 2017 était une visite courante en raison du Jour des martyrs;

  • les demandeurs n’avaient pas produit d’articles rédigés par leur gendre, qui auraient pu être obtenus assez facilement;

  • les cartes de presse appartenant au gendre des demandeurs ne semblaient pas authentiques;

  • la crainte qu’avait le demandeur principal d’être victime d’extorsion (parce que ses enfants vivaient à l’étranger depuis au moins 2014) n’avait pas été soulevée dans son formulaire FDA;

  • les demandeurs étaient entrés au Canada en janvier 2017, mais n’avaient présenté leur demande d’asile qu’en décembre 2017.

[9] Compte tenu de ces inférences défavorables, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour corroborer les craintes des demandeurs. Elle a aussi conclu que les demandeurs n’avaient eu aucune difficulté à obtenir des visas pour venir au Canada, qu’ils avaient quitté le Sri Lanka au moyen de leurs propres passeports et visas, et qu’ils n’avaient eu aucune difficulté à recevoir un courriel du frère du demandeur principal.

[10] De plus, après avoir examiné un rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies [le rapport du CDHNU] sur la situation au Sri Lanka, la SPR a conclu que la situation s’améliorait et que les mesures de protection du CDHNU étaient mises en place pour les rapatriés tamouls.

IV. La décision de la SAR

[11] La SAR a rejeté l’appel des demandeurs après avoir conclu que ceux-ci n’avaient pas de crainte fondée de persécution. Devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation de leur crédibilité et du bien-fondé de leur crainte de persécution. La SAR a présumé que le récit des demandeurs concernant le travail du gendre en tant que journaliste était crédible.

[12] Premièrement, la SAR s’est penchée sur les interrogatoires qui s’étaient produits alors que les demandeurs étaient toujours au Sri Lanka. Elle a mentionné que le témoignage du demandeur principal au sujet de ces événements était vague et incohérent, mais elle a présumé que ces événements s’étaient bel et bien produits. Elle a souligné que le demandeur principal n’avait jamais été maltraité, torturé, ni blessé. En 2010 et 2012, le demandeur principal n’avait été interrogé qu’au sujet de son gendre et de ses propres liens avec les TLET, mais il avait ensuite pu partir. Entre 2014 et 2017, les autorités étaient seulement venues se renseigner sur les allées et venues de leur gendre avant de repartir.

[13] Ensuite, la SAR s’est penchée sur la visite des autorités au domicile des demandeurs le 5 novembre 2017. La lettre du frère du demandeur principal, examinée en tenant compte des interrogatoires antérieurs et de la nature et du schéma des visites passées, n’établissait pas l’existence d’une possibilité sérieuse ou d’un risque de persécution pour les demandeurs. Elle indiquait seulement que les autorités avaient posé des questions sur les allées et venues des demandeurs et que cela s’était produit lors de la Journée des martyrs, journée au cours de laquelle il est courant pour les autorités de rendre visite aux Tamouls.

[14] La SAR a ensuite examiné le profil résiduel des demandeurs. Elle a conclu que la SPR avait commis une erreur en tenant compte du rapport du CDHNU, étant donné qu’il portait précisément sur les rapatriés tamouls en provenance de l’Inde. Elle a reclassé les demandeurs comme étant « des Tamouls du Nord qui retourneraient dans leur pays comme réfugiés déboutés et qui ont un lien avec un gendre qui travaille dans les médias ».

[15] La SAR a examiné chaque aspect du profil des demandeurs, en commençant par leur potentiel statut de réfugiés déboutés. Elle a souligné que les réfugiés déboutés les plus susceptibles d’être victimes de mauvais traitements correspondaient « aux personnes ayant des liens passés, présumés ou réels avec les TLET, aux personnes qui critiqu[aient] le gouvernement, aux personnes s’opposant au gouvernement de façon importante sur les plans politique ou militaire, et aux personnes engagées activement dans des fonctions et des organisations ou des groupes interdits de la diaspora tamoule ». Elle a conclu que les demandeurs ne correspondaient pas à ces profils et qu’ils ne couraient aucun risque en tant que réfugiés déboutés.

[16] Selon la SAR, les faits suivants indiquaient que les demandeurs n’étaient pas soupçonnés d’avoir de véritables liens avec les TLET :

  • Ils n’avaient jamais été membres des TLET; ils avaient seulement été forcés de coopérer.

  • Après avoir été interrogé en 2010 et en 2012 au sujet de ses propres liens avec les TLET, le demandeur principal n’avait pas été détenu pendant une période donnée, il n’avait pas été blessé, torturé, obligé de payer une amende pour sa mise en liberté, ni assujetti à une obligation de se présenter.

  • Les questions posées après 2012 portaient sur le gendre, et non sur le demandeur principal lui-même.

  • De l’aveu des demandeurs eux-mêmes, ils ne figureraient pas sur la « liste d’exclusion » ou la « liste de surveillance ».

[17] Par la suite, la SAR a examiné le profil des demandeurs en tant que Tamouls du Nord. Elle a admis qu’il y avait toujours une présence militaire dans le Nord et que les Tamouls faisaient parfois l’objet d’arrestations arbitraires. Elle a toutefois souligné que les personnes principalement visées étaient les hommes tamouls jeunes et d’âge moyen, ainsi que ceux qui se livraient ou s’étaient déjà livrés à des activités jugées menaçantes pour l’État

[18] Bien que la SAR ait admis que le gendre des demandeurs était un membre des médias, la preuve n’établissait pas qu’il entretenait des liens quelconques avec les TLET. La SAR a toutefois souligné que même si le gendre avait des liens avec les TLET, les antécédents des demandeurs avec les autorités n’indiquaient pas qu’ils étaient eux-mêmes des personnes d’intérêt.

[19] Enfin, la SAR a examiné la crainte qu’avaient les demandeurs d’être victimes d’extorsion et elle a conclu qu’il s’agissait d’une crainte hypothétique puisque leurs enfants avaient quitté le Sri Lanka des années avant 2017 et que les autorités n’avaient jamais exigé d’argent.

V. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[20] Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La SAR a-t-elle porté atteinte au droit des demandeurs à l’équité procédurale en ne répondant pas aux arguments quant à la crédibilité soulevés en appel?

  2. La décision de la SAR était-elle raisonnable?

[21] Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Oleynik c Canada (Procureur général), 2020 CAF 5 au para 39).

[22] Le fond de la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable parce qu’aucune des exceptions énoncées aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], n’est présente en l’espèce. Un contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable exige que la cour apprécie l’intelligibilité, la transparence et la justification de la décision et qu’elle évalue si la décision « est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Si les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si celle-ci fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, alors la décision est raisonnable (Vavilov, aux para 85-86). Au moment d’effectuer un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir dûment compte du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87).

VI. Les positions des parties

A. La SAR a-t-elle porté atteinte au droit à l’équité procédurale des demandeurs?

(1) La position des demandeurs

[23] Les demandeurs avaient présenté à la SAR des observations concernant les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR. Ils soutiennent que la SAR a, à tort, omis d’examiner ces observations et qu’elle a plutôt « présum[é], sans trancher la question, que les allégations concernant le travail du gendre et le départ des appelants du Sri Lanka [étaient] vraies ». Ils font valoir que les conclusions quant à la crédibilité portaient sur la question de savoir s’ils avaient une crainte subjective de persécution et, en fin de compte, si une crainte fondée de persécution avait été établie. Selon eux, le fait que la SAR n’ait pas tenu compte de leurs observations quant à la crédibilité rend les motifs de celle-ci lacunaires et constitue, par conséquent, une violation de leur droit à l’équité procédurale.

(2) La position du défendeur

[24] Le défendeur soutient que les observations des demandeurs au sujet de la crédibilité et de l’équité procédurale sont sans fondement. Aux fins de son analyse, la SAR a admis les allégations factuelles des demandeurs. Elle a néanmoins conclu que ceux-ci n’avaient pas établi une crainte fondée de persécution. Elle n’a pas porté atteinte au droit des demandeurs à l’équité procédurale en concluant que la crédibilité n’était pas une question déterminante.

B. La décision de la SAR était-elle raisonnable?

(1) La position des demandeurs

a) Les interrogatoires au Sri Lanka

[25] Il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les interrogatoires des autorités sri-lankaises ne constituaient pas de la persécution simplement parce que les demandeurs n’avaient subi « aucun préjudice ». Les demandeurs soutiennent que les interrogatoires et les visites passés des autorités équivalaient à [traduction] « de la discrimination et du harcèlement à [leur] encontre en raison de leur origine ethnique et de leurs opinions politiques présumées ». Des interrogatoires peuvent, à eux seuls, équivaloir à de la persécution dans certaines circonstances, et une décision peut être déraisonnable en l’absence d’analyse des raisons pour lesquelles il a été jugé qu’un interrogatoire n’équivalait qu’à du harcèlement et non à de la persécution.

b) L’incident du 5 novembre 2017

[26] La visite du 5 novembre 2017 était une visite courante, mais cela ne signifie pas qu’une [traduction] « politique d’interrogatoire » ne constitue pas de la persécution (Singh c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CFPI 238 [Singh] au para 11; Aire c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 41 au para 10). De même, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que la visite était normale simplement parce qu’elle avait lieu chaque année.

[27] De plus, la SAR a commis une erreur dans son évaluation et son traitement de la lettre présentée par le frère du demandeur principal au sujet de cette visite. Premièrement, la SAR aurait dû tenir compte de la situation globale des Tamouls du Nord au moment de décider du poids à accorder à la lettre. Par ailleurs, la lettre n’aurait pas dû être écartée parce qu’elle avait été présentée par un membre de la famille. La SAR aurait dû expliquer les raisons pour lesquelles elle avait écarté la lettre.

c) La crainte prospective fondée sur le profil résiduel

[28] Les demandeurs soutiennent que la SAR aurait dû examiner leur profil de façon cumulative puisqu’il établissait leurs liens présumés avec les TLET :

  • leurs enfants avaient obtenu le statut de réfugiés dans d’autres pays;

  • ils avaient déjà été ciblés par les autorités;

  • leur gendre était journaliste pour un média pro-TLET;

  • ils faisaient partie de la diaspora tamoule à l’étranger;

  • si leur demande d’asile était rejetée, ils retourneraient au Sri Lanka en tant que réfugiés déboutés.

[29] De plus, c’était une erreur de comparer le profil des demandeurs à celui d’autres personnes (par exemple, les personnes qui ont des liens avec les TLET et celles qui prennent part à des activités pro-TLET à l’extérieur du Sri Lanka). La SAR a déraisonnablement conclu que les demandeurs seraient exposés à un risque relativement faible et qu’ils ne répondaient donc pas aux critères nécessaires pour obtenir le statut de réfugiés. Il était aussi déraisonnable pour la SAR de conclure que les demandeurs n’étaient pas des personnes d’intérêt parce qu’ils n’avaient jamais subi de préjudices physiques et qu’ils avaient pu quitter le pays au moyen de leurs propres passeports.

[30] En ce qui concerne leur gendre, les demandeurs soutiennent que la SAR a admis leurs allégations selon lesquelles il travaillait dans les médias et pour une station de radio pro-TLET. La SAR a commis une erreur en n’évaluant pas l’incidence de ces faits sur le risque de persécution auquel étaient exposés les demandeurs et, si elle devait rejeter ces éléments de preuve, elle n’a pas expliqué pour quelles raisons.

[31] Les demandeurs soutiennent aussi que la SAR a commis une erreur en supposant qu’ils étaient exposés à un risque réduit parce que la situation au Sri Lanka s’améliorait de façon générale. La SAR aurait dû examiner la preuve documentaire récente qui démontrait que la situation s’était en fait détériorée. Elle a procédé à un examen sélectif de la preuve de façon à donner l’impression que la situation s’améliorait.

(2) La position du défendeur

a) Les interrogatoires au Sri Lanka

[32] La SAR a raisonnablement conclu que les interrogatoires au Sri Lanka ne donnaient pas lieu à une crainte fondée. Elle a admis la crainte subjective prospective qu’avait suscitée chez les demandeurs la visite de novembre 2017. Elle a ensuite examiné le profil résiduel des demandeurs pour évaluer le fondement objectif de cette crainte prospective.

[33] Contrairement aux observations des demandeurs, la SAR a admis que le gendre avait déjà travaillé pour un journal tamoul et pour une station de radio pro-TLET, et qu’il avait obtenu le statut de personne protégée au Royaume-Uni. De même, la SAR a admis que les demandeurs avaient été interrogés à plusieurs reprises au Sri Lanka. Toutefois, elle a raisonnablement conclu que ces interrogatoires n’équivalaient pas à de la persécution. À l’appui de cette conclusion, la SAR a souligné ce qui suit : les autorités sri-lankaises n’avaient pas imposé d’amende aux demandeurs et ne les avaient pas blessés ni menacés lors des interrogatoires; les demandeurs n’avaient commencé à avoir peur qu’au moment de la visite du 5 novembre 2017; ils avaient attendu jusqu’en décembre 2017 pour demander l’asile; ils ne figuraient pas sur une liste d’exclusion ou de surveillance du gouvernement; et ils avaient été en mesure de quitter le pays au moyen de leurs propres passeports. Par conséquent, il était raisonnable de conclure que, depuis le départ du gendre du Sri Lanka en 2014, même si les autorités posaient des questions à l’occasion, le demandeur principal « n’était pas perçu comme quelqu’un ayant un lien véritable avec [les TLET], compte tenu surtout du temps qui s’[était] écoulé sans autres incidents personnels non liés à son gendre ».

b) L’incident du 5 novembre 2017

[34] Il était raisonnable pour la SAR de conclure que la visite du 5 novembre 2017 et la lettre du frère du demandeur principal n’établissaient pas l’existence d’une crainte fondée de persécution. Les demandeurs affirment ne pas avoir fait mention des recherches menées lors de la Journée des martyrs dans leur formulaire FDA ou avant leur témoignage, puisque ces recherches étaient courantes. Pourtant, ils soutiennent que ce sont ces recherches qui les ont incités à présenter une demande d’asile.

[35] Le défendeur fait valoir que la SAR a, à juste titre, tenu compte de cette visite ainsi que des autres visites des autorités. Ce faisant, il était raisonnable pour la SAR de tenir compte de la « situation particulière [des demandeurs], y compris l’absence de persécution antérieure » (El Assadi Kamal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 543 au para 11). Pris en compte de façon cumulative, ces interrogatoires antérieurs, même s’ils pouvaient être considérés comme discriminatoires, n’équivalaient pas à de la persécution (IIfeanyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 419 au para 20; Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689).

c) La crainte prospective fondée sur le profil résiduel

[36] Pour évaluer le fondement objectif d’une crainte prospective, la SAR a, à juste titre, examiné le profil des demandeurs en tant que réfugiés déboutés dont le gendre a des liens avec les TLET et travaille dans les médias. En évaluant la preuve documentaire, la SAR a conclu que le profil des demandeurs ne correspondait pas à celui de réfugiés déboutés qui seraient exposés à davantage qu’une simple possibilité de persécution à leur retour. Cette conclusion était raisonnable puisque la SAR a précisé les profils des personnes exposées à des risques (c’est-à-dire les jeunes hommes tamouls, les personnes ayant des liens présumés avec les TLET, etc.) et qu’elle a expliqué les raisons pour lesquelles, à son avis, les demandeurs ne correspondaient pas à ces profils.

VII. Analyse

A. La SAR a-t-elle porté atteinte au droit à l’équité procédurale des demandeurs?

[37] Les demandeurs soutiennent que les motifs de la SAR sont lacunaires et qu’ils portent atteinte à leur droit à l’équité procédurale parce que la SAR n’a pas abordé leurs observations concernant les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR. Ils n’ont présenté aucune jurisprudence à l’appui de leur position. Ils citent diverses décisions pour étayer l’affirmation selon laquelle il incombe à la SAR de tenir une nouvelle audience et d’analyser adéquatement la preuve dont elle dispose (Jeyakumar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 124 aux para 22-27; Fodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 218 aux para 67-70; Jeyaseelan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 278 aux para 19, 21). De tels arguments portent sur le fond de la décision, et non sur l’équité procédurale.

[38] La SAR a conclu qu’elle n’avait pas à évaluer la crédibilité des demandeurs pour statuer sur leurs demandes d’asile. Elle a plutôt présumé que les allégations factuelles des demandeurs étaient vraies :

[...] pour les besoins de l’analyse de la crainte fondée, je présume, sans trancher la question, que les allégations concernant le travail du gendre et le départ des appelants du Sri Lanka sont vraies. Ainsi, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’aborder les autres arguments soulevés dans le mémoire qui ont trait à la crédibilité, car ils ne sont pas déterminants eu égard à l’appel et n’ont pas d’incidence sur la décision.

[Non souligné dans l’original.]

[39] Même si la SAR avait examiné et admis tous les arguments des demandeurs concernant la crédibilité, le résultat aurait été le même pour eux. Autrement dit, les demandeurs n’auraient rien eu à gagner si la SAR avait tenu compte de leurs observations au sujet des conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR.

[40] Je juge que cet argument n’est pas fondé. Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

B. La décision de la SAR était-elle raisonnable?

(1) Les interrogatoires au Sri Lanka

[41] La SAR a tenu compte des interrogatoires qui avaient eu lieu avant l’incident du 5 novembre 2017 pour évaluer si la crainte subjective des demandeurs avait un fondement objectif. Pour les motifs déjà énoncés au paragraphe 33 ci-dessus, la SAR a conclu que ces interrogatoires ne donnaient pas lieu à une crainte fondée.

[42] Les demandeurs reprochent à la SAR d’avoir mis l’accent sur le fait que les autorités sri-lankaises ne leur avaient causé aucun préjudice lors de ces interrogatoires. Ils soutiennent que des actes cumulatifs de harcèlement ou de discrimination peuvent, dans certaines circonstances, équivaloir à de la persécution (Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 313 [Horvath] au para 24).

[43] À mon avis, il n’incombait pas à la SAR d’expliquer pourquoi le harcèlement n’équivalait pas à de la persécution puisque, contrairement à la décision Horvath, il n’y avait eu aucune allégation de harcèlement et de discrimination. Ces questions sont soulevées pour la première fois devant la Cour. En effet, comme l’a souligné le défendeur, les demandeurs ont mentionné qu’ils [traduction] « n’avaient pas eu de problème grave » avant la visite du 5 novembre 2017. Devant la SAR, les demandeurs ont simplement affirmé qu’ils craignaient d’être persécutés parce que les autorités étaient à leur recherche au Sri Lanka le 5 novembre 2017. Ils avaient affirmé la même chose devant la SPR.

[44] Les demandeurs n’ont jamais soutenu que les interrogatoires qui avaient eu lieu avant le 5 novembre 2017 équivalaient à du harcèlement ou de la discrimination. En contrôle judiciaire, il n’est pas loisible aux demandeurs de soulever de nouveaux arguments qu’ils n’avaient pas fait valoir devant la SAR (Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 855 au para 30 citant Zakka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1434 au para 13). Par conséquent, les arguments avancés par les demandeurs à ce sujet doivent être rejetés.

(2) L’incident du 5 novembre 2017

[45] La conclusion de la SAR selon laquelle la visite du 5 novembre 2017 ne suffisait pas à établir une possibilité sérieuse de persécution ou un risque de préjudice pour les demandeurs est raisonnable.

[46] Contrairement à ce que prétendent les demandeurs dans leurs observations, la lettre du frère du demandeur principal n’a pas été écartée parce qu’elle provenait d’un membre de la famille. La SAR a plutôt jugé que la lettre établissait seulement que les autorités s’étaient renseignées sur les allées et venues des demandeurs. Elle a conclu que, compte tenu des visites passées et des interactions des demandeurs avec les autorités, la lettre n’établissait pas que les demandeurs étaient recherchés. Elle a rejeté l’argument selon lequel la visite du 5 novembre 2017 était un acte de persécution parce que, selon le témoignage du demandeur principal, de telles visites étaient courantes. La SAR a écrit ce qui suit :

De même, la lettre du frère aîné de l’appelant présentée en preuve indique que des agents du renseignement de l’armée et des membres de l’EPDP se sont rendus chez les appelants le 5 novembre 2017 à leur recherche, et qu’ils ont posé des questions au sujet des appelants, de leur fille et de leur gendre. Dans son témoignage, l’appelant principal a révélé que c’était la Journée des martyrs et que de tels interrogatoires sont courants ce jour-là, car [traduction] « ils allument alors la bougie et les lampes et ils part[ent] à la recherche de tout le monde pendant le mois ». Il ne semble donc pas anormal en soi de poser des questions au sujet de personnes qui étaient par le passé généralement dans le pays pendant la période en question.

[Non souligné dans l’original.]

[47] Le demandeur principal soutient que ce n’est pas parce que des interrogatoires sont menés de façon courante dans le cadre d’une [traduction] « politique d’interrogatoire » annuelle qu’il ne s’agit pas de persécution. Je suis d’accord avec ce principe, mais pas avec son application dans le cas présent. Les demandeurs citent des décisions dans lesquelles les politiques courantes en cause reposaient sur « la torture, la brutalité et l’intimidation » (Singh, au para 10). Rien n’indique que les demandeurs aient subi de tels traitements en l’espèce. Il n’y a rien dans le dossier au sujet des recherches menées par le passé lors de la Journée des martyrs, bien que ces recherches soient apparemment courantes.

(3) La crainte prospective fondée sur le profil résiduel

[48] Je considère que l’analyse faite par la SAR du profil résiduel des demandeurs était déraisonnable.

[49] La SAR a énoncé ainsi le profil résiduel des demandeurs : « des Tamouls du Nord qui retourneraient dans leur pays comme réfugiés déboutés et qui ont un lien avec un gendre qui travaille dans les médias ». Je suis d’avis que la SAR a commis une erreur parce qu’elle a évalué les aspects de ce profil indépendamment les uns des autres.

[50] La Cour a expliqué cette erreur fatale au paragraphe 42 de la décision KS c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 999 [KS] :

En effectuant son analyse, la SPR doit évaluer les effets cumulatifs de tous les motifs de préoccupation soulevés par le demandeur (Boroumand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1219, au paragraphe 63, Yener c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 372, au paragraphe 57). Dans la décision LS c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 330, aux paragraphes 14 et 15, la Cour a confirmé que s’il ressort de ses motifs que la SPR a examiné séparément les facteurs de risque pertinents plutôt que cumulativement, sa décision peut être annulée.

[Non souligné dans l’original.]

[51] En l’espèce, la SAR a d’abord évalué le profil des demandeurs en tant que réfugiés déboutés. Elle a reconnu que les réfugiés déboutés qui retournaient au Sri Lanka pouvaient être soumis à de la torture et à d’autres mauvais traitements, mais elle a conclu que les réfugiés déboutés les plus susceptibles d’être victimes de mauvais traitements étaient ceux qui avaient quitté le pays illégalement; ceux qui avaient « des liens passés, présumés ou réels avec les TLET »; ceux qui « critiqu[aient] le gouvernement »; ceux qui « s’oppos[aient] au gouvernement de façon importante sur les plans politique ou militaire »; ou ceux qui étaient « engagé[s] activement dans des fonctions et des organisations ou des groupes interdits de la diaspora tamoule ». Elle a conclu que les demandeurs ne faisaient partie d’aucune de ces sous-catégories et qu’ils n’étaient donc pas susceptibles d’être persécutés en tant que réfugiés déboutés.

[52] Selon le témoignage fait par le demandeur principal devant la SPR, son gendre travaillait comme journaliste pour un journal tamoul et comme reporter pour une station de radio affiliée aux TLET. Le commissaire de la SAR a déclaré ce qui suit : « [...] je présume, sans trancher la question, que les allégations concernant le travail du gendre et le départ des appelants du Sri Lanka sont vraies ». Par la suite, il a semblé revenir sur cette affirmation en déclarant que rien n’indiquait que le gendre avait des liens avec les TLET :

Les éléments de preuve dont je dispose confirment seulement que le gendre des appelants est membre des médias, mais non qu’il entretient des liens quelconques avec les TLET. Même s’il entretenait les liens dont parlent les appelants, j’estime que le gendre était à l’extérieur du pays depuis 2014, que les appelants n’étaient pas au Royaume-Uni, où il se trouve, et que, compte tenu de leurs antécédents avec les autorités, qui les ont interrogés et n’ont rien fait de plus, cela montre que les appelants ne sont pas eux-mêmes des personnes d’intérêt.

[Non souligné dans l’original.]

[53] Si la SAR avait admis que le gendre travaillait pour un journal tamoul et comme reporter pour une station de radio affiliée aux TLET, elle se devait de tenir compte, de façon cumulative, de ce lien familial et des autres aspects du profil des demandeurs, y compris leur profil en tant que réfugiés déboutés. Il est possible que les demandeurs n’aient pas de crainte fondée de persécution uniquement en tant que réfugiés déboutés. Cependant, ils risquent peut-être davantage d’être perçus comme des partisans des TLET si l’on considère à la fois qu’ils sont des réfugiés déboutés et qu’ils ont un gendre qui a le statut de personne protégée, qui a des liens avec les TLET, qui travaille dans les médias et qui a l’intention de dénoncer les violations des droits de la personne qui se produisent au Sri Lanka. Si la SAR n’était pas convaincue de ces allégations factuelles, il lui incombait d’expliquer pourquoi.

[54] La SAR n’a pas tenu compte du fait que les divers aspects du profil des demandeurs – qu’elle avait présumés vrais – pouvaient entraîner plus qu’une simple possibilité de persécution (KS, au para 49). Je conviens avec les demandeurs qu’il s’agit d’un cas où le profil a été « découp[é] et rapiéc[é] » et que, par conséquent, la décision est déraisonnable (Vilvarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 349 aux para 21-23).

VIII. Conclusion

[55] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[56] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier, et les faits de l’espèce n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2507-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2507-20

INTITULÉ :

MAHESWARALINGAM SUBRAMANIAM, MERYLUCIA MAHESWARALINGAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 août 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

Le 8 février 2022

COMPARUTIONS :

Yasin Ahmed Razak

Pour les demandeurs

 

Lucan Gregory

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Razak Law

Etobicoke (Ontario)

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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