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Date : 20220211


Dossier : IMM-2253-21

Référence : 2022 CF 186

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 février 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

RABIA ABDULAZIZ SHUBAR SHUBAR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Rabia Shubar [la demanderesse] a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Sa demande mettait l’accent sur son établissement au Canada, les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle devait retourner en Iraq et l’intérêt supérieur de ses trois petits-enfants canadiens. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants [l’ISE], la demande était presque exclusivement axée sur les besoins particuliers de la plus jeune de ses petits-enfants, qui a reçu un diagnostic de mutisme sélectif et nécessite une attention et des soins particuliers.

[2] Les motifs de l’agent principal d’immigration qui a refusé la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Shubar renvoient à l’intérêt supérieur des petits-enfants. Toutefois, ces motifs ne contiennent aucune analyse ni même une mention des intérêts particuliers de la troisième des petits-enfants ou de la façon dont celle-ci pourrait être touchée par la décision. Dans les circonstances, j’estime que le fait de ne pas avoir répondu à un argument central soulevé par Mme Shubar constitue une lacune importante et fondamentale qui rend la décision déraisonnable.

[3] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Shubar est renvoyée pour nouvelle décision.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[4] Il n’est pas contesté que les décisions relatives aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44.

[5] Mme Shubar conteste le caractère raisonnable de la décision de l’agent à l’égard de chacun des facteurs soulevés dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à savoir l’établissement, les difficultés et l’ISE. À mon avis, la question déterminante est celle du caractère raisonnable de l’analyse qu’a faite l’agent de l’ISE. L’analyse qui suit portera donc uniquement sur cette question.

III. Analyse

[6] Une décision raisonnable en est une qui est transparente, justifiée et intelligible. Les principes de la justification et de la transparence « exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » : Vavilov, au para 127.

[7] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Shubar soulevait trois questions centrales : 1) son établissement au Canada et ses liens avec le Canada; 2) les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle était renvoyée en Iraq et les conditions dans ce pays; 3) l’intérêt supérieur des enfants directement touchés. Le troisième de ces facteurs est expressément mentionné au paragraphe 25(1) de la LIPR. Selon cette disposition, il s’agit d’un facteur dont il faut tenir compte, le cas échéant, et d’une question qui « représente une considération singulièrement importante dans l’analyse » : Kanthasamy, aux para 34 et 40. Le principe de l’ISE dépend fortement du contexte et doit être appliqué de manière à « tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » : Kanthasamy, au para 35.

[8] Étant donné l’importance de ce principe, la décision rendue en application du paragraphe 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte : Kanthasamy, au para 39. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » : Kanthasamy, au para 39.

[9] Les observations de Mme Shubar concernant l’ISE portaient sur son rôle dans la prestation de soins à ses trois petits-enfants, compte tenu notamment du fait que le travail médical de leurs parents était très prenant. Cependant, ces observations étaient presque entièrement axées sur son rôle de dispensatrice de soins auprès de la troisième de ses petits-enfants, qui a reçu un diagnostic de mutisme sélectif et ne parle à personne à l’extérieur de la maison. Mme Shubar est l’une des rares personnes à qui l’enfant parle.

[10] Comme je l’ai mentionné précédemment, la décision de l’agent de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Shubar renvoie à l’ISE et à l’observation de la demanderesse selon laquelle il serait dans l’intérêt supérieur de ses petits-enfants qu’elle demeure au Canada. L’agent a accepté le fait qu’il existait un certain degré de dépendance entre les enfants et Mme Shubar, mais a souligné que les enfants étaient toujours principalement élevés par leurs parents, qui [traduction] « continueraient de subvenir à leurs besoins affectifs, sociaux, culturels et physiques ». Il a donc conclu que, même s’il était possible que le départ de la demanderesse ait des répercussions sur les enfants, celles-ci pourraient être atténuées par leurs parents, qui pourraient leur fournir le soutien nécessaire et éventuellement prendre des dispositions afin d’obtenir de l’aide pour s’occuper d’eux.

[11] L’analyse qui précède ne comporte aucune mention de l’état de la troisième des petits-enfants, du rôle particulier de Mme Shubar dans la vie de celle-ci, notamment comme dispensatrice de soins, et de l’incidence que le départ de Mme Shubar aurait sur elle.

[12] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a reconnu qu’on ne peut s’attendre à ce que les décideurs administratifs répondent à tout argument ou élément soulevé par une partie « si subordonné soit-il » : Vavilov, au para 128. Toutefois, elle a souligné l’importance pour les décideurs administratifs de démontrer dans leurs motifs qu’ils se sont « attaqué[s] de façon significative » aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties : Vavilov, aux para 127 à 128. En l’espèce, le rôle particulier que joue Mme Shubar dans la vie et dans les soins de la troisième de ses petits-enfants et l’incidence précise de son départ sur cette enfant ne constituaient pas simplement une observation subordonnée ou incidente. Ce rôle est mentionné dans le cadre de l’évaluation de l’ISE du résumé intitulé [traduction] « Facteurs pertinents » dans les observations de l’avocat à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; il est de nouveau décrit dans la partie intitulée [traduction] « Contexte »; il compose l’intégralité de la partie des observations intitulée [traduction] « L’intérêt supérieur des enfants directement touchés »; il est mentionné séparément dans la déclaration personnelle de Mme Shubar, ainsi que dans les lettres d’appui présentées par son fils, sa belle-fille et son petit-fils aîné; et enfin, il est décrit dans le rapport médical d’un pédiatre.

[13] La décision de l’agent de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Shubar ne démontre pas qu’il « s’[est] attaqu[é] de façon significative » aux observations ou éléments de preuve à l’appui. Par conséquent, dans les faits, la décision ne tient pas compte de l’observation centrale de Mme Shubar sur l’ISE, l’un des trois facteurs qu’elle a invoqués et qui a une importance inhérente dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Dans les circonstances, je conclus que ce qui précède « permet de se demander s[i le décideur] était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise », et montre que l’ISE n’a pas été suffisamment pris en compte, bien identifié et défini : Vavilov, au para 128; Kanthasamy, au para 39. Cela rend la décision déraisonnable.

[14] Comme les présents motifs suffisent pour annuler le refus de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Shubar et renvoyer la demande pour nouvelle décision, je n’ai pas besoin de traiter les questions relatives à l’établissement de Mme Shubar au Canada et aux difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle était renvoyée en Iraq.

IV. Conclusion

[15] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 24 mars 2021 par laquelle un agent principal de l’immigration a rejeté la demande de résidence permanente de Mme Shubar fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[16] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2253-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 24 mars 2021 par laquelle un agent principal de l’immigration a rejeté la demande de résidence permanente de Rabia Abdulaziz Shubar Shubar fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2253-21

 

INTITULÉ :

RABIA ABDULAZIZ SHUBAR SHUBAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 DÉCEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Alastair Clarke

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Cynthia Lau

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alastair Clarke

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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