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Date : 20220214


Dossiers : T‑980‑20

T‑981‑20

Référence : 2022 CF 193

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 février 2022

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

MATHILDE GROSSMANN‑HENSEL et

MAGNUS GROSSMANN‑HENSEL,

REPRÉSENTÉS PAR LEUR TUTEUR
À L’INSTANCE, GERT STUART GROSSMANN‑HENSEL

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Gert Stuart Grossmann‑Hensel [M. Grossmann‑Hensel] est le père et le tuteur à l’instance ou le représentant des deux demandeurs d’âge mineur : Mathilde Grossmann‑Hensel et Magnus Grossmann‑Hensel [collectivement, les demandeurs].

[2] En octobre 2018, M. Grossmann‑Hensel a demandé, en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [la Loi sur la citoyenneté], et pour le compte de ses enfants, que la citoyenneté leur soit attribuée à titre discrétionnaire. Le 16 décembre 2019, le délégué du ministre [le DM] a rejeté la demande [la décision initiale]. Les demandeurs ont sollicité le réexamen de cette décision.

[3] Par une lettre datée du 29 juillet 2020, le DM a confirmé la décision initiale [la nouvelle décision]. Il a conclu qu’il n’avait pas été établi que les enfants répondaient à l’un quelconque des critères législatifs qui auraient permis de leur attribuer la citoyenneté à titre discrétionnaire.

[4] Les demandeurs ont présenté des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire concernant les décisions du DM en vertu du paragraphe 22.1(1) de la Loi sur la citoyenneté. Ils soutiennent que le DM a manqué à l’équité procédurale en ne prenant pas en compte la totalité de leurs documents justificatifs. Ils soutiennent aussi que le DM a interprété et appliqué de manière déraisonnable le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté et que, par ricochet, il a conclu de manière déraisonnable que le paragraphe 3(3) de cette dernière n’était pas discriminatoire. En accordant l’autorisation demandée, le juge Sébastien Grammond a ordonné que les deux demandes soient instruites ensemble.

[5] Pour les motifs expliqués ci‑après, je ne suis pas convaincu que M. Grossmann‑Hensel a qualité pour agir dans les demandes dont il est question en l’espèce et il est radié de l’intitulé de la cause. Je ne suis pas convaincu non plus que le DM a commis une erreur qui justifierait que la Cour intervienne. Pour les motifs qui suivent, les demandes sont rejetées.

[6] Pour comprendre les questions litigieuses que soulèvent les demandes, il est utile de faire tout d’abord un bref survol de la situation personnelle des demandeurs et de mettre en lumière l’évolution des dispositions applicables de la Loi sur la citoyenneté.

II. Le contexte

A. La citoyenneté canadienne de M. Grossmann‑Hensel

[7] M. Grossmann‑Hensel est né en Allemagne en 1971, d’un père allemand et d’une mère canadienne. Au moment de sa naissance, c’était la Loi sur la citoyenneté canadienne, LC 1946, c 15 [la Loi sur la citoyenneté de 1947] qui était en vigueur. L’article 5 de cette loi prévoyait qu’un enfant né à l’extérieur du Canada d’un père étranger et d’une mère canadienne unis par les liens du mariage, comme M. Grossmann‑Hensel, n’acquérait pas la citoyenneté canadienne à la naissance.

[8] Des modifications à la Loi sur la citoyenneté de 1947 sont entrées en vigueur en 1977, faisant disparaître les distinctions fondées sur le sexe ou l’état matrimonial du parent canadien pour ce qui était de l’acquisition de la citoyenneté canadienne par des enfants nés à l’étranger. Tous les enfants nés d’un citoyen canadien à l’étranger ont acquis la citoyenneté canadienne à la naissance après l’entrée en vigueur des modifications (Loi sur la citoyenneté, LC 1974‑75‑76, c 108, article 3 [la Loi sur la citoyenneté de 1977]). L’article 5 de cette loi prévoyait également un processus qui permettait aux enfants de citoyens canadiens nés à l’étranger avant 1977 et n’ayant pas acquis la citoyenneté sous le régime de la Loi sur la citoyenneté de 1947 de présenter au ministre une demande d’attribution éventuelle de la citoyenneté.

[9] En 1976, M. Grossmann‑Hensel a déménagé au Canada avec sa famille. En 1987, sa mère a demandé la citoyenneté pour son compte, et le ministre la lui a attribuée en vertu de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977.

[10] En 1990, M. Grossmann‑Hensel, maintenant citoyen canadien, est allé suivre des études postsecondaires aux États‑Unis. Après avoir fini ses études dans ce pays, il a travaillé à l’étranger. Il n’a pas vécu au Canada depuis 1990.

[11] En avril 2009, la Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté, LC 2008, c 14 [le projet de loi C‑37] est entrée en vigueur. Les modifications apportées par le projet de loi C‑37 ont étendu la citoyenneté de plein droit à toute personne née d’un parent canadien à l’étranger le 1er janvier 1947 ou après cette date, dans les cas où le parent canadien n’avait pas été en mesure de transmettre la citoyenneté au moment de la naissance de l’enfant en raison de distinctions législatives antérieures qui établissaient une distinction fondée sur le sexe ou l’état matrimonial.

[12] Les modifications apportées par le projet de loi C‑37 visaient également à protéger la valeur de la citoyenneté canadienne en limitant à une seule génération l’acquisition de la citoyenneté par les enfants nés à l’étranger d’un parent canadien. Le paragraphe 3(3) de la Loi sur la citoyenneté prévoit aujourd’hui qu’un parent canadien qui est né à l’étranger et qui a acquis la citoyenneté canadienne de son parent canadien n’est pas en mesure de transmettre la citoyenneté à ceux de ses enfants qui, eux aussi, sont nés à l’étranger [la limite de transmission à la première génération à l’étranger] :

Le droit à la citoyenneté

Citoyens

3 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

[…]

b) née à l’étranger après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance;

[…]

g) qui, née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance, n’est pas devenue citoyen avant l’entrée en vigueur du présent alinéa;

h) qui a obtenu la citoyenneté par attribution sous le régime de l’article 5, dans ses versions antérieures à l’entrée en vigueur du présent alinéa — et, si elle y était tenue, prêté le serment de citoyenneté — et qui, n’eût été cette attribution, aurait été une personne visée à l’alinéa g);

[…]

Inapplicabilité après la première génération

(3) Les alinéas (1)b), f) à j), q) et r) ne s’appliquent pas à la personne née à l’étranger dont, selon le cas  :

a) au moment de la naissance, seul le père ou la mère avait qualité de citoyen, et ce, au titre des alinéas (1)b), c.1), e), g), h), o), p), q) ou r), ou les deux parents avaient cette qualité au titre de l’un de ces alinéas;

[…]

The Right to Citizenship

Persons who are citizens

3 (1) Subject to this Act, a person is a citizen if

[…]

(b) the person was born outside Canada after February 14, 1977 and at the time of his birth one of his parents, other than a parent who adopted him, was a citizen;

[…]

(g) the person was born outside Canada before February 15, 1977 to a parent who was a citizen at the time of the birth and the person did not, before the coming into force of this paragraph, become a citizen;

(h) the person was granted citizenship under section 5, as it read before the coming into force of this paragraph, the person would have, but for that grant, been a citizen under paragraph (g) and, if it was required, he or she took the oath of citizenship;

[…]

Not applicable — after first generation

(3) Paragraphs (1)(b), (f) to (j), (q) and (r) do not apply to a person born outside Canada

(a) if, at the time of his or her birth, only one of the person’s parents was a citizen and that parent was a citizen under paragraph (1)(b), (c.1), (e), (g), (h), (o), (p), (q) or (r) or both of the person’s parents were citizens under any of those paragraphs;

[…]

[13] Conformément aux modifications apportées par le projet de loi C‑37, l’alinéa 3(1)h) de la Loi sur la citoyenneté établit que M. Grossmann‑Hensel a acquis sa citoyenneté canadienne de sa mère de plein droit, à sa naissance en 1971.

[14] M. Grossmann‑Hensel s’est marié à l’étranger en 2009 et il a eu deux enfants avec une ressortissante australienne, qui est aujourd’hui son ex‑épouse. Mathilde est née le 17 octobre 2011, et Magnus est né le 6 novembre 2014. Les deux enfants sont nés en France et ils vivent à l’heure actuelle au Royaume‑Uni, tout comme leurs parents. Les enfants sont citoyens de l’Allemagne et de l’Australie, mais pas de la France ou du Royaume‑Uni.

B. La demande d’attestation de la citoyenneté de 2014

[15] En 2014, M. Grossmann‑Hensel a présenté une demande de certificat de citoyenneté pour le compte de Mathilde. Par une décision datée du 21 octobre 2016, cette demande a été rejetée au motif que Mathilde ne répondait pas aux exigences législatives de la Loi sur la citoyenneté et n’était pas citoyenne canadienne. La lettre contenant la décision fait partie du dossier certifié du tribunal qui est inclus dans le dossier de la Cour portant le no T‑980‑20.

[16] Pour rejeter la demande, l’agent de la citoyenneté a invoqué l’article 3 de la Loi sur la citoyenneté et, en particulier, l’alinéa 3(1)b) et le paragraphe 3(3). Il a conclu que l’alinéa 3(3)a) limite la citoyenneté par filiation à la première génération née à l’étranger (comme le défendeur l’a souligné dans ses observations, le DM a indiqué par erreur que la disposition applicable était le sous‑alinéa 3(3)b)(ii)). Étant donné que Mathilde était née à l’étranger, d’un parent canadien né lui aussi à l’étranger, l’agent a conclu que la limite de transmission à la première génération à l’étranger s’appliquait et que Mathilde ne répondait pas aux exigences à remplir pour obtenir la citoyenneté. M. Grossmann‑Hensel n’a pas sollicité le réexamen ou le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Les décisions faisant l’objet du présent contrôle

A. La décision initiale

[17] Le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté dans des cas particuliers :

Cas particuliers

5 (4) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation d’apatridie ou à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

Special cases

5 (4) Despite any other provision of this Act, the Minister may, in his or her discretion, grant citizenship to any person to alleviate cases of statelessness or of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada.

[18] Les demandeurs ont soulevé deux questions litigieuses dans les observations qu’ils ont présentées à l’appui de la demande que le ministre attribue la citoyenneté à Mathilde et à Magnus en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté. La première était celle de savoir s’il convenait d’exercer le pouvoir discrétionnaire que prévoit le paragraphe 5(4) en faveur de l’attribution de la citoyenneté aux deux enfants. La seconde consistait à savoir si la limite de transmission à la première génération à l’étranger viole les droits que confèrent à M. Grossmann‑Hensel les articles 6 et 15 de la Charte canadienne des lois et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi sur le Canada de 1982 (R‑U), c 11 [la Charte].

[19] Selon le DM, la question en litige consiste à savoir [traduction] « si les demandeurs méritent une attribution discrétionnaire de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté afin de remédier à une situation d’apatridie ou à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada ». Plus précisément, le DM a abordé les deux questions suivantes : 1) si le paragraphe 3(3) est discriminatoire, et 2) les liens qu’ont les enfants avec le Canada du fait des liens de leur père avec le Canada et la contribution que des membres de la famille élargie des demandeurs ont faite au Canada. De plus, le DM a pris en considération l’intérêt supérieur des enfants.

[20] Le DM a fait remarquer qu’il peut être envisagé d’attribuer la citoyenneté à titre discrétionnaire dans les cas où une personne se range dans au moins l’une des trois situations énumérées au paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté : l’apatridie, une situation particulière et inhabituelle de détresse, ou pour récompenser des services exceptionnels rendus au Canada. Il a fait remarquer que les demandes fondées sur le paragraphe 5(4) doivent être examinées au cas par cas et qu’il incombe au demandeur d’établir qu’il satisfait à au moins un des critères requis et d’expliquer pourquoi il mérite une attribution discrétionnaire.

[21] Le DM a conclu que les enfants n’étaient pas apatrides, qu’ils n’avaient pas vécu de situation particulière et inhabituelle de détresse et qu’ils n’avaient pas rendu au Canada de services exceptionnels, ce qui aurait justifié une attribution discrétionnaire de la citoyenneté.

1) Le DM conclut que le paragraphe 3(3) de la Loi sur la citoyenneté n’est pas discriminatoire

[22] En examinant l’argument selon lequel la limite de transmission à la première génération à l’étranger que prévoit le paragraphe 3(3) est discriminatoire, le DM a tout d’abord signalé que la décision rendue en 2016 de refuser d’accorder pour ce motif un certificat d’attestation de la citoyenneté n’a pas été contestée par la voie d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant notre Cour. Il s’est dit en désaccord avec l’affirmation selon laquelle la citoyenneté de M. Grossmann‑Hensel est d’un degré inférieur ou que le paragraphe 3(3) donne lieu à une situation inhabituelle de détresse, qui ne peut être atténuée que par l’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4). Il a fait remarquer que le projet de loi C‑37 visait à protéger la valeur de la citoyenneté canadienne, que la citoyenneté est une création du droit législatif fédéral et que la limite de transmission à la première génération à l’étranger s’applique à toute personne se trouvant dans la situation des demandeurs – c’est‑à‑dire qu’elle est neutre à première vue. Il a conclu qu’il n’y avait pas eu de déni du droit à l’égalité de traitement en raison de caractéristiques immuables et que toute distinction entre les demandeurs et les enfants nés au Canada reposait sur des circonstances particulières et non des motifs discriminatoires.

[23] Le DM a conclu que les modifications apportées à la loi ne mènent pas, en l’espèce, à l’apatridie ou ne donnent pas lieu à une situation particulière ou inhabituelle de détresse, de telle sorte qu’il serait justifié de recourir à une attribution discrétionnaire de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4).

2) Les liens qu’ont les enfants avec le Canada sont minimes

[24] Le DM a ensuite examiné les observations selon lesquelles les enfants méritaient qu’on leur attribue la citoyenneté à titre discrétionnaire parce que leur père, qui avait passé son enfance au Canada, avait des liens importants avec le Canada et qu’ils étaient membres d’une famille en vue qui a contribué de manière importante au secteur des affaires, de la politique, de la philanthropie et de la culture au Canada. Il a fait remarquer que le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté n’exige pas qu’on évalue les liens d’un demandeur avec le Canada, mais il a néanmoins analysé ces observations.

[25] Le DM a signalé que les observations portaient principalement sur les liens de M. Grossmann‑Hensel avec le Canada ainsi que sur les contributions de la famille élargie des enfants au Canada, et non sur les leurs. Il a reconnu qu’en raison de leur jeune âge cela était compréhensible, mais il a également signalé qu’il n’y avait aucune preuve que les enfants connaissaient le Canada ou qu’ils comprenaient l’importance de la citoyenneté. Il a également signalé le manque d’éléments de preuve indiquant que les enfants étaient venus au pays ou que, au‑delà des membres de leur famille, ils avaient des liens avec le Canada. Il a estimé que les enfants n’avaient pas avec le Canada des liens plus solides qu’avec la France, leur lieu de naissance, ou avec le Royaume‑Uni, leur lieu de résidence. Il a conclu que les [traduction] « liens minimes » des enfants avec le Canada n’étaient pas un motif pour attribuer la citoyenneté.

3) L’intérêt supérieur des enfants

[26] Bien qu’il ne s’agisse pas d’un facteur précisément mentionné au paragraphe 5(4), le DM a conclu que, pour rendre une décision sur le fait de savoir s’il y avait lieu d’attribuer la citoyenneté à titre discrétionnaire, l’effet de cette décision sur l’intérêt supérieur des enfants méritait qu’on s’y arrête et qu’on l’examine. Les enfants, a‑t‑il fait remarquer, ne sont pas apatrides, ils vivent avec leurs parents à l’étranger et ils peuvent voyager librement en se servant de leurs passeports australiens. Il a conclu que les enfants ne souffriraient pas d’une situation particulière et inhabituelle de détresse si on ne leur attribuait pas la citoyenneté canadienne et qu’ils avaient le droit de présenter une demande de résidence permanente et, en fin de compte, de citoyenneté.

B. La nouvelle décision

[27] Pour solliciter le réexamen de la décision initiale, les demandeurs ont présenté un certain nombre d’observations supplémentaires : 1) la famille des demandeurs n’aurait pas pu anticiper les modifications apportées par le projet de loi C‑37, 2) lorsque les demandeurs sont des enfants, les liens de la famille avec le Canada et ses contributions à ce pays devraient être pris en compte au moment d’évaluer s’il est justifié d’attribuer la citoyenneté à titre discrétionnaire, 3) les demandeurs mineurs n’ont aucun statut permanent en France ou au Royaume‑Uni et ils pourraient perdre le droit de vivre au Royaume‑Uni s’ils partent pour plus de six mois et ils n’ont aucun lien avec l’Allemagne ou l’Australie, les pays dont ils ont la citoyenneté, et 4) les demandeurs sont venus au Canada pour rendre visite à des membres de la famille, et il s’agit du seul pays avec lequel ils ont de véritables liens. Les demandeurs ont fait valoir de plus que le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, convenablement interprété, prévoit une exception générale qui peut s’appliquer dans les cas où l’attribution de la citoyenneté a été refusée pour un motif quelconque sous le régime de la Loi sur la citoyenneté.

[28] En répondant à la demande de réexamen, le DM a conclu qu’il avait le pouvoir discrétionnaire de réexaminer la décision initiale, en s’appuyant sur l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Gurumoorthi Kurukkal, 2010 CAF 230. Il a ensuite examiné les observations soumises.

1) Le fait d’anticiper les changements apportés à la Loi

[29] Le DM a rejeté l’argument que M. Grossmann‑Hensel aurait pu suivre une voie différente pour obtenir la citoyenneté en 1987 s’il avait été au courant à l’époque des modifications apportées par le projet de loi C‑37. Il a conclu que, selon les alinéas 3(1)g) et h) de la Loi sur la citoyenneté, M. Grossmann‑Hensel était réputé être citoyen canadien le jour de sa naissance, indépendamment du mode d’attribution invoqué antérieurement en vertu de l’article 5 de la Loi sur la citoyenneté. Il a signalé qu’il n’était pas loisible à une personne qui était citoyen canadien de naissance de demander et d’obtenir une attribution de citoyenneté.

2) Les motifs précis énumérés au paragraphe 5(4)

[30] Le DM a ensuite signalé que le paragraphe 5(4) s’applique à des cas spéciaux et n’a pas pour but de contourner le processus habituel d’attribution de la citoyenneté. Il a rejeté l’observation des demandeurs selon laquelle il n’était pas nécessaire qu’ils répondent à au moins l’un des critères énoncés au paragraphe 5(4), notant que, dans leur situation, la jurisprudence invoquée à l’appui de ce point ne s’appliquait pas. Il a ajouté que la décision initiale avait pris en compte et examiné les observations selon lesquelles la limite de transmission de la citoyenneté à la première génération par la filiation était discriminatoire.

3) Les services exceptionnels que rendent des membres de la famille ne sont pas une raison pour attribuer la citoyenneté aux demandeurs

[31] Le DM a signalé que l’argument des demandeurs selon lequel il y avait lieu de les récompenser pour les contributions de leur famille au Canada était nouveau. Dans leur demande initiale, ils avaient soutenu que les contributions de la famille étaient une preuve de liens solides avec le Canada. Il a conclu que la contribution de la famille n’était pas une raison pour attribuer la citoyenneté parce qu’une attribution discrétionnaire avait pour but de récompenser une personne pour des services exceptionnels, et non pas pour les réalisations de membres de sa famille. Il était impossible d’attribuer pour cette raison la citoyenneté à titre discrétionnaire car les demandeurs n’avaient pas montré qu’ils avaient eux‑mêmes rendu des services pouvant être considérés comme exceptionnels pour le Canada.

4) Les liens avec le Canada

[32] En examinant les observations concernant les liens des demandeurs avec le Canada, le DM a fait remarquer que cet aspect avait été examiné dans la décision initiale, qu’il avait été conclu que ces liens étaient [traduction] « plus que modestes » et que, en tout état de cause, les liens avec le Canada n’étaient pas un motif pour attribuer la citoyenneté. Il a conclu que la preuve fournie à l’étape du réexamen, laquelle indiquait que Mathilde était venue au Canada à une reprise en 2013 et s’était vu accorder une autorisation de voyage pour entrer au Canada en 2018, n’était pas suffisante pour changer la décision de refuser une attribution discrétionnaire de la citoyenneté.

IV. Les questions préliminaires – Des modifications à l’intitulé de la cause et des précisions sur les dossiers accompagnant les deux demandes

[33] Le défendeur demande que l’on modifie l’intitulé de la cause afin qu’il indique le bon défendeur, c’est‑à‑dire le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Les demandeurs ne s’opposent pas à la modification demandée. Je suis convaincu que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est le bon défendeur, et l’intitulé de la cause est modifié en conséquence.

[34] Dans ses observations écrites, l’avocate des demandeurs indique que, dans l’avis de demande, le nom de famille des demandeurs – Grossman‑Hensel – est mal orthographié. L’intitulé de la cause est modifié de façon à indiquer le nom de famille correctement orthographié des demandeurs.

[35] Par seul souci de clarté, je signale que les dossiers certifiés du tribunal [DCT] qui se rapportent aux deux décisions ont été déposés sous les mauvais numéros de dossier de la Cour. Le DCT concernant la décision du 16 décembre 2019 (la décision initiale) a été déposé sous le numéro T‑980‑20, plutôt que T‑981‑20. De la même façon, le DCT concernant la décision du 29 juillet 2020 (la nouvelle décision) a été déposé sous le numéro T‑981‑20, plutôt que T‑980‑20.

V. Les questions en litige

[36] Les parties ont relevé de nombreuses questions litigieuses, que je formule comme suit :

  1. M. Grossmann‑Hensel a‑t‑il qualité pour agir dans le cadre des demandes dont il est question en l’espèce?

  2. Le DM a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne prenant pas en compte la demande tout entière?

  3. Le DM a‑t‑il interprété de manière raisonnable le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté en examinant les liens des demandeurs avec le Canada?

  4. Le DM a‑t‑il conclu de manière raisonnable que l’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté n’est pas discriminatoire?

VI. La norme de contrôle applicable

[37] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont énoncé un cadre d’analyse révisé pour ce qui est de déterminer la norme de contrôle qui s’applique au fond d’une décision administrative. Il est présumé que les décisions de nature administrative sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable, sauf si l’intention du législateur ou le principe de la primauté du droit exige le contraire (Vavilov, aux para 10 et 17). Il n’existe aucune raison pour déroger à la présomption selon laquelle il convient d’adopter la norme de la décision raisonnable pour contrôler le fond de la décision du DM.

[38] Pour déterminer si une décision est raisonnable, la cour de révision est tenue de prendre en considération « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment [le] raisonnement suivi et [le] résultat de la décision » dans le but de déterminer si cette décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 83 et 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, aux para 2 et 31 [Société canadienne des postes]). Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible (Vavilov, au para 99).

[39] Pour procéder à un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable, la cour de révision se doit d’adopter une approche qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » (Société canadienne des postes, au para 26). Elle doit entreprendre son analyse du caractère raisonnable de la décision, en « examin[ant] les motifs donnés avec “une attention respectueuseˮ, et [en] cherch[ant] à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov, au para 84). Les motifs doivent être lus de manière holistique et contextuelle au regard du dossier dans son ensemble et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été fournis (Vavilov, aux para 91‑94 et 97). Cependant, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable […] le décideur doit également […] justifier sa décision […] » (Vavilov, au para 86).

[40] Avant de pouvoir infirmer une décision parce qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue que cette décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision doit être faite de manière rigoureuse, tout en faisant montre de sensibilité et de respect envers les décideurs administratifs (Vavilov, aux para 12‑13).

[41] Pour ce qui est d’examiner les questions d’équité, l’approche que doit suivre la cour de révision n’a pas changé après l’arrêt Vavilov (Vavilov, au para 23). Il est généralement soutenu que la décision correcte est la norme à appliquer aux questions d’équité (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 43). Cependant, la Cour d’appel fédérale a confirmé que les questions d’équité procédurale ne sont pas véritablement tranchées en fonction d’une norme de contrôle particulière. L’équité procédurale est plutôt une question d’ordre juridique à laquelle la cour de révision doit répondre; cette dernière doit être convaincue que la procédure suivie a été équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267, au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263, aux para 24‑25; Perez c Hull, 2019 CAF 238, au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54). Pour ce qui est des questions d’équité procédurale, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers le décideur.

[42] Les parties conviennent que les questions de nature constitutionnelle sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov, au para 17). Cependant, le défendeur soutient que la question constitutionnelle que soulèvent les demandeurs ne relève pas de la compétence de la Cour. Il estime que la question consiste plutôt à savoir si le refus, par le DM, de la demande de citoyenneté fondée sur le paragraphe 5(4) est compatible avec la Charte et les valeurs qui y sont énoncées. La décision restreint‑elle de manière disproportionnée et déraisonnable un droit garanti par la Charte? Cette question, allègue le défendeur, doit être examinée par rapport à la norme de contrôle de la décision raisonnable, en se servant du cadre qu’a formulé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré]. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la question constitutionnelle ne relève pas de la compétence de la Cour, et j’aborde cette question ci‑après.

VII. Analyse

A. M. Grossmann‑Hensel n’a pas qualité pour agir

[43] Le défendeur invoque la décision Chinenye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 378 [Chinenye] pour faire valoir que M. Grossmann‑Hensel n’est pas à proprement parler partie aux demandes dont il est question en l’espèce, car il n’est pas directement touché par la décision fondée sur le paragraphe 5(4) qui fait l’objet du présent contrôle.

[44] Les demandeurs sont d’avis que M. Grossmann‑Hensel est directement touché par les demandes car celles‑ci ont une incidence sur son droit de transmettre sa citoyenneté. Subsidiairement, ils invoquent la décision Mfudi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1319 [Mfudi] et la décision Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511 pour faire valoir qu’il convient d’ajouter M. Grossmann‑Hensel à titre de partie nécessaire au sens de l’alinéa 104(1)b) des Règles des Cours fédérales, [les Règles], DORS/98‑106, parce qu’il est le père des enfants et que sa présence est nécessaire pour s’assurer que les questions en litige dans l’instance sont instruites de manière appropriée.

[45] À mon avis, M. Grossmann‑Hensel n’est pas à proprement parler partie aux présentes demandes.

[46] Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi sur les Cours fédérales], prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par toute personne directement touchée par l’objet de la demande :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[47] Le critère à appliquer pour décider si une partie est directement touchée consiste à savoir « si la question en litige porte directement atteinte à ces droits, si elle lui impose des obligations juridiques ou si elle lui cause directement préjudice » (Mfudi, au para 7, citant la décision Douze c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1337, au para 15).

[48] La décision, rendue en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, de refuser d’attribuer la citoyenneté à titre discrétionnaire aux demandeurs ne touche pas directement M. Grossmann‑Hensel.

[49] Je suis conscient que M. Grossmann‑Hensel, en tant que père des enfants, a un intérêt évident à l’égard des questions soulevées, mais il n’est pas directement touché d’une manière qui lui conférerait qualité pour agir. Comme il a été décidé dans le contexte de l’immigration, l’effet d’une décision défavorable en matière d’attribution de la citoyenneté sur un membre de la famille n’est pas suffisant pour satisfaire au critère de la personne directement touchée qui est énoncé au paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales (Chinenye, au para 17). Même si la demande fondée sur le paragraphe 5(4) a été déclenchée par une décision antérieure dans laquelle il a été conclu que les enfants de M. Grossmann‑Hensel n’avaient pas acquis la citoyenneté à la naissance, ce n’est pas cette décision‑là qui est soumise à la Cour en l’espèce. Cela dit, sans exprimer une opinion quelconque sur le bien‑fondé de l’argument voulant que M. Grossmann‑Hensel soit en droit de transmettre la citoyenneté à ses enfants, les demandes dont il est question en l’espèce ne mettent pas en jeu ces questions litigieuses.

[50] Je ne suis pas convaincu non plus que M. Grossmann‑Hensel est une partie nécessaire aux demandes, au sens de l’alinéa 104(1)b) des Règles.

[51] Dans l’arrêt Air Canada c Thibodeau, 2012 CAF 14, la Cour d’appel fédérale a énoncé le critère de jonction au paragraphe 11 : « [l]a seule raison qui puisse rendre nécessaire la constitution d’une personne comme partie à une action est la volonté que cette personne soit liée par l’issue de l’action; la question à trancher doit donc être une question en litige qui ne peut être tranchée adéquatement et complètement sans que cette personne ne soit une partie ». M. Grossmann‑Hensel n’a pas montré que sa constitution en tant que partie était nécessaire pour pouvoir trancher adéquatement et complètement les questions en litige qui ont été soulevées en lien avec les décisions fondées sur le paragraphe 5(4).

[52] Je suis convaincu que M. Grossmann‑Hensel n’a pas qualité pour agir en l’espèce. Il sera donc ordonné que le demandeur Gert Stuart Grossmann‑Hensel soit radié de l’intitulé de la cause.

B. Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale

[53] Les demandeurs indiquent qu’un ensemble exhaustif de documents, d’une longueur de 399 pages, étayait leur demande d’attribution discrétionnaire de la citoyenneté. Le DCT fourni au sujet de la décision initiale n’inclut que les 169 premières pages de cet ensemble de documents, et le demandeur signale que le défendeur a attesté que le DCT, tel que produit, est une copie conforme du dossier du tribunal original.

[54] Les demandeurs soutiennent que le fait de ne pas prendre en considération le dossier dans son ensemble est assimilable à un manquement à l’équité procédurale et qu’il s’agit là d’un motif suffisant pour infirmer la décision du DM. Le défendeur soutient qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

[55] Un DCT lacunaire ou incomplet se soldera par l’annulation d’une décision administrative si les preuves manquant au dossier certifié sont particulièrement déterminantes pour la décision qui fait l’objet du contrôle (Machalikashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 622, au para 9; Ilori c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 627, au para 9; Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581, au para 16).

[56] Dans la présente affaire, les documents qui, d’après les demandeurs, sont absents du DCT ont été inclus dans le dossier des demandeurs (pièce « A » jointe à l’affidavit de Rachel Maher), et ils comprennent ce qui suit :

  1. des extraits particuliers d’une publication exposant en détail l’historique de la famille au Canada entre 1850 et 2010 (pages 170‑179);

  2. Citoyenneté – Dispositions législatives, débats du Sénat, rapports (pages 180‑310);

  3. Citoyenneté – Jurisprudence et articles applicables (pages 311‑399).

[57] Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les parties manquantes du DCT sont disponibles ailleurs, la Cour est en mesure d’évaluer l’importance des documents manquants.

[58] Bien que le DCT n’inclue pas les pages 170 à 399 de l’ensemble des documents des demandeurs, le DM, dans sa décision, examine et analyse les renseignements qui y figurent. Par exemple, il reconnaît et examine dans sa décision la contribution importante de la famille au secteur de la politique, des affaires et de la philanthropie au Canada, en faisant plus précisément référence aux services rendus par des membres de la famille au Canada lors des deux Guerres mondiales, au sein du Sénat canadien et à l’appui de nombreuses fondations de bienfaisance qui soutiennent des hôpitaux et des universités au Canada. Dans le même ordre d’idées, la décision traite des dispositions législatives applicables et des objectifs législatifs sous‑jacents du projet de loi C‑37 et elle fait également référence à la jurisprudence pertinente. Les demandeurs n’ont fait état d’aucun préjudice ou d’aucune inéquité importante qui serait imputable à l’absence, dans le DCT, des pages 170 à 399 de leurs observations.

[59] Dans les circonstances, je suis convaincu que le DM a pris en considération et analysé les renseignements contenus dans les pages 170 à 399. Les documents manquants n’ont causé aucune inéquité importante et je conclus donc, au vu de ces faits, qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

C. Le DM a‑t‑il interprété de manière raisonnable le paragraphe 5(4) ou, sinon, commis une erreur en évaluant les liens des demandeurs avec le Canada?

1) Les observations des demandeurs

[60] Les demandeurs se fondent sur l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I‑21, ainsi que sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 [Rizzo]. Ils soutiennent que le paragraphe 5(4), interprété correctement, confère le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté aux personnes qui méritent de la demander mais qui, sans cela, en seraient exclues en raison de circonstances imprévues. Cette interprétation, ajoutent‑ils, reflète l’objet et l’intention du législateur et elle permet d’interpréter de manière cohérente le paragraphe 5(4) dans le cadre plus large de la Loi sur la citoyenneté.

[61] Selon les demandeurs, il est déraisonnable d’interpréter le paragraphe 5(4) comme limitant la prise en considération d’une attribution discrétionnaire de la citoyenneté aux seules circonstances dans lesquelles un demandeur satisfait au préalable à l’une des trois conditions que prévoit la loi : l’apatridie, les situations particulières et inhabituelles de détresse ou le fait de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada. Cette interprétation, soutiennent‑ils, est indûment étroite, ne concorde pas avec l’objet et l’intention de la loi et est contraire à l’intention du législateur. Le DM a, de plus, commis une erreur en concluant qu’un demandeur mineur est tenu de satisfaire à l’une des trois exigences prévues par la loi sans se fonder sur les circonstances et les contributions de membres de sa famille. En omettant de prendre en compte les liens de la famille avec le Canada et de reconnaître que la perte du patrimoine familial constitue une situation particulière de détresse au sens du paragraphe 5(4), le DM a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en rejetant la demande. En résumé, les demandeurs sont d’avis qu’il était déraisonnable de la part du DM de ne pas tenir compte des liens de M. Grossmann‑Hensel avec le Canada ainsi que des contributions importantes qu’ont faites au Canada des membres de la famille élargie des demandeurs.

[62] Les demandeurs soutiennent en outre que le fait d’exiger qu’ils établissent tout d’abord qu’ils satisfont à l’une des trois exigences que prévoit la loi pour l’attribution discrétionnaire de la citoyenneté va à l’encontre du principe de l’intérêt supérieur des enfants. L’approche restreinte que le DM a suivie n’a pas tenu compte de la perte du patrimoine que les demandeurs ont subie malgré la présence de plusieurs générations de membres de la famille au Canada et de leur contribution à notre pays.

2) Les observations du défendeur

[63] Le défendeur ne remet pas en question l’opinion des demandeurs selon laquelle le DM était tenu d’interpréter de manière large le paragraphe 5(4) et selon laquelle le pouvoir discrétionnaire conféré est de nature large mais non illimitée.

[64] Le défendeur soutient que la manière dont le DM interprète le paragraphe 5(4), à savoir que cette disposition oblige les demandeurs à établir qu’ils satisfont à l’une des trois conditions que prévoit la loi en vue d’une attribution discrétionnaire de la citoyenneté, est raisonnable. Il soutient en outre que les mots « situation particulière et inhabituelle de détresse » signifient quelque chose de plus que le refus d’octroyer la citoyenneté à proprement parler et qu’il est raisonnablement loisible au DM de conclure qu’on n’établit pas l’existence d’une situation particulière et inhabituelle de détresse lorsqu’on se fonde sur les liens d’une famille avec le Canada, par opposition à des liens personnels. Il ajoute que les arguments qu’invoquent les demandeurs au sujet des liens et des contributions de la famille ont été pris en compte et que la position qu’avancent les demandeurs au stade du contrôle judiciaire n’est rien d’autre qu’un désaccord avec la manière dont le DM a soupesé la preuve.

[65] Le défendeur soutient par ailleurs que l’analyse relative à l’intérêt supérieur des enfants était raisonnable et qu’elle concordait avec les observations présentées.

3) Le DM a interprété de manière raisonnable le paragraphe 5(4) et n’a pas commis d’erreur en évaluant les liens des enfants avec le Canada ou leur intérêt supérieur

a) L’interprétation du paragraphe 5(4)

[66] Le texte du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté a été cité plus tôt dans les présents motifs mais, par souci de commodité, il est utile de le reproduire ici :

Cas particuliers

5 (4) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation d’apatridie ou à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

Special cases

5 (4) Despite any other provision of this Act, the Minister may, in his or her discretion, grant citizenship to any person to alleviate cases of statelessness or of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada.

[67] Pour ce qui est de l’interprétation d’une disposition législative, les termes d’une loi doivent être lus dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi en question, de l’objet de cette dernière et de l’intention du législateur (Vavilov, au para 117, citant Rizzo, au para 21 et Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, au para 26, lesquels citent tous deux E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd., 1983), à la p 87).

[68] Les décideurs administratifs ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi mais, quelle que soit la forme que revêt l’analyse interprétative, l’interprétation doit être conforme au texte, au contexte et à l’objet de la disposition législative (Vavilov, aux para 119‑120).

[69] Les demandeurs ont fait valoir que la manière dont le DM a interprété le paragraphe 5(4) ne concorde pas avec l’objet et le contexte de la disposition. Je n’en suis pas convaincu.

[70] Le texte du paragraphe 5(4) n’est pas ambigu; il confère le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté « à toute personne afin de remédier à une situation d’apatridie ou à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada ». Le texte ne donne pas à penser que les situations énumérées sont présentées à titre d’exemples ou qu’il est possible par ailleurs de les étoffer, comme semblent le soutenir les demandeurs. Ainsi qu’il est signalé dans l’arrêt Vavilov, « lorsque le libellé d’une disposition est “précis et non équivoqueˮ, son sens ordinaire joue normalement un rôle plus important dans le processus d’interprétation » (Vavilov, au para 120, citant l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2005 CSC 54, au para 10).

[71] Le contexte plus général n’étaye pas non plus la position des demandeurs selon laquelle l’interprétation du DM est déraisonnable. Le DM a bel et bien pris en compte le contexte applicable au moment d’interpréter la portée du pouvoir discrétionnaire que confère le paragraphe 5(4). Il a exposé l’historique législatif des dispositions applicables, il a signalé pourquoi les changements prévus dans la Loi sur la citoyenneté de 1977 étaient jugés nécessaires, il a exposé en détail les objectifs de la limite de transmission à la première génération à l’étranger que contenait le projet de loi C‑37 et il a décrit l’objectif visé par le paragraphe 5(4). Il a fait remarquer que le paragraphe 5(4) est [traduction] « destiné à des situations spéciales, et chacune est examinée en fonction de son bien‑fondé ».

[72] Les demandeurs font valoir que les débats parlementaires révèlent une nette opposition à la limite de transmission de la citoyenneté à la première génération à l’étranger. À cet égard, je signale que le législateur n’a pas décidé de modifier la loi en dépit des préoccupations qui se dégagent des débats parlementaires que les demandeurs ont soumis au DM. Il m’est donc impossible de conclure qu’il était déraisonnable de la part du DM de ne pas avoir traité expressément de ces observations. Il n’est pas nécessaire que le décideur traite de chacun des arguments ou de chacune des questions clés qui sont soulevés (Vavilov, au para 128).

[73] Les demandeurs font valoir aussi que, dans le cadre des pressions exercées en faveur de la limite de transmission de la citoyenneté à la première génération à l’étranger, le ministre qui, à l’époque, en était chargé a déclaré au sein de diverses tribunes que l’intention de cette mesure était de veiller à ce que les personnes qui recevaient la citoyenneté avaient de véritables liens avec le Canada.

[74] Le DM en était conscient. Dans la décision initiale, il a fait remarquer que le projet de loi C‑37 [traduction] « visait à protéger la valeur de la citoyenneté en la limitant à la première génération née à l’étranger, mettant ainsi fin à la possibilité que la citoyenneté canadienne soit transmise indéfiniment à des personnes ayant peu ou pas de liens avec le Canada ». Il a ensuite examiné si une situation particulière et inhabituelle de détresse, attribuable aux liens des demandeurs avec le Canada, justifiait l’octroi discrétionnaire de la citoyenneté en application du paragraphe 5(4).

[75] Dans son interprétation du paragraphe 5(4), le DM n’a pas fait abstraction des liens qu’avaient les demandeurs avec le Canada. Il a plutôt examiné les éléments de preuve et les observations des demandeurs à cet égard. Il a conclu que ces observations et ces éléments de preuve étaient liés à ce qu’avaient accompli des membres de la famille élargie des demandeurs et leur père et que les liens personnels de ces derniers avec le Canada étaient [traduction] « plus que modestes ». Cette conclusion concorde avec la preuve.

[76] Les demandeurs font valoir que la manière dont le DM interprète et applique le paragraphe 5(4) fait abstraction des racines familiales. Ils ajoutent que ces racines établissent l’existence de véritables liens avec le Canada, invoquant à cet égard la décision Tully c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 547 [Tully].

[77] La décision Tully n’examine pas le paragraphe 5(4). Les commentaires de la Cour sur les racines familiales dans cette affaire ont été cités comme un « point intéressant », et la juge Susan Elliott a fait remarquer : « [j]e ne crois pas que M. Tully prétendait que ses racines pouvaient l’emporter sur les dispositions de la Loi sur la citoyenneté » (Tully, aux para 67 et 70). Je signale également qu’il est fait référence dans cette décision à un solide attachement personnel découlant de visites faites au Canada en tant qu’enfant et de visites annuelles continues en tant que père (au para 76). Il n’y a, en l’espèce, aucune preuve semblable d’un attachement personnel solide. La décision Tully n’est d’aucune utilité pour ce qui est d’examiner le caractère raisonnable de l’interprétation et de l’application qu’a faite le DM du paragraphe 5(4).

[78] Les demandeurs soutiennent également que l’interprétation qu’a faite le DM du paragraphe 5(4) a pour effet d’interdire à un demandeur mineur, ou de l’empêcher, d’obtenir la citoyenneté à titre discrétionnaire malgré des dispositions de la Loi qui permettent à un demandeur mineur de le faire. L’interprétation du DM n’a pas cet effet‑là. Il est fort possible que les demandeurs mineurs satisfassent aux critères que prescrit le paragraphe 5(4). Le fait que de telles circonstances soient rares ne rend pas déraisonnable l’interprétation qu’a fait le DM du paragraphe 5(4).

[79] Les demandeurs invoquent ensuite la décision Worthington c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 626 [Worthington] pour faire valoir qu’il ne leur est pas nécessaire d’établir qu’ils satisfont à l’une des trois circonstances énumérées au paragraphe 5(4).

[80] Comme le signale le défendeur, la décision Worthington traite de circonstances nettement différentes. Dans cette affaire, il a été conclu que l’obligation d’établir l’existence d’une situation particulière et inhabituelle de détresse ou le fait de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada était contraire à l’objectif d’une « mesure intérimaire » valide pour l’attribution de la citoyenneté à des enfants adoptés à l’étranger (Worthington, aux para 56‑57). Dans la décision, le juge John O’Keefe traite de l’interprétation du paragraphe 5(4) :

[55] L’objet du [paragraphe 5(4)] semble être de permettre au ministre, lorsqu’il s’agit de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, d’attribuer la citoyenneté malgré les autres dispositions de la Loi. D’après ce que je comprends de [ce paragraphe], il appartient habituellement au demandeur de démontrer l’existence de l’une ou l’autre des circonstances décrites ci‑dessus; toutefois, pour les personnes adoptées à l’étranger par des Canadiens y résidant, ce n’est pas le cas puisque la mesure intérimaire fixe d’autres règles. Bien que je souscrive à l’argument du défendeur selon lequel la mesure intérimaire est une politique du ministère et non une loi formelle, elle est néanmoins accessible au public et la Cour suprême a qualifié ces politiques de très utiles à la Cour (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.)). Dans la mesure intérimaire, les critères établis par la ligne directrice aux demandes en vertu du paragraphe 5(4) prévoient que le demandeur doit établir qu’une adoption légale et complète a eu lieu après le 31 décembre 1946, qu’un des parents adoptifs était citoyen canadien au moment de l’adoption et, qu’à ce même moment, le demandeur était âgé de moins de 18 ans.

[Non souligné dans l’original.]

[81] La décision Worthington n’est pas incompatible avec la manière dont le DM a interprété le paragraphe 5(4).

[82] Une analyse contextuelle et téléologique ne donne pas à penser que le paragraphe 5(4) a été interprété d’une manière qui ne concorde pas avec l’interprétation textuelle de cette disposition. Le DM a interprété ce paragraphe de manière raisonnable, en considérant qu’il oblige les demandeurs à montrer qu’ils satisfont à l’une des trois situations énumérées lorsqu’ils cherchent à obtenir une attribution discrétionnaire de la citoyenneté.

[83] Cela étant le cas, voyons maintenant les arguments des demandeurs selon lesquels le DM a conclu de manière déraisonnable que le refus d’une attribution discrétionnaire de la citoyenneté ne créerait pas une situation particulière et inhabituelle de détresse en raison du patrimoine familial et des liens familiaux des demandeurs avec le Canada. Je traiterai également de l’argument des demandeurs selon lequel le DM a conclu de manière déraisonnable qu’ils ne pouvaient pas invoquer des « services exceptionnels » qu’avaient rendus au Canada des membres de leur famille élargie.

b) La situation de détresse et les services exceptionnels

[84] Ce qui constitue une « situation particulière et inhabituelle de détresse » au sens du paragraphe 5(4) n’a pas été établi dans la même mesure que le sens du mot « difficultés » qui figure au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. C’est ce qu’a signalé le juge James Russell dans la décision Ayaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 701 :

[50] La jurisprudence se rapportant à la « situation particulière et inhabituelle de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi n’est pas aussi bien établie par exemple que celle qui concerne les difficultés au sens du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Bien qu’il n’existe aucun critère fermement établi relatif aux « situation[s] particulière[s] et inhabituelle[s] de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi, les observations suivantes du juge Walsh dans la décision Re Turcan (T‑3202, 6 octobre 1978, CFPI), qu’il a reproduites dans la décision Naber‑Sykes (Re), [1986] 3 CF 434, 4 FTR 204 (Naber‑Sykes) demeurent valides et sont un bon point de départ :

Naturellement, l’appréciation de ce qui constitue « une situation particulière et exceptionnelle de détresse » est une appréciation subjective et il se peut que cette appréciation soit différente selon qu’elle émane des juges de la citoyenneté, des juges de la Cour de céans, du Ministre ou du gouverneur en conseil. Certes, le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté canadienne ou d’avoir à attendre plus longtemps avant de l’acquérir n’est pas en soi une situation « particulière et exceptionnelle de détresse », mais dans les cas où ce retard entraîne la séparation des familles, la perte d’un emploi, l’inutilisation de compétences professionnelles et de talents spéciaux et où le Canada est privé de citoyens désirables et hautement qualifiés, il semble qu’après avoir rejeté la demande par suite d’une interprétation nécessairement stricte et des conditions de résidence prévues par la Loi, lesquelles n’ont pu être remplies pour des raisons indépendantes de la volonté du requérant, le juge doit recommander au ministre de faire intervenir le gouverneur en conseil […]

[85] Le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté ou d’avoir à attendre plus longtemps avant de l’obtenir n’est habituellement pas suffisant pour établir l’existence d’une situation spéciale et particulière de détresse. Cependant, les conséquences d’un refus de reconnaître l’un ou l’autre de ces deux faits sont des facteurs qui sont pertinents dans le cadre de l’examen d’une situation particulière ou imprévue de détresse. Si le décideur a tenu compte de ces facteurs dans le cadre de l’exercice du vaste pouvoir discrétionnaire que confère le paragraphe 5(4), un tribunal, habituellement, n’interviendra pas :

[52] Dans la décision Linde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 739, [2001] ACF no 1085, qui portait également sur des absences découlant d’obligations professionnelles, le juge Blanchard a examiné une partie de la jurisprudence sur la question, qui mettait en lumière la nature discrétionnaire de la décision. À moins que le juge de la citoyenneté ne tienne pas compte de facteurs pertinents (voir Khat (Re), [1991] ACF no 949, 49 FTR 252) ou que sa conduite trahisse une partialité ou un motif irrégulier (voir Kalkat, précitée; Akan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 991, au paragraphe 11, 170 FTR 158), la Cour n’a généralement aucune raison d’intervenir. Le juge Blanchard a fait observer, relativement à l’affaire dont il était saisi :

[24] Je suis convaincu au contraire que le juge de la citoyenneté a pris en compte tous les facteurs pertinents dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 15(1) de la Loi. La demanderesse n’a pas démontré que le juge de la citoyenneté n’aurait pas tenu compte d’éléments de preuve qui lui ont été présentés ou aurait commis quelque erreur en décidant qu’elle ne se trouvait pas dans une situation de détresse qui puisse faire jouer le paragraphe 5(4) de la Loi […] (Ayaz, au para 52)

[86] Dans la présente affaire, le DM a bel et bien examiné et analysé les arguments invoqués et les éléments de preuve présentés. Ce faisant, la nature des liens de M. Grossmann‑Hensel avec le Canada a été prise en considération, tout comme la présence de membres de la famille au Canada, dont la grand‑mère maternelle des demandeurs. Le DM a également pris acte des contributions importantes au Canada de la famille élargie des demandeurs au fil de plusieurs générations. Cependant, il a conclu que les observations et les éléments de preuve étaient lacunaires, car ils n’établissaient pas que les demandeurs avaient des liens personnels avec le Canada.

[87] Le DM a reconnu que, dans le cas de mineurs, les chances d’établir l’existence de tels liens peuvent être restreintes, mais il a également signalé l’absence d’éléments de preuve convenant à la catégorie d’âges des demandeurs et décrivant leur connaissance générale du Canada, les responsabilités inhérentes à la citoyenneté et la preuve restreinte de visites au Canada.

[88] Pour ce qui est du réexamen de la décision initiale, la seule autre preuve fournie à cet égard a été des autorisations de voyage électroniques permettant aux demandeurs de se rendre au Canada par avion et un timbre d’entrée, daté de 2013, dans le passeport de Mathilde. Le DM a examiné cette preuve, mais il a jugé qu’elle n’était pas convaincante et ne changeait pas la décision initiale.

[89] Le DM a conclu de manière raisonnable que le patrimoine de la famille des demandeurs et les liens qu’elle avait avec le Canada n’établissaient pas qu’ils subiraient une situation particulière et inhabituelle de détresse par suite du refus de leur attribuer la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4).

[90] L’argument selon lequel les demandeurs devraient bénéficier des services qu’ont rendus et des contributions qu’ont faites au Canada des membres de leur famille élargie était une question nouvelle, qui a été soulevée au stade du réexamen. Le DM a signalé ce fait mais il a quand même traité des observations présentées, concluant qu’une attribution discrétionnaire de la citoyenneté a pour but de reconnaître les services exceptionnels qu’un demandeur a rendus, et non les services qu’a rendus un membre de sa famille. Les demandeurs ne sont pas d’accord avec la conclusion que le DM a tirée à cet égard, mais ce désaccord ne fait pas en sorte que la décision est déraisonnable.

c) L’intérêt supérieur des enfants

[91] Enfin, je suis persuadé que le DM a été sensible au fait que les demandeurs étaient des mineurs dont l’intérêt était directement en jeu et devait être pris en compte au moment d’évaluer la demande par rapport aux critères prévus par la loi. En procédant à cette analyse, le DM a signalé que les demandeurs vivaient avec leurs parents à l’étranger et qu’ils pouvaient voyager librement munis de leurs passeports australiens. Il a aussi mentionné qu’il restait d’autres options disponibles pour obtenir la citoyenneté canadienne.

[92] En résumé, le DM s’est attaqué aux questions soulevées et les décisions rendues reposent sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle.

[93] Le DM a interprété et appliqué le paragraphe 5(4) de manière justifiée, transparente et intelligible.

D. Le DM a‑t‑il conclu de manière raisonnable que l’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté n’est pas discriminatoire?

[94] Les demandeurs soutiennent que le DM a commis une erreur en concluant que l’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté, tel que modifié par le projet de loi C‑37, c’est‑à‑dire la limite de transmission de la citoyenneté à la première génération à l’étranger, n’est pas discriminatoire. Ils font valoir que la naissance à l’étranger est une caractéristique immuable qui a pour désavantage qu’un Canadien né à l’étranger ne peut pas transmettre la citoyenneté à ses enfants qui, eux aussi, sont nés à l’étranger. Ils ajoutent que la distinction que fait la loi entre les citoyens nés à l’étranger et ceux qui sont nés ou ont été naturalisés au Canada est arbitraire. Ils signalent également le cas de la nièce de Mme Grossmann‑Hensel, qui est née à l’étranger avant l’entrée en vigueur des modifications apportées par le projet de loi C‑37 et qui a la citoyenneté canadienne, ce qui souligne la nature arbitraire de la limite de transmission de la citoyenneté à la première génération à l’étranger. Ils allèguent que l’alinéa 3(3)a) viole le paragraphe 15(1) de la Charte et n’est pas justifié au regard de l’article premier.

[95] Le défendeur soutient que la question de la constitutionnalité de l’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté n’est pas soumise en bonne et due forme à la Cour. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de décisions qui ont été rendues en vertu du paragraphe 5(4); l’alinéa 3(3)a) n’a pas eu d’effet déterminant sur les décisions en litige.

[96] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la question de nature constitutionnelle n’est pas soumise à bon droit à la Cour, et ce pour deux raisons. Premièrement, les questions soulevées dans les deux demandes qui me sont soumises ont trait à des décisions rendues en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté. Bien que les demandes fondées sur le paragraphe 5(4) en vue d’une attribution discrétionnaire de la citoyenneté fassent suite à une décision portant que les demandeurs ne sont pas citoyens par application de l’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté, cet alinéa n’a pas été déterminant pour ce qui est des demandes de citoyenneté. À ce sujet, l’opinion du défendeur selon laquelle une contestation de l’alinéa 3(3)a) aurait dû être présentée dans le cadre d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant une demande de certificat de citoyenneté est convaincante. Deuxièmement, l’allégation de violation de la Charte est présentée comme une violation des droits de M. Grossmann‑Hensel. J’ai décidé plus tôt que ce dernier n’est pas une partie nécessaire à la présente instance et qu’il n’a pas qualité pour agir.

[97] Le DM a bel et bien tenu compte du paragraphe 3(3) de la Loi sur la citoyenneté en réponse à l’argument des demandeurs que cette disposition est discriminatoire et que ce fait devrait éclairer l’exercice du pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 5(4) lui confère. Le DM a rejeté cet argument, concluant que le paragraphe 3(3) n’est pas discriminatoire.

[98] Pour conclure que la limite de la transmission de la citoyenneté à la première génération à l’étranger n’est pas discriminatoire, le DM a fait état de son objet (protéger la valeur de la citoyenneté). Il a de plus estimé que la disposition ne niait pas le droit à la citoyenneté sur la base d’une caractéristique immuable telle que la race ou la religion, mais qu’elle s’appliquait plutôt de manière égale et universelle à toutes les personnes de la deuxième génération nées à l’étranger après le 17 avril 2009. Les distinctions qui apparaissaient entre les enfants nés au Canada ou de citoyens naturalisés découlaient des circonstances particulières de chaque cas, et non d’un motif de distinction reconnu ou analogue. Le DM a également signalé que l’application de la disposition législative neutre en l’espèce ne suscitait aucune distinction évidente.

[99] L’analyse du DM concorde avec celle qui a été adoptée dans la décision Tully, où il a été conclu que l’alinéa 3(3)a) ne violait pas l’article 15 de la Charte. Dans cette affaire, il était allégué que cette disposition établissait une distinction fondée sur le motif énuméré de l’origine nationale. La Cour a estimé que la disposition ne faisait pas de distinction en fonction de l’origine nationale parce qu’elle « s’applique, peu importe le pays d’origine […] le pays d’origine ne fait pas partie de l’examen de la question de savoir si l’alinéa 3(3)a) s’applique » (Tully, au para 57). La Cour a conclu de ce fait qu’il n’y avait aucune violation de la Charte (Tully, au para 61).

[100] Les conclusions du DM ont inclus un examen des valeurs que reflète l’article 15 de la Charte et, ce faisant, il a estimé que ces valeurs n’entraient pas en jeu. Cette conclusion était à la fois raisonnable et étayée par une analyse rationnelle.

[101] Comme j’ai conclu que le DM a jugé de manière raisonnable que les droits ou les valeurs que garantissent la Charte n’étaient pas en jeu, il n’est nul besoin que je continue d’évaluer si la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des mesures de protection garanties par la Charte qui sont en jeu et des objectifs de la loi (Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32, au para 58, citant Doré, au para 57 et École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, au para 39).

VIII. Conclusion

[102] Je suis convaincu qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale et que la décision du DM est raisonnable. Les demandes sont rejetées.

[103] Les parties n’ont pas relevé de question de portée générale à certifier, et je suis convaincu qu’il ne s’en pose aucune.


JUGEMENT dans les dossiers T‑980‑20 et T‑981‑20

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé de la cause est modifié avec effet immédiat pour :

    1. nommer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur;

    2. refléter l’orthographe correcte du nom de famille des demandeurs : « Grossmann‑Hensel ».

  2. Le demandeur, Gert Stuart Grossmann‑Hensel, est radié de l’intitulé de la cause.

  3. Les demandes sont rejetées.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

 

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T‑980‑20 et T‑981‑20

 

INTITULÉ :

MATHILDE GROSSMANN‑HENSEL HENSEL et MAGNUS GROSSMANN‑HENSEL, REPRÉSENTÉS PAR LEUR TUTEUR À L’INSTANCE, GERT STUART GROSSMANN‑HENSEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 18 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

le 14 février 2022

 

COMPARUTIONS :

Nancy Lam

 

POUR Les demandeurs

 

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nancy Lam

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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