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Date : 20220210


Dossier : IMM-3285-21

Référence : 2022 CF 180

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2022

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

LARRY SPRINGER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Larry Springer est un citoyen américain de 62 ans qui est entré au Canada à titre de visiteur en 2019 et qui a présenté, depuis le pays, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Devant la Cour, il sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande. Il soutient que l’agent a accordé trop d’importance à ses antécédents criminels aux États-Unis et au fait qu’il était demeuré au Canada sans statut, et que l’agent a ainsi agi au détriment de l’intérêt supérieur de son enfant de deux ans née au Canada.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[2] L’agent a examiné tous les facteurs pertinents que soulevait le dossier du demandeur.

A. L’établissement

[3] L’agent a examiné l’établissement du demandeur durant ses deux années au Canada, y compris ses activités, sa profession, son inscription et sa participation à un programme de formation et de perfectionnement professionnels, ses activités religieuses et son projet d’établir une ONG au Canada, ainsi que des lettres d’amis.

[4] L’agent a conclu que le demandeur avait fourni peu d’éléments de preuve ou de renseignements sur son établissement au Canada, qu’il n’avait pas atteint un degré appréciable ou exceptionnel d’établissement, et qu’il pourrait poursuivre ses activités actuelles dans son pays ou ailleurs.

B. Les liens familiaux au Canada et l’intérêt supérieur de l’enfant

[5] L’agent a pris acte des liens du demandeur avec son épouse et leur fille, et il a admis qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant de recevoir des soins et du soutien de ses deux parents.

[6] Cependant, il a souligné l’absence de preuve concernant la santé de l’épouse du demandeur ou le fait qu’elle ne serait pas en mesure de s’occuper seule de leur fille si la famille décidait que l’enfant demeurerait au Canada avec sa mère et que le demandeur partirait pour les États-Unis.

[7] Subsidiairement, l’agent a considéré qu’un déménagement des trois membres de la famille aux États-Unis était une possibilité raisonnable. Il a souligné que la fille du demandeur n’avait alors qu’un an, qu’elle s’adapterait facilement à une nouvelle vie avec ses parents et les membres de sa famille élargie aux États-Unis (où vivent quatre autres enfants du demandeur, ses parents et sa fratrie) et qu’elle aurait l’avantage de rencontrer ces derniers. Il a également souligné que la preuve ne démontrait pas que la mère de l’enfant avait besoin de services de santé qui sont accessibles au Canada, mais pas aux États-Unis.

[8] L’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant de demeurer avec ses deux parents, que ce soit au Canada ou aux États-Unis. Dans cette perspective, il a accordé un certain poids aux liens familiaux du demandeur au Canada et à l’intérêt supérieur de l’enfant.

C. Les difficultés

[9] L’agent a répondu aux observations du demandeur selon lesquelles il a été victime de profilage racial de la part de la police dans sa jeunesse, et les Noirs aux États-Unis sont toujours confrontés à un racisme systémique considérable, sont davantage exposés au risque de contracter la COVID-19 et sont victimes de violence de façon disproportionnée. Il cite deux rapports présentés par le demandeur qui démontrent que ces inégalités et ces enjeux sont importants aux États-Unis et qu’ils se sont aggravés de 2020 à 2021.

[10] L’agent a souligné que le demandeur avait fourni peu de renseignements sur la discrimination dont il aurait été victime depuis sa sortie de prison, et qu’après celle-ci, il avait réussi à trouver du travail. Il a ajouté que le demandeur avait habité chez sa mère et chez sa sœur dans le passé et qu’il pourrait peut-être y habiter de nouveau. À son avis, le demandeur pourrait choisir où s’installer aux États-Unis (en fonction des mesures locales contre la COVID-19, s’il le désirait) et s’y faire vacciner.

[11] L’agent a souligné que l’objet de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, n’est pas de déterminer le meilleur pays de résidence selon le niveau de vie des demandeurs, mais plutôt d’offrir au ministre la souplesse nécessaire pour contourner les limites imposées par les lois canadiennes en matière d’immigration dans les situations extraordinaires. Pour conclure, il a accordé peu de poids aux difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il devait retourner aux États-Unis.

D. La criminalité

[12] L’agent a pris en considération l’observation du demandeur selon laquelle, si la mesure sollicitée lui était refusée, il devrait présenter depuis l’étranger une demande qui serait probablement rejetée en raison de ses antécédents criminels.

[13] Cependant, l’agent semble avoir considéré que le demandeur disposait d’autres moyens d’obtenir la résidence canadienne depuis le Canada ou l’étranger. Il a souligné le peu d’éléments de preuve présentés concernant le fait que le demandeur avait tenté de présenter une demande de résidence permanente, parrainée par son épouse canadienne, au titre de la catégorie du regroupement familial.

[14] L’agent, s’appuyant sur le certificat de police du Federal Bureau of Investigation (le FBI), a fait observer le peu d’éléments de preuve à l’appui des observations du demandeur selon lesquelles il avait joué un rôle négligeable dans les activités criminelles qui avaient mené à sa déclaration de culpabilité. Il a en outre considéré que la durée de la peine, soit 30 ans, témoignait de la gravité des infractions commises. Toutefois, il a souligné les changements et l’évolution survenus dans la vie personnelle du demandeur, ainsi que son désir d’entreprendre une nouvelle vie au Canada.

[15] Dans l’ensemble, l’agent a accordé un poids défavorable important au fait que le demandeur avait été déclaré coupable aux États-Unis de plusieurs infractions qui emportaient probablement interdiction de territoire au Canada.

E. Autres facteurs

[16] L’agent a accordé un poids défavorable aux actes du demandeur liés à son statut d’immigrant au Canada.

[17] Premièrement, étant donné les antécédents criminels du demandeur, l’agent a accordé un poids défavorable important au fait qu’il n’avait pas présenté la demande de visa appropriée à la frontière.

[18] Deuxièmement, il a accordé un poids défavorable important au fait que le demandeur n’avait pas tenté de proroger son visa de résident temporaire et qu’il était demeuré au pays après l’expiration du visa. Le demandeur a expliqué qu’il avait prolongé indûment son séjour en raison de l’état de santé de son épouse, mais l’agent a rejeté cette explication, car aucun renseignement ou élément de preuve n’avait été présenté à cet égard.

[19] Troisièmement, l’agent a accordé un poids défavorable substantiel au fait qu’une année s’était écoulée entre l’expiration du visa de résident temporaire du demandeur et sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

F. Conclusion

[20] L’agent a exposé les contraintes juridiques auxquelles il était assujetti, il a résumé leur application à la situation du demandeur, y compris le poids accordé à chacun des facteurs et des éléments, et il a souligné le manque de renseignements ou d’éléments de preuve à certains égards. Il a ensuite conclu que la présente demande ne satisfaisait pas aux exigences.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[21] Je suis d’accord avec les parties pour dire que la présente demande soulève une seule question, soit celle de savoir si l’agent a commis une erreur dans l’analyse et la pondération des facteurs d’ordre humanitaire applicables.

[22] Je suis également d’accord avec les parties pour dire que la norme de la décision raisonnable s’applique à cette analyse. La Cour doit faire preuve de déférence envers l’agent qui a spécialement été chargé, en vertu de la loi, de prendre des décisions telles que celle contestée en l’espèce, et ne devrait intervenir que si la décision faisant l’objet d’un contrôle souffre de lacunes suffisamment graves (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 125).

IV. Analyse

[23] Premièrement, le demandeur soutient qu’aucun élément de preuve n’établissait qu’il n’avait pas été franc en ce qui a trait à son casier judiciaire à son entrée au Canada. À son avis, il aurait dû avoir la possibilité de présenter des observations, notamment parce que l’agent a accordé un poids considérable à ce facteur. De plus, l’agent n’aurait pas dû inférer qu’il avait considérablement participé aux activités criminelles qui avaient mené à sa déclaration de culpabilité et à sa condamnation; de l’avis du demandeur, il s’agit là d’une pure conjecture.

[24] Avec égards, je ne suis pas d’accord avec le demandeur. Il lui incombait de présenter des éléments de preuve à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En l’absence d’éléments de preuve démontrant précisément qu’il avait révélé ses antécédents criminels, il était loisible à l’agent de conclure que, si le demandeur avait fourni suffisamment de renseignements aux autorités de l’immigration à la frontière, celles-ci lui auraient indiqué le permis approprié à demander pour demeurer au Canada malgré ses antécédents criminels. Aucun élément de preuve n’établissait que le demandeur avait tenté de régler les questions d’interdiction de territoire par des processus réguliers autrement qu’en présentant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En ce qui concerne les antécédents criminels du demandeur, l’agent s’est simplement appuyé sur les documents que le demandeur avait présentés, dont le dossier du FBI. Le demandeur avait été déclaré coupable de ses crimes et condamné à une peine d’emprisonnement de 30 ans, mais en a purgé treize. Il s’agissait de faits soumis à l’agent, qui n’avait aucune raison de conclure que le demandeur avait joué un rôle négligeable dans les activités criminelles qui avaient mené à sa déclaration de culpabilité. Il était raisonnablement loisible à l’agent de s’appuyer sur la déclaration de culpabilité et la peine que le tribunal américain avait prononcées à la suite d’une enquête du FBI.

[25] Deuxièmement, le demandeur soutient que l’agent n’a pas adéquatement pris en compte l’intérêt supérieur de sa fille de deux ans. Il fait valoir que l’agent a commis plusieurs erreurs :

[traduction]

En n’accordant pas le poids approprié à l’intérêt supérieur de sa fille, c’est-à-dire seulement « un certain poids »;

En ne traitant pas de la preuve présentée concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, y compris sa vie en tant que personne noire aux États-Unis, et de la preuve objective sur la situation dans le pays;

En ne faisant qu’une analyse superficielle de l’intérêt supérieur de l’enfant et en ne tenant compte que de ses besoins fondamentaux;

En examinant les difficultés potentielles auxquelles l’enfant serait confrontée aux États-Unis ou au Canada seulement dans l’éventualité où elle y vivrait avec ses deux parents, et non pas également dans l’éventualité où elle y vivrait avec un seul de ses parents;

En supposant, sans s’appuyer sur le moindre élément de preuve, que le demandeur pourrait parrainer son épouse et sa fille afin qu’elles vivent avec lui aux États-Unis;

En ne tenant pas compte des liens de l’enfant et de la famille de son épouse avec la culture francophone au Canada.

[26] Encore là, je ne suis pas d’accord avec le demandeur. À mon avis, l’agent a bel et bien analysé l’intérêt supérieur de la fille du demandeur. Il a dûment examiné la situation actuelle de l’enfant et les options qui s’offraient à ses parents. Ses motifs sont détaillés et démontrent qu’il était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant.

[27] L’agent a souligné qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté concernant l’état de santé de l’épouse du demandeur ou à l’appui de l’argument selon lequel, à cause de son état de santé, elle était moins en mesure de prendre soin de l’enfant; il était donc raisonnable que l’agent accorde peu de poids à cet argument. Il était également raisonnable que l’agent considère que le demandeur, son épouse et leur fille pouvaient déménager aux États-Unis (et éventuellement y présenter une demande de résidence permanente), car peu de renseignements avaient été fournis concernant les attaches de l’épouse au Canada ou ses liens avec la culture francophone. Dans ces circonstances, il était loisible à l’agent de conclure que, compte tenu de tous les facteurs défavorables relevés dans le dossier du demandeur, il ne pouvait accorder qu’un certain poids à l’intérêt supérieur de l’enfant. Je ne crois pas que la formule employée par l’agent indique que le facteur n’a pas été dûment examiné; elle indique plutôt qu’il n’est pas toujours le facteur déterminant.

[28] Enfin, le demandeur soutient que l’agent n’a pas appliqué la preuve objective à sa situation. Il a 62 ans, il a purgé une très longue peine pour un crime qui, selon lui, ne la justifiait pas. Il est un Noir, et les Noirs aux États-Unis sont victimes de discrimination et sont davantage exposés au risque de contracter la COVID-19. En effet, la preuve démontre qu’il a été victime de racisme, qu’il a vécu dans la pauvreté et qu’il s’est retrouvé sans emploi aux États-Unis.

[29] À mon avis, l’agent a examiné l’intégralité de la preuve, il a résumé la situation personnelle du demandeur, il a mis en évidence certains des éléments de preuve présentés, il a traité d’observations précises et il a indiqué pourquoi elles n’étaient pas suffisantes pour justifier d’octroyer au demandeur la résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire. Je suis d’accord avec l’agent pour dire qu’il s’agit d’une mesure exceptionnelle dont l’objet n’est pas de déterminer, après comparaison des niveaux de vie, lequel de deux pays conviendrait le mieux à un demandeur.

[30] Dans l’ensemble, je juge que l’agent, dans sa conclusion, a clairement expliqué son rôle, l’objet de la décision, les contraintes imposées par la loi ainsi que son appréciation de la preuve et l’insuffisance des éléments de preuve, de sorte qu’il ne pouvait rendre de décision favorable. Je ne vois aucune raison de modifier la décision de l’agent.

V. Conclusion

[31] Pour les motifs exposés précédemment, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3285-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3285-21

 

INTITULÉ :

LARRY SPRINGER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JANVIER 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Katharine Rejminiak

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Judith Boer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Badh & Rejminiak LLP

Surrey (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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