Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220221


Dossier : IMM-2696-21

Référence : 2022 CF 222

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 février 2022

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

MOEZ HAMAMI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION, LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] L’alinéa 101(1)c.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] empêche les demandeurs d’asile qui ont présenté une demande d’asile dans un pays avec lequel le Canada a conclu un accord ou une entente permettant l’échange de renseignements de faire instruire leur demande et de la faire trancher par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Les demandeurs d’asile qui font partie de cette catégorie voient leurs demandes tranchées par voie d’un processus amélioré d’examen des risques avant renvoi [ERAR], dans le cadre duquel ils ont droit à une audience. Le Canada a conclu de tels accords avec les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

[2] Le 7 avril 2021, les défendeurs ont conclu que la demande d’asile présentée par le demandeur au Canada ne pouvait pas être déférée à la SPR en raison de l’existence d’une demande d’asile antérieure présentée au Royaume-Uni en 1997.

[3] Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que la décision des défendeurs selon laquelle sa demande d’asile ne pouvait pas être instruite par la SPR au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR était à la fois incorrecte et déraisonnable. Il prétend que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR ne s’applique pas aux demandes d’asile présentées dans d’autres pays avant le 8 avril 2019, date à laquelle la Loi no 1 d’exécution du budget de 2019, LC 2019, c 29 [la LEB] a été déposée. Il prétend aussi que les défendeurs ont agi de façon déraisonnable en exerçant le pouvoir discrétionnaire que leur confère la loi afin de déclarer sa demande d’asile irrecevable.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Le contexte factuel

[5] Le demandeur est un Palestinien né en Libye. En décembre 1996, il s’est enfui au Royaume-Uni avec ses parents; après avoir été contraints de quitter la Libye, ils avaient été refoulés à la frontière du Liban par les autorités gouvernementales. Le demandeur était âgé de 19 ans.

[6] En 1997, le père du demandeur a demandé l’asile au Royaume-Uni et il a inclus celui-ci en tant qu’enfant dans la demande familiale. Le demandeur n’a jamais présenté de demande d’asile par lui-même.

[7] En 1999, le Liban a levé l’interdiction à l’égard des Palestiniens. Les parents du demandeur ont retiré leur demande d’asile et ont déménagé au Liban. Le demandeur est resté au Royaume-Uni pour terminer ses études universitaires, ce qu’il a fait en 2002. Puisqu’il n’y avait eu aucune suite à sa demande d’asile présentée au Royaume-Uni et qu’il n’avait pas été convoqué en entrevue, le demandeur a décidé de retirer sa demande et de se rendre au Liban en octobre 2002.

[8] Durant son séjour au Liban, le demandeur a été victime de discrimination, d’agressions et de menaces en raison des activités politiques de son frère. Par conséquent, le demandeur, son épouse et leurs deux enfants sont venus au Canada le 21 juin 2019 munis de visas de visiteur. Ils ont demandé l’asile le 2 août 2019. Le demandeur a déclaré à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] que son père avait déjà présenté une demande d’asile au Royaume-Uni en 1997, mais que cette demande n’avait jamais été traitée et qu’elle avait finalement été retirée. On lui a demandé de venir passer une entrevue le 20 août 2019.

[9] Le 9 août 2019, un agent d’IRCC a demandé au Royaume-Uni de confirmer si le demandeur avait déjà présenté une demande d’asile dans ce pays. L’entrevue du demandeur, qui était prévue pour le 20 août 2019, a été annulée en attendant le résultat de la vérification effectuée par IRCC.

[10] Le 15 octobre 2019, en l’absence de réponse de la part du Royaume-Uni, il a été conclu que la demande d’asile du demandeur et de sa famille pouvait être déférée à la SPR. Le même jour, une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre le demandeur, et un rapport a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR.

[11] Le 22 novembre 2019, IRCC a reçu une réponse du Royaume-Uni indiquant ce qui suit : 1) le demandeur avait présenté une demande d’asile au Royaume-Uni le 25 mars 1997; 2) il avait retiré sa demande d’asile le 27 septembre 2002; 3) il n’y avait eu aucun contact avec le demandeur et celui-ci avait été enregistré comme étant un fugitif; et 4) son dossier avait été clos le 31 octobre 2012.

[12] Le 12 janvier 2021, la SPR a écrit au demandeur pour lui demander de fournir des renseignements et des documents supplémentaires, y compris les raisons pour lesquelles il avait présenté une demande d’asile au Royaume-Uni puis l’avait retirée. Le demandeur a fourni les renseignements demandés, et une audience a été prévue pour sa famille et lui le 28 mai 2021.

[13] Le 24 mars 2021, un agent d’IRCC a envoyé au demandeur une lettre intitulée [traduction] « Motifs de nouvelle décision en matière d’irrecevabilité au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi, conformément à l’article 104 de la Loi » [les motifs de nouvelle décision]. Dans cette lettre, l’agent informait le demandeur que sa demande d’asile risquait de ne pas pouvoir être déférée à la SPR au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR du fait qu’IRCC avait reçu la confirmation qu’il avait présenté une demande d’asile au Royaume-Uni en 1997. En outre, l’agent demandait au demandeur de se présenter à une entrevue le 7 avril 2021 pour discuter de la question.

[14] Le demandeur s’est présenté à l’entrevue le 7 avril 2021. Il a été interrogé sur sa demande d’asile présentée au Royaume-Uni. Il a ensuite signé un formulaire de déclaration dans lequel il reconnaissait les questions posées et les réponses fournies durant l’entrevue. L’agent d’IRCC a informé verbalement le demandeur que sa demande ne pouvait pas être déférée à la SPR avant de lui retirer son document d’identité en tant que demandeur d’asile et de lui délivrer un nouveau document du demandeur d’asile. Ce nouveau document indiquait qu’il avait été conclu que la demande d’asile ne pouvait pas être déférée à la SPR et que le demandeur avait le droit de présenter une demande d’ERAR. L’agent d’IRCC a établi un autre rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR et il a pris une mesure d’exclusion contre le demandeur.

[15] Le 19 avril 2021, la SPR a écrit au demandeur pour l’informer que, selon un avis reçu d’IRCC, sa demande d’asile avait été jugée irrecevable et que, par conséquent, il était mis fin à l’affaire en cours devant elle concernant sa demande d’asile aux termes de l’alinéa 104(2)a.1) de la LIPR.

[16] Le 21 avril 2021, le demandeur a déposé une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, laquelle autorisation lui a été accordée le 13 septembre 2021.

[17] Le 3 juin 2021, la SPR a conclu que l’épouse et les deux enfants du demandeur avaient la qualité de réfugiés au sens de la Convention et a accueilli leurs demandes d’asile.

[18] Le 14 septembre 2021, le demandeur a reçu, par courrier, un document intitulé [traduction] « Avis de demande d’asile jugée irrecevable aux termes des paragraphes 104(1) et 104(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés » [l’avis de demande d’asile jugée irrecevable].

[19] Bien que formulée différemment par le demandeur, la question déterminante dans la présente affaire est de savoir si l’agent d’IRCC a raisonnablement conclu que la demande d’asile du demandeur ne pouvait pas être déférée à la SPR au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR. Le demandeur soutient que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR ne peut pas s’appliquer de façon rétroactive et qu’il ne s’applique donc pas à la demande d’asile qu’il avait présentée en 1997 au Royaume-Uni. Il soutient aussi que l’agent a agi de façon déraisonnable en exerçant, de façon ultérieure et unilatérale, le pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi pour déclarer sa demande d’asile irrecevable.

III. Analyse

A. La norme de contrôle applicable

[20] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a statué que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer aux décisions rendues par des décideurs administratifs (Vavilov, aux para 10, 16-17). À mon avis, aucune des exceptions décrites dans l’arrêt Vavilov ne s’applique en l’espèce. Contrairement à ce que prétend le demandeur, la décision de l’agent d’IRCC ne soulève pas de [traduction] « questions de droit d’importance capitale pour le système de justice dans son ensemble » ni de [traduction] « question liée à la délimitation des compétences entre la SPR et l’agent d’ERAR ». Il est plutôt question de l’interprétation et de l’application faites par l’agent de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, sa loi constitutive. Il est bien établi que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation par un décideur de sa loi constitutive et à l’examen de la recevabilité d’une demande d’asile (Vavilov, au para 25; Antakli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 356 au para 14).

[21] Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit s’intéresser « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

B. Les questions préliminaires

(1) La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[22] Après avoir examiné les documents présentés par les parties, la Cour a émis, le 12 novembre 2021, une directive portant ce qui suit à leur attention :

  1. Dans son avis de demande déposé le 21 avril 2021, le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de ce qui suit : 1) les motifs de la nouvelle décision d’IRCC, datés du 24 mars 2021 ; 2) le rapport daté du 7 avril 2021 établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR; et 3) la mesure d’exclusion prise le même jour.

  2. Dans son mémoire des arguments, le demandeur sollicite aussi une réparation à l’encontre de la décision rendue le 19 avril 2021 par laquelle la SPR a mis fin à l’affaire.

  3. L’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été accordée à l’encontre de [traduction] « la décision [d’IRCC] datée du 24 mars 2021 », qui est en fait la lettre envoyée au demandeur pour l’informer de la possible irrecevabilité de sa demande d’asile et pour le convoquer à un entretien le 7 avril 2021.

  4. Aux termes de l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, une demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.

[23] Après avoir examiné les observations présentées par les parties à l’audience, je conviens avec les défendeurs que la décision qui doit faire l’objet de la demande de contrôle judiciaire est celle qui a été rendue le 7 avril 2021 et qui a été consignée dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], décision selon laquelle la demande d’asile du demandeur ne pouvait pas être déférée à la SPR. Il ressort effectivement du mémoire des arguments du demandeur que ses observations visent essentiellement à contester la conclusion d’irrecevabilité tirée par l’agent d’IRCC au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR. Comme il est dans l’intérêt des parties que la procédure soit régularisée, j’autorise le demandeur à présenter une demande de contrôle judiciaire nunc pro tunc à l’encontre de la décision du 7 avril 2021.

(2) L’absence d’une décision écrite officielle

[24] Le demandeur souligne, au début de ses observations, qu’aucune décision écrite officielle ne confirme l’article de la LIPR sur lequel l’agent d’IRCC s’est appuyé pour conclure que sa demande d’asile était irrecevable. Il soutient qu’il s’agit là d’un manquement à l’équité procédurale.

[25] Les défendeurs soutiennent que la décision d’irrecevabilité rendue oralement le 7 avril 2021 satisfait à l’exigence quant au caractère officiel des décisions. Lorsque l’agent d’IRCC a informé le demandeur de la décision lors de l’entrevue, la décision était officielle. Elle a également été rédigée et communiquée au demandeur de manière définitive.

[26] À l’appui de leur argument, les défendeurs ont présenté un autre affidavit de l’agent d’IRCC chargé du dossier du demandeur. L’agent d’IRCC affirme avoir informé le demandeur, lors de l’entrevue du 7 avril 2021, qu’IRCC avait reçu des renseignements de ses partenaires au Royaume-Uni confirmant qu’il y avait présenté une demande d’asile le 25 mars 1997 et que la demande avait été retirée le 27 septembre 2002. Il a expliqué au demandeur qu’étant donné qu’IRCC avait reçu la confirmation que celui-ci avait déjà présenté une demande d’asile au Royaume-Uni, il n’avait d’autre choix que de rendre une décision d’irrecevabilité. Il a avisé le demandeur de l’irrecevabilité de sa demande d’asile et il a cité les alinéas 101(1)c.1) et 104(1)a.1) de la LIPR figurant sur le site Web du ministère de la Justice. Après avoir avisé le demandeur de l’irrecevabilité de sa demande d’asile, l’agent d’IRCC lui a demandé s’il avait des questions, ce à quoi le demandeur a répondu par la négative. L’agent d’IRCC a ensuite demandé à l’avocat du demandeur s’il avait des questions au sujet de l’irrecevabilité de la demande d’asile du demandeur attribuable à l’existence de sa demande antérieure au Royaume-Uni, et l’avocat a répondu qu’il n’en avait pas. Les défendeurs soutiennent que si la décision a été communiquée oralement lors de l’entrevue, elle a aussi été consignée dans le SMGC et elle satisfait aux exigences en matière d’équité procédurale. Les notes consignées dans le SMGC, qui font partie de la décision, sont ainsi rédigées :

[traduction]
Nouvelle décision quant à la recevabilité d’une demande d’asile, bureau d’IRCC de Windsor, le 7 avril 2021 : À la suite d’un réexamen au titre du paragraphe 104(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, j’ai conclu que la demande d’asile du demandeur, Moez HAMAMI, ne pouvait pas être déférée à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au titre de l’alinéa 101(1)c.1). Cette décision repose sur le fait que Moez HAMAMI a présenté une demande d’asile au Royaume-Uni le 25 mars 1997. L’existence de cette demande d’asile a été confirmée par les renseignements reçus du Royaume-Uni le 22 novembre 2019. En outre, M. HAMAMI a indiqué, dans son annexe A, qu’il avait fait une demande d’asile au Royaume-Uni en 1996 et que cette demande avait été retirée.

[27] Généralement, de nouveaux éléments de preuve ne sont pas admissibles en contrôle judiciaire. Les exceptions reconnues à la règle générale comprennent les affidavits qui 1) fournissent des renseignements généraux, 2) traitent de questions d’équité procédurale ou 3) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20). En outre, il est bien établi qu’un décideur ne peut pas compléter les motifs de sa décision (Pompey c Canada (Immigration et Citoyenneté), 2016 CF 862 au para 26; Qin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 147 au para 18).

[28] Je suis convaincue que l’affidavit de l’agent d’IRCC n’est pas inapproprié. Il fournit des renseignements généraux, notamment sur la manière dont la demande d’asile du demandeur a été traitée et sur la raison pour laquelle l’avis de demande d’asile jugée irrecevable n’a pas été fourni au demandeur avant le 14 septembre 2021. Il traite, en outre, des inférences et des allégations de manquement à l’équité procédurale du demandeur relativement à la conduite de l’entrevue ainsi qu’au traitement réservé à son avocat (Edw Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 au para 145). Il n’est pas utilisé pour étayer les motifs de la décision. Je souligne, par ailleurs, qu’au cours de l’audience, l’avocat du demandeur a convenu que l’affidavit était approprié.

[29] Il n’est pas nécessaire que je décide si la décision d’irrecevabilité rendue oralement satisfaisait aux exigences quant au caractère officiel des décisions, car j’estime que l’absence de décision écrite officielle ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

[30] Dans la lettre du 24 mars 2021, qui visait à convoquer le demandeur à une entrevue, il est explicitement mentionné que la demande d’asile risquait d’être jugée irrecevable au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, et la disposition est citée. De plus, la déclaration signée par le demandeur le 7 avril 2021, après son entrevue, démontre clairement que l’entrevue a porté essentiellement sur la demande d’asile présentée au Royaume-Uni. Par ailleurs, bien que le document du demandeur d’asile fourni au demandeur après l’entrevue ne renvoie pas explicitement à l’alinéa précis invoqué, il mentionne que la demande d’asile de celui-ci ne pouvait pas être tranchée par la SPR. Enfin, lorsque le demandeur a présenté sa demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire le 21 avril 2021, il lui était loisible, par l’entremise de son avocat, de demander les motifs de décision conformément à l’article 9 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Le demandeur aurait probablement reçu une copie des notes consignées dans le SMGC (Ziaei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1169 aux para 21-25).

[31] Je conclus que le demandeur n’a établi aucun préjudice découlant de l’absence de décision écrite officielle puisque, comme je l’ai mentionné précédemment, son mémoire des arguments porte principalement sur la décision de l’agent d’IRCC selon laquelle sa demande d’asile ne pouvait pas être déférée à la SPR au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR.

C. Le cadre législatif

[32] Le paragraphe 101(1) de la LIPR empêche plusieurs catégories de demandeurs d’asile de présenter une demande à la SPR. Jusqu’à l’adoption de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR par l’application de la LEB, ces catégories comprenaient notamment :

  1. les demandeurs dont l’asile a déjà été conféré au titre de la LIPR (alinéa 101(1)a));

  2. les demandeurs dont la demande d’asile a déjà été rejetée par la SPR (alinéa 101(1)b));

  3. les demandeurs dont la demande d’asile n’a pas pu être déférée à la SPR, ou a été retirée ou abandonnée (alinéa 101(1)c));

  4. les demandeurs qui ont été reconnus comme réfugiés au sens de la Convention par un autre pays et qui peuvent être renvoyés dans ce pays (alinéa 101(1)d));

  5. les demandeurs qui sont entrés au Canada en provenance des États-Unis par un point d’entrée terrestre, en application de l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis (alinéa 101(1)e));

  6. à l’exception des personnes interdites de territoire uniquement pour les motifs prévus à l’alinéa 35(1)c) de la LIPR, les demandeurs qui ont été jugés interdits de territoire au Canada pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée (alinéa 101(1)f)).

(Seklani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 778 au para 10 [Seklani]; Shahid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1335 au para 18 [Shahid]).

[33] Le 8 avril 2019, la LEB a été déposée à la Chambre des communes. Elle a reçu la sanction royale le 21 juin 2019.

[34] L’article 306 de la LEB a modifié le paragraphe 101(1) de la LIPR par l’ajout de l’alinéa 101(1)c.1) prévoyant une nouvelle catégorie de demandeurs dont les demandes sont irrecevables. Cette nouvelle disposition interdit le renvoi des demandes d’asile à la SPR lorsqu’un demandeur a déjà présenté une demande d’asile dans certains pays avec lesquels le Canada a conclu un accord ou une entente permettant l’échange de renseignements pour l’administration et le contrôle d’application des lois en matière de citoyenneté et d’immigration. Comme il a été mentionné dans l’introduction du présent jugement, le Canada a conclu ce type d’accord ou d’entente avec les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

[35] L’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR est ainsi libellé :

Irrecevabilité

Ineligibility

101 (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

101 (1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if

[…]

c.1) confirmation, en conformité avec un accord ou une entente conclus par le Canada et un autre pays permettant l’échange de renseignements pour l’administration et le contrôle d’application des lois de ces pays en matière de citoyenneté et d’immigration, d’une demande d’asile antérieure faite par la personne à cet autre pays avant sa demande d’asile faite au Canada;

(c.1) the claimant has, before making a claim for refugee protection in Canada, made a claim for refugee protection to a country other than Canada, and the fact of its having been made has been confirmed in accordance with an agreement or arrangement entered into by Canada and that country for the purpose of facilitating information sharing to assist in the administration and enforcement of their immigration and citizenship laws;

[36] L’article 307 de la LEB a aussi modifié le paragraphe 104(1) de la LIPR pour tenir compte de l’ajout de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR :

Avis sur la recevabilité de la demande d’asile

Notice of ineligible claim

104 (1) L’agent donne un avis portant, en ce qui touche une demande d’asile dont la Section de la protection des réfugiés est saisie ou dans le cas visé aux alinéas a.1) ou d) dont la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés sont ou ont été saisies, que :

104 (1) An officer may, with respect to a claim that is before the Refugee Protection Division or, in the case of paragraph (a.1) or (d), that is before or has been determined by the Refugee Protection Division or the Refugee Appeal Division, give notice that an officer has determined that

[…]

a.1) il y a eu constat d’irrecevabilité au titre de l’alinéa 101(1)c.1);

(a.1) the claim is ineligible under paragraph 101(1)(c.1);

[…]

Classement et nullité

Termination and nullification

(2) L’avis a pour effet, s’il est donné au titre :

(2) A notice given under the following provisions has the following effects:

[…]

a.1) de l’alinéa (1)a.1), de mettre fin à l’affaire en cours devant la Section de la protection des réfugiés ou, s’agissant d’un appel du demandeur d’asile, la Section d’appel des réfugiés;

(a.1) if given under paragraph (1)(a.1), it terminates pending proceedings in the Refugee Protection Division or, in the case of an appeal made by the claimant, the Refugee Appeal Division, respecting the claim;

[37] Enfin, l’article 308.1 de la LEB a introduit l’article 113.01 de la LIPR dans le cadre des modifications visant à compléter la nouvelle disposition sur l’irrecevabilité. Ce dernier article prévoit que tous les demandeurs d’asile dont la demande a été jugée irrecevable au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR et qui présentent une demande d’ERAR ont droit à une audience. L’article 113.01 de la LIPR est ainsi libellé :

Audience obligatoire

Mandatory hearing

113.01 À moins que la demande de protection ne soit accueillie sans la tenue d’une audience, une audience est obligatoire, malgré l’alinéa 113b), dans le cas où le demandeur a fait une demande d’asile qui a été jugée irrecevable au seul titre de l’alinéa 101(1)c.1).

113.01 Unless the application is allowed without a hearing, a hearing must, despite paragraph 113(b), be held in the case of an applicant for protection whose claim for refugee protection has been determined to be ineligible solely under paragraph 101(1)(c.1).

D. L’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR

[38] Le demandeur concède que sa demande d’asile est indéniablement visée par l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, car elle a été présentée après que la LEB eut reçu la sanction royale le 21 juin 2019. Cependant, il soutient que la disposition sur l’irrecevabilité ne s’applique pas à n’importe quelle demande d’asile présentée avant le 8 avril 2019, jour de l’introduction de la LEB, que la demande ait été faite au Canada ou dans un autre pays. Il s’appuie sur la disposition transitoire de la LEB, soit l’alinéa 309a), pour soutenir que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR n’a pas d’effet [traduction] « rétroactif », de sorte qu’il ne s’applique pas à la demande d’asile qu’il avait présentée en 1997 au Royaume-Uni. Il allègue que l’equity milite en faveur de cette conclusion. Avant avril 2019, les éventuels demandeurs d’asile de partout dans le monde ne savaient pas que, s’ils présentaient une demande d’asile dans un pays, il leur serait par la suite interdit de présenter une demande d’asile au Canada. L’interprétation des défendeurs a pour effet d’étendre la portée de la disposition pour régir rétroactivement le comportement adopté par une personne il y a vingt ans et de renverser injustement les attentes des demandeurs d’asile, établies depuis des décennies.

[39] Bien que les observations du demandeur renvoient à l’effet [traduction] « rétroactif » de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, je crois qu’il est plus juste en l’espèce de renvoyer à l’application « rétrospective » de la disposition. Dans la décision Zeng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1586, la Cour s’est penchée sur la différence entre les concepts :

[25] Bien que les expressions soient parfois confondues, la différence entre une loi « rétroactive » et une loi « rétrospective » peut s’expliquer par référence à l’article du professeur Driedger : « [Statutes : Retroactive Retrospective Reflections] » (1978), 56 R. du B. can. 264, p. 268-269 :

[traduction]
Une loi rétroactive est une loi qui s’applique à une époque antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu’à l’égard de l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard d’événements passés. Une loi rétroactive agit à l’égard du passé. Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu’elle était; une loi rétroactive rend la loi différente de ce qu’elle serait autrement à l’égard d’un événement antérieur.

[Souligné et en italique dans l’original.]

[40] Étant donné que la demande d’asile du demandeur a été présentée au Canada après l’adoption de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, la question à trancher est réellement de savoir si de nouvelles conséquences s’attachent à un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la disposition, événement qui, dans l’affaire dont je suis saisie, est la demande d’asile antérieure. Cela dit, et quel que soit le langage employé par le demandeur, j’estime que l’argument de celui-ci ne peut pas être retenu.

[41] Selon une interprétation raisonnée de l’article 309 de la LEB, il est clair que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR devait s’appliquer aux demandes d’asile présentées au Canada après le 8 avril 2019, peu importe le moment où la demande d’asile antérieure a été présentée.

[42] L’article 309 de la LEB prévoit ce qui suit :

Dispositions transitoires

Transitional Provisions

Demandes d’asile faites à un autre pays

Prior claim for refugee protection made to another country

309 Si le projet de loi intitulé Loi no 1 d’exécution du budget de 2019 et déposé au cours de la 1re session de la 42e législature reçoit la sanction royale, l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés :

309 If a Bill introduced in the 1st session of the 42nd Parliament and entitled the Budget Implementation Act, 2019, No. 1 receives royal assent, paragraph 101(1)(c.1) of the Immigration and Refugee Protection Act

a) ne s’applique pas aux demandes d’asile faites avant la date du dépôt de ce projet de loi;

(a) does not apply to a claim for refugee protection made before the day on which the Bill is introduced; and

b) s’applique aux demandes d’asile faites au cours de la période commençant à cette date et se terminant à la date de la sanction de ce projet de loi, sauf celles à l’égard desquelles, à cette dernière date, la Section de la protection des réfugiés a entendu des éléments de preuve testimoniale de fond et celles qu’elle a acceptées sans la tenue d’une audience.

(b) applies to a claim for refugee protection made during the period beginning on the day on which the Bill is introduced and ending on the day on which it receives royal assent, unless, as of the day on which it receives royal assent, substantive evidence has been heard by the Refugee Protection Division in respect of the claim or that Division has allowed the claim without a hearing.

[Emphasis added.]

[43] L’interprétation du demandeur est indûment axée sur l’alinéa 309a) de la LEB et ne tient pas compte de l’ensemble des alinéas. Lorsque l’article est lu dans son ensemble, il est évident qu’il n’est ni raisonnable ni possible que l’expression « aux demandes d’asile » figurant à l’alinéa 309a) de la LEB renvoie à une demande d’asile faite à l’extérieur du Canada. L’alinéa 309b) de la LEB emploie la même expression, soit « aux demandes d’asile », et la dernière partie de l’alinéa est ainsi libellée : « celles à l’égard desquelles [...] la Section de la protection des réfugiés a entendu des éléments de preuve testimoniale de fond et celles qu’elle a acceptées sans la tenue d’une audience ». Le terme « celles » employé à l’alinéa 309b) de la LEB renvoie « aux demandes d’asile » mentionnées précédemment dans l’article et aux demandes d’asiles présentées à la SPR. Puisque la SPR ne peut instruire que les demandes d’asile présentées au Canada, l’expression « aux demandes d’asile » employée dans les deux alinéas ne peut renvoyer qu’aux demandes d’asile présentées au Canada.

[44] On ne peut établir une interprétation en s’appuyant sur un seul alinéa sans tenir compte de l’autre. Si le législateur avait voulu que l’expression « aux demandes d’asile» ait des significations différentes dans les deux alinéas — alinéa 309a) de la LEB renvoyant à une demande d’asile présentée à l’extérieur du Canada — il aurait indiqué clairement la différence. Il l’a d’ailleurs fait à l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, où la disposition établit une distinction entre une « demande d’asile faite au Canada » et une « demande d’asile [...] faite [...] à [un] autre pays ». Une telle distinction n’est pas faite à l’article 309 de la LEB.

[45] À mon avis, l’article 309 de la LEB est suffisamment clair pour que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR s’applique aux demandes d’asile présentées dans d’autres pays, peu importe jusqu’à quand elles remontent.

[46] Cette interprétation est conforme à l’approche moderne adoptée par la Cour suprême du Canada en matière d’interprétation des lois. Les termes d’une loi doivent être lus dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, son objet et l’intention du législateur (Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50 au para 23 [Tran], citant Elmer A Driedger, « Construction of Statutes », 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983) à la p 87; Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2005 CSC 54 au para 10; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21).

[47] Cette interprétation est aussi conforme aux principes généraux concernant la rétrospectivité et la rétroactivité des lois. Sauf en ce qui concerne les infractions et les sanctions pénales, il n’existe aucune exigence que la législation ait une portée prospective, même si une loi rétrospective et rétroactive peut renverser des expectatives bien établies et être parfois perçue comme étant injuste. Si l’effet rétrospectif ou rétroactif est clairement exprimé ou ne peut raisonnablement pas être interprété autrement, alors la loi prend effet au moment prévu (Tran, au para 43; Colombie-Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49 aux para 69-72; Tabingo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 377 aux para 22-23 ; conf. par Austria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 191 au para 77).

[48] En l’espèce, le législateur a clairement indiqué, par application de l’article 309 de la LEB, que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR devait s’appliquer à tous les demandeurs ayant présenté une demande d’asile au Canada après le 8 avril 2019. Les seules exceptions prévues s’appliquent lorsque le demandeur a demandé l’asile entre le 8 avril 2019 et le 21 juin 2019 et que la SPR a entendu des éléments de preuve testimoniale de fond à l’égard de cette demande avant le 21 juin 2019, ou lorsque la SPR a accueilli une demande d’asile sans tenir d’audience. Cela n’empêche pas qu’une conclusion d’irrecevabilité soit tirée à l’égard des demandes d’asile qui ont été présentées à l’extérieur du Canada et qui sont antérieures à l’adoption de la LEB ou à la date à laquelle elle a obtenu la sanction royale.

[49] Je conviens avec le demandeur que cette question n’a pas été soulevée dans les décisions Seklani ou Shahid, puisque ces affaires portaient sur la validité constitutionnelle de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR. Néanmoins, les deux affaires présentaient des situations factuelles semblables et elles corroborent l’interprétation et l’application faites de la disposition par l’agent d’IRCC.

[50] Dans l’affaire Seklani, le demandeur est entré au Canada le 8 juin 2019 en passant par un point d’entrée non officiel et il a demandé l’asile. Le 12 juin 2019, sa demande d’asile a été jugée recevable et a été déférée à la SPR afin d’être évaluée. Cependant, le 12 août 2019, après un examen de son dossier, un agent a déterminé qu’il avait présenté une demande d’asile aux États-Unis en 2016. L’agent a conclu que la demande de M. Seklani était irrecevable aux termes de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR.

[51] Dans l’affaire Shahid, les demandeurs avaient présenté des demandes d’asile en Nouvelle-Zélande en 2017. Après plusieurs mois, ils ont quitté la Nouvelle-Zélande et sont retournés au Pakistan. Leurs demandes ont été considérées comme étant retirées. En décembre 2019, ils ont quitté le Pakistan et sont venus au Canada. Ils ont présenté des demandes d’asile au Canada en janvier 2020. Puisqu’ils avaient déjà présenté des demandes d’asile en Nouvelle-Zélande, il a été jugé que leurs demandes d’asile respectives étaient irrecevables et ne pouvaient pas être déférées à la SPR.

[52] En ce qui concerne le caractère prétendument injuste de la disposition, je souligne que dans la décision Seklani, la Cour a conclu que « l’objet général de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR est de fournir un outil supplémentaire pour gérer et décourager la présentation de demandes d’asile au Canada par des personnes qui ont déjà présenté des demandes d’asile dans des pays avec qui le Canada échange des renseignements, tout en maintenant un régime d’asile équitable et sensible aux personnes qui sollicite[nt] une protection » (Seklani, au para 60). La Cour a aussi déclaré que « les nouvelles dispositions ont pour objet de veiller à ce que les demandeurs d’asile ne présentent pas des demandes d’asile dans de nombreux pays afin d’améliorer l’efficacité de la SPR, tout en fournissant un processus d’évaluation des risques approprié à ces demandeurs, au moyen d’un processus de demande d’ERAR amélioré » (Seklani, au para 61).

[53] Dans son mémoire des arguments, le demandeur prétend [traduction] « [qu’]un examen du compte rendu des débats de la Chambre des communes établit que le législateur ne souhaitait pas que la loi ait un effet rétroactif ». Bien qu’il ait renvoyé la Cour à un site Web du Parlement contenant les débats qui ont conduit à l’adoption de la LEB, le demandeur n’a pas souligné les passages précis sur lesquels s’appuyait son argument.

[54] Pour les motifs ci-dessus, je suis convaincue que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR s’applique à la demande d’asile du demandeur et que l’interprétation et l’application de la disposition faites par l’agent d’IRCC étaient raisonnables.

E. La décision est raisonnable

[55] Le demandeur soutient que l’agent d’IRCC a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi de façon arbitraire et abusive en annulant la décision de recevabilité rendue le 15 octobre 2019 alors qu’il n’y avait eu aucun changement important dans la situation. Il affirme que le régime législatif prévoit qu’une fois qu’une demande d’asile a été déférée à la SPR, si IRCC découvre par la suite une violation de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, il n’est pas tenu, au titre du paragraphe 104(1) de la LIPR, de donner un avis et de mettre fin à l’affaire devant la SPR. Selon la partie introductive du paragraphe 104(1) de la version anglaise de la LIPR, « [a]n officer may, with respect to a claim that is before the [RPD] or, in the case of paragraph (a.1) or (d), that is before or has been determined by the [RPD] or the Refugee Appeal Division, give notice […] » [non souligné dans l’original]. L’emploi du terme « may » suppose un caractère permissif et, par conséquent, dénote un certain pouvoir discrétionnaire.

[56] Selon le demandeur, l’objectif visé était que l’article s’applique aux affaires dans lesquelles les agents d’IRCC découvrent de nouveaux renseignements qui n’avaient pas été divulgués au moment où la demande d’asile a été présentée. Il soutient avoir fait mention de sa demande d’asile antérieure à l’agent d’IRCC le 2 août 2019. Le premier agent d’IRCC, parfaitement au courant de la demande d’asile présentée au Royaume-Uni, a conclu que la demande d’asile était recevable au titre du paragraphe 100(1) de la LIPR et a renvoyé l’affaire à la SPR. La SPR a demandé d’autres documents, et une date d’audience a été fixée. Cependant, l’agent d’IRCC a, de façon arbitraire, réexaminé la demande d’asile du demandeur et l’a jugée irrecevable, et ce, en se fondant sur les mêmes faits essentiels et sans expliquer le renversement de la décision. Le demandeur soutient que la décision de l’agent d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de mettre fin à l’affaire devant la SPR est donc déraisonnable.

[57] Je suis d’accord pour dire que le terme « may » revêt normalement un aspect discrétionnaire (Loi d’interprétation, LRC (1985), c I-2, art 11). Cependant, les versions anglaise et française diffèrent. La version française du paragraphe 104(1) de la LIPR emploie plutôt une formulation impérative (« [l]'agent donne un avis »), ce qui appuie la conclusion selon laquelle l’agent n’a pas le pouvoir discrétionnaire de ne pas donner d’avis dans les circonstances énoncées aux alinéas 104(1)a) à 104(1)d) de la LIPR, y compris à l’alinéa 104(1)a.1), lorsque la demande d’asile est jugée irrecevable au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR.

[58] Un argument semblable a été rejeté dans un cas où un avis d’irrecevabilité avait été donné au titre de l’alinéa 104(1)b) de la LIPR. La Cour a conclu qu’une fois qu’un demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité, les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de ne pas donner un avis portant qu’il est mis fin à la demande d’asile (Haqi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 1246 aux para 4, 74-83 ; conf. par 2015 CAF 256).

[59] De même, une fois la demande d’asile du demandeur jugée irrecevable sur confirmation de la demande antérieure présentée au Royaume-Uni, l’agent d’IRCC n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de ne pas donner d’avis portant que la demande d’asile était irrecevable au titre de l’alinéa 104(1)a.1) de la LIPR.

[60] Même si le demandeur a raison de dire que l’agent d’IRCC avait le pouvoir discrétionnaire de ne pas réexaminer la recevabilité de la demande d’asile, il ne m’a pas convaincue que ce pouvoir discrétionnaire a été exercé de façon arbitraire ou abusive.

[61] Contrairement aux observations du demandeur, il y a eu un changement important dans les circonstances entre le moment où sa demande d’asile a été déférée à la SPR et le moment où la décision d’irrecevabilité a été rendue.

[62] Lorsque la demande d’asile du demandeur a été déférée à la SPR, IRCC n’avait pas reçu de ses partenaires d’échange de renseignements la confirmation qu’il avait déjà présenté une demande d’asile au Royaume-Uni. Cette confirmation n’est arrivée qu’après le renvoi de l’affaire. Le demandeur a ensuite été avisé que sa demande d’asile risquait d’être irrecevable et il a été convoqué en entrevue. Par simple application de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, l’agent d’IRCC a conclu que la demande d’asile du demandeur ne pouvait pas être déférée à la SPR. L’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR est une disposition impérative et ne laisse aucune latitude à l’agent d’IRCC en matière d’interprétation ou de discrétion. Par ailleurs, je souligne que la décision Seklani portait sur le même processus de réexamen (Seklani, au para 6).

[63] Le fait que le demandeur n’ait été inscrit que comme personne à charge dans la demande d’asile présentée au Royaume-Uni ou que cette demande ait été retirée peut sembler injuste, mais cela n’est pas pertinent au regard de l’évaluation. La question déterminante demeure celle de savoir si une demande d’asile a été « faite » (« made ») par le demandeur dans un pays avec lequel le Canada a conclu un accord ou une entente permettant l’échange de renseignements, et si la demande a été confirmée par ce pays. Le libellé de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR n’étaye pas les distinctions alléguées par le demandeur. La conclusion de l’agent d’IRCC était donc raisonnable.

[64] De plus, le demandeur soutient que le résultat de la nouvelle décision est grave. Sa demande d’asile ne sera pas examinée sur le fond par la SPR et il risque d’être renvoyé du Canada vers un pays où il a été victime d’une discrimination importante, d’agressions physiques et de menaces de mort. Il risque aussi d’être séparé de sa femme et de ses enfants.

[65] Cet argument n’est pas fondé puisqu’il ne sera pas interdit au demandeur de solliciter la protection au Canada. La Cour a tenu les propos suivants dans la décision Seklani, aux paragraphes 46 à 49 :

[46] Il est important de souligner que la LIPR prévoit expressément différentes voies pour examiner les demandes d’asile et établit trois grandes catégories de demandeurs d’asile (Saint Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493 aux para 47-48). La partie 2 de la LIPR traite de la protection des réfugiés et est elle-même divisée en trois sections. La section 1 traite des « Notions d’asile, de réfugié et de personne à protéger », la section 2 traite des « Réfugiés et personnes à protéger », et la section 3 traite de l’« Examen des risques avant renvoi ». Le paragraphe 95(1) de la LIPR indique expressément que l’asile est la protection conférée à une personne qui fait partie de l’une des trois catégories énumérées, soit : 1) un réfugié au sens de la Convention (article 96); 2) une personne à protéger (article 97); ou 3) une personne à qui le Ministre accorde la demande de protection (article 112). La troisième option renvoie au processus de demande d’ERAR. En vertu du paragraphe 112(1) de la LIPR, les personnes dont les demandes sont jugées irrecevables devant la SPR (comme c’est le cas de M. Seklani) ont généralement accès à un ERAR.

[47] Par conséquent, il est manifestement erroné de la part de M. Seklani d’affirmer que le processus devant la SPR et la CISR est la seule procédure au Canada conçue pour apprécier les demandes d’asile. Il est vrai que le processus devant la CISR est le processus habituel de détermination du statut de réfugié. Cependant, ce n’est pas le seul. La LIPR prévoit expressément que le processus d’ERAR peut entraîner l’octroi de l’asile. Le paragraphe 114(1) de la LIPR établit que les agents d’ERAR peuvent également conférer l’asile, à l’exception des personnes déclarées interdites de territoire ou exclues pour des motifs comme le terrorisme ou les crimes contre l’humanité. Cette disposition se lit ainsi :

[…]

[48] L’asile accordé à la suite du processus d’ERAR n’est pas une catégorie de protection de seconde classe. Il s’agit simplement d’une voie différente offerte aux demandeurs d’asile pour obtenir une protection. Le processus d’ERAR a le même objectif que le processus d’asile devant la CISR. Il repose sur des bases similaires et confère le même niveau de protection aux demandeurs d’asile. En d’autres mots, la même approche sera appliquée pour examiner la question de savoir si une personne a besoin d’être protégée. Un demandeur dont la demande d’ERAR est accueillie bénéficie de l’asile aux termes de l’alinéa 114(1)a) de la LIPR, et il peut ensuite demander le statut de résident permanent de la même manière qu’un demandeur ayant obtenu, par la CISR, un statut de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger

[49] Même si le nouvel alinéa 101(1)c.1) de la LIPR empêche M. Seklani et d’autres personnes dans la même situation de présenter une demande à la SPR, il ne leur sera donc pas interdit de demander l’asile et une protection au Canada. Ils peuvent toujours demander l’asile au Canada, mais on leur fera emprunter une autre voie, à savoir une demande d’ERAR. Ce n’est pas parce que ces demandeurs d’asile ne peuvent pas présenter une demande à la fois dans le cadre du processus devant la SPR et de celui relatif à l’ERAR, que l’option de l’ERAR devient soudainement une option de moindre importance ou valeur.

[66] Selon l’article 113.01 de la LIPR, une audience est obligatoire pour tous les demandeurs d’asile qui présentent une demande d’ERAR et dont les demandes d’asile ont été jugées irrecevables au seul titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR. Introduit en même temps que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR par application de l’article 308.1 de la LEB, l’article 113.01 de la LIPR visait à compléter la nouvelle disposition sur l’irrecevabilité. Par ailleurs, et contrairement aux observations du demandeur, l’alinéa 113a) de la LIPR n’impose pas de limite quant au nombre d’éléments de preuve qu’il peut présenter, car il ne serait pas considéré comme « un demandeur d’asile débouté ».

[67] Après avoir examiné toutes les observations du demandeur, je ne suis pas convaincue que la décision de l’agent d’IRCC était déraisonnable compte tenu des faits pertinents et du droit.

IV. Les questions à certifier

[68] Le demandeur a soumis cinq questions à certifier :

  • 1) Quelle est la norme de contrôle applicable en ce qui concerne l’application rétroactive de l’article 309 de la LEB et de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR?

  • 2) La disposition transitoire de l’article 309 de la LEB s’applique-t-elle de façon rétroactive aux demandes d’asile faites à l’extérieur du Canada?

  • 3) L’article 309 de la LEB s’applique-t-il aux demandes d’asile qui ont été retirées?

  • 4) Le paragraphe 104(1) de la LIPR confère-t-il aux agents d’IRCC un droit de révision absolu leur permettant d’annuler arbitrairement une décision sur la recevabilité déjà rendue par un autre agent d’IRCC sur le fondement du même ensemble de faits et de circonstances?

  • 5) Est-il raisonnable que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR soit appliqué à une demande d’asile présentée il y a 20 ans?

[69] Le demandeur a fait valoir à l’audience qu’il s’agissait là de questions de portée générale qui transcendaient les faits de l’espèce.

[70] Les défendeurs s’opposent à la certification au motif que les questions proposées ne satisfont pas aux critères applicables en la matière.

[71] Les critères de certification sont bien établis. La question proposée doit être déterminante quant à l’issue de l’appel. Elle doit transcender les intérêts des parties et soulever une question ayant des conséquences importantes ou qui est de portée générale. De plus, la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur l’affaire. Une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire ne peut soulever une question dûment certifiée (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 aux para 46-47; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36; Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 aux para 15-17; Lai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21 au para 4; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168 au para 9; Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145 aux para 28-29; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89 aux para 11-12; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liyanagamage, [1994] ACF no 1637 (CAF) (QL) au para 4).

[72] Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la première question ne satisfait pas aux critères de certification, car la question de savoir quelle norme de contrôle s’applique à l’interprétation faite par un décideur de sa loi constitutive ou de dispositions qui sont étroitement liées à son mandat a déjà été tranchée (Vavilov, au para 25; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61 au para 30).

[73] La quatrième question ne satisfait pas non plus aux critères de certification. Elle ne serait pas déterminante quant à l’issue de l’appel. Elle est fondée sur la prémisse erronée selon laquelle la décision antérieure sur la recevabilité était fondée sur le même ensemble de faits et de circonstances. Elle repose également sur l’hypothèse selon laquelle le pouvoir de rendre une nouvelle décision sur la recevabilité de la demande d’asile d’un demandeur découle du paragraphe 104(1) de la LIPR.

[74] Quant aux deuxième, troisième et cinquième questions, ce ne sont que des formulations différentes de la même question. Je conviens avec le demandeur que l’interprétation de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR et de l’article 309 de la LEB soulève une question importante qui transcende les intérêts des parties en l’espèce et serait déterminante quant à l’issue d’un appel. L’alinéa 101(1)c.1) a été intégré à la LIPR en 2019 et il est susceptible d’être appliqué à l’avenir. Cependant, je reformulerais ces questions et certifierais la question qui suit :

L’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, par application de l’article 309 de la LEB, interdit-il le renvoi d’une demande d’asile à la SPR lorsque, avant de présenter une demande d’asile au Canada, le demandeur d’asile a présenté une demande d’asile à un autre pays avec lequel le Canada a conclu un accord ou une entente permettant l’échange de renseignements pour l’administration et le contrôle d’application des lois en matière de citoyenneté et d’immigration, si la demande d’asile antérieure à cet autre pays a été faite avant l’adoption de la LEB le 8 avril 2019?


JUGEMENT dans le dossier IMM-2696-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La question de portée générale suivante est certifiée :

L’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, par application de l’article 309 de la LEB, interdit-il le renvoi d’une demande d’asile à la SPR lorsque, avant de présenter une demande d’asile au Canada, le demandeur d’asile a présenté une demande d’asile à un autre pays avec lequel le Canada a conclu un accord ou une entente permettant l’échange de renseignements pour l’administration et le contrôle d’application des lois en matière de citoyenneté et d’immigration, si la demande d’asile antérieure à cet autre pays a été faite avant l’adoption de la LEB le 8 avril 2019?

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2696-21

INTITULÉ :

MOEZ HAMAMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AUTRE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 17 NOVEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 21 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

Raymond Colautti

POUR LE DEMANDEUR

Kareena Wilding

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Colautti Landry Partners Professional Corporation

Windsor (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.