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Date : 20220224


Dossier : IMM-640-21

Référence : 2022 CF 258

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

SACIDARAN MUTHIAH ALAIS GURUSAMY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 30 décembre 2020. La SPR a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger suivant les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka qui affirmait craindre d’être persécuté en raison de son origine ethnique tamoule.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II. Le contexte

[3] Le demandeur a soutenu que des membres des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) ont tenté d’extorquer de l’argent à sa famille à deux reprises entre 2002 et 2003, et de nouveau, à deux reprises, entre 2005 et 2008. Les membres sont partis lorsqu’il leur a été dit que la famille n’avait pas d’argent. En 2015, un agent en uniforme s’est rendu chez le demandeur pour le convoquer au poste de police. Au poste, le demandeur s’est vu montrer des photos d’hommes qu’il n’a pas pu identifier et il lui a été demandé s’il recevait des fonds de l’étranger, ce à quoi il a répondu par la négative.

[4] Au début de 2016, des policiers se sont de nouveau présentés au domicile du demandeur. Pendant cette visite, ils ont pris en note le nom de ses enfants et de son épouse, ainsi que d’autres renseignements. Commençant à craindre que la police s’en prenne à lui, le demandeur s’est rendu en Turquie, où il a trouvé du travail sur un vraquier. En raison de ses mauvaises conditions de travail, il a changé d’employeur et de navire. À la fin de 2016, le demandeur a quitté la Turquie et s’est rendu en avion en Colombie, puis au Mexique. Là-bas, il n’a pas été autorisé à quitter l’aéroport et a été renvoyé en Colombie. Après une nouvelle tentative d’entrée au Mexique, il a été placé en détention et y est resté neuf mois. Il est retourné au Sri Lanka en juillet 2017.

[5] Le demandeur affirme que, le 23 avril 2018, quatre hommes inconnus sont venus chez lui, l’ont forcé à monter dans leur véhicule et l’ont emmené dans une habitation secondaire où ils l’ont interrogé. Ils lui ont posé les mêmes questions que celles que les policiers lui avaient posées en 2015. Ils ont menacé le demandeur et l’ont battu avant de l’enfermer dans une pièce où il est resté pendant une nuit. Il a été libéré le lendemain et est retourné chez lui à Hatton.

[6] Craignant ce qui pouvait encore lui arriver, le demandeur a quitté le Sri Lanka avec l’aide d’un ami. Il a voyagé dans divers pays, mais il a perdu son passeport et d’autres documents pendant la traversée de la Colombie au Panama. Il est finalement entré aux États-Unis, où il a été emmené dans un centre de détention le 7 septembre 2018 et détenu pendant près de deux mois. Pendant sa détention, le demandeur a souffert de dépression; il a été traité par un psychologue et a reçu des médicaments.

[7] Des États-Unis, le demandeur a communiqué avec sa sœur au Canada, laquelle a pris des dispositions pour payer une caution en échange de sa libération. Il a été libéré le 10 novembre 2018 et a présenté une demande d’asile à son arrivée à la frontière canadienne.

[8] Une fois arrivé au Canada, le demandeur a appris qu’un agent de police avait rendu visite à sa belle-mère au domicile du demandeur à Jaffna, le 18 juillet 2018. L’agent a remis à la dame une lettre qui indiquait au demandeur de se présenter au poste de police. Sa belle-mère a envoyé la lettre à l’épouse du demandeur, qui l’a ensuite envoyée au demandeur.

[9] La SPR a entendu et tranché la demande d’asile du demandeur en décembre 2020. La question déterminante pour la SPR était la crédibilité. Les motifs de la décision du tribunal étaient axés sur le séjour prolongé du demandeur au Sri Lanka après son retour en juillet 2017, sa capacité à entrer au pays et à en sortir librement grâce à son passeport, l’absence d’une preuve quelconque du fait que les autorités le cherchaient depuis juillet 2018 et le fait que son épouse et ses enfants continuaient de vivre dans la même résidence.

[10] Le tribunal a reconnu que les personnes d’origine tamoule, et le demandeur en particulier, peuvent faire l’objet de discrimination au Sri Lanka. Toutefois, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré que la discrimination à son égard équivalait à de la persécution et qu’il courait un risque sérieux d’être persécuté s’il était renvoyé.

[11] Par conséquent, la SPR a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir qu’il existait une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait au Sri Lanka.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[12] Le demandeur a soulevé plusieurs questions relativement à la décision du tribunal. À mon avis, elles se résument en une seule question, soit celle de savoir si la SPR a rendu une décision déraisonnable.

[13] Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 30, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions. Bien que la présomption puisse être écartée dans certaines circonstances, comme il en est question dans l’arrêt Vavilov, aucune exception ne s’applique en l’espèce.

[14] Pour déterminer si une décision est raisonnable, la cour de révision doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

IV. Analyse

[15] Le demandeur soutient que la SPR n’a pas étayé ses conclusions d’invraisemblance en renvoyant à la preuve. Il affirme que l’exposé des faits qu’il a présenté s’inscrit tout à fait dans ce qui peut être considéré comme étant raisonnablement attendu d’une personne dans sa situation et que, en l’absence d’omissions et d’incohérences dans sa preuve, il a droit à la présomption de véracité : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA).

[16] Cependant, malgré la présomption, il incombe toujours au demandeur de démontrer que les conclusions de la SPR étaient déraisonnables. La décision sera confirmée si elle repose sur une analyse rationnelle et intelligible qui explique les conclusions, y compris celles fondées sur des invraisemblances.

[17] La SPR n’a pas remis en question la décision du demandeur de retourner au Sri Lanka après avoir été détenu au Mexique pendant neuf mois. Elle a toutefois beaucoup insisté sur le fait qu’après son retour, le demandeur n’a rien fait pour donner suite à sa crainte de persécution pendant dix mois. La SPR a conclu que le départ tardif « mine gravement la crédibilité du demandeur d’asile ».

[18] Le demandeur s’est appuyé sur le rapport d’un psychologue qui indiquait que le temps qu’il a mis à quitter le pays était peut-être attribuable aux répercussions durables de la détention sur sa santé mentale. Le demandeur avait déclaré, dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, qu’il était retourné au Sri Lanka lorsqu’il a commencé à souffrir de dépression après avoir été détenu pendant neuf mois dans une prison mexicaine. Des éléments de preuve montraient aussi qu’il avait reçu un traitement contre la dépression pendant sa détention, plus courte cette fois, dans un établissement américain. De plus, à l’audience, le demandeur a déclaré qu’il n’avait pas cherché un autre emploi pour quitter le Sri Lanka, car il craignait d’être détenu à nouveau.

[19] Même s’il était loisible à la SPR d’accorder peu de poids au rapport du psychologue, préparé en prévision de la procédure d’immigration du demandeur, en l’espèce, le tribunal n’en a pas du tout tenu compte.

[20] Comme l’a expliqué la juge Heneghan dans la décision Ibrahimov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1185, le retard est un élément pertinent, mais n’est pas un facteur déterminant en soi lorsqu’il s’agit de déterminer si un demandeur d’asile a une crainte subjective de persécution. La juge Heneghan a tiré la conclusion suivante au paragraphe 19 :

De plus, je suis d’avis que dans les cas où une demande est fondée sur plusieurs actes de discrimination ou de harcèlement qui se terminent par un incident qui force la personne à quitter son pays, on ne peut pas considérer la question du retard comme un facteur important pour mettre en doute la crainte subjective de persécution. Les actes cumulatifs susceptibles de constituer de la persécution s’étalent sur une certaine période. Dans les cas où la demande d’une personne est en fait fondée sur plusieurs incidents qui se sont produits au cours d’une certaine période et qui sont susceptibles de constituer de la persécution du fait de leur nature cumulative, tenir compte du moment auquel la discrimination ou le harcèlement a commencé par rapport au moment où la personne en cause quitte le pays pour justifier le rejet de la demande en raison du retard revient à miner la notion même de persécution cumulative.

[21] En l’espèce, la SPR n’a pas correctement évalué le risque que courait le demandeur relativement aux événements du 23 avril 2018, à savoir son enlèvement, son interrogatoire et son passage à tabac par les autorités sri-lankaises. Il s’agissait d’un aspect central de la demande d’asile du demandeur et de la raison de son départ en vue de solliciter une protection à l’étranger. Comme il s’agissait de l’ultime et du plus grave incident d’une série d’incidents ayant poussé le demandeur à quitter le Sri Lanka, la SPR devait y accorder une plus grande attention.

V. Conclusion

[22] Je suis convaincu que la SPR a omis de mentionner et d’évaluer l’effet du rapport du psychologue sur la conclusion déterminante selon laquelle le demandeur n’était pas crédible. La SPR a également commis une erreur en omettant d’évaluer correctement les aspects centraux du risque auquel le demandeur est exposé, à savoir son enlèvement, son interrogatoire et son passage à tabac par les autorités sri-lankaises en 2018. La SPR n’a pas précisé si elle croyait ou non au risque qu’il courait relativement aux événements susmentionnés et, par conséquent, elle n’a pas suffisamment analysé l’incident grave qu’avait vécu le demandeur, qui a finalement été le catalyseur de son départ.

[23] Pour les motifs qui précèdent, la demande doit être accueillie et renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-640-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-640-21

INTITULÉ :

SACIDARAN MUTHIAH ALAIS GURUSAMY C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence à Toronto

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 24 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

POUR LE DEMANDEUR

Emma Arenson

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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