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Date : 20220222


Dossier : IMM‑1702‑20

Référence : 2022 CF 237

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

ALI KARIM SAID RAHIMI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] Le demandeur, M. Rahimi, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 20 février 2020 par laquelle un agent a rejeté sa demande de visa de résident permanent au Canada [la décision]. Le demandeur a présenté une demande au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou, à titre subsidiaire, de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières.

[2] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Le contexte factuel

[3] Le demandeur est Kurde et s’est lui-même déclaré comme étant [traduction] « apatride » dans son formulaire de demande. La famille du demandeur est originaire d’Iran, mais, en 1979 (au début de la guerre entre l’Iran et l’Iraq), elle a fui vers le nord de l’Iraq. Le demandeur est né en 1984 dans le camp de réfugiés d’Al‑Tash, situé dans le sud de l’Iraq. Ses parents et certains de ses frères et sœurs ont quitté le camp d’Al-Tash pour retourner en Iran en 2000. Le demandeur n’a pas de certificat de naissance et ses parents n’ont jamais enregistré sa naissance auprès des autorités iraniennes. Le demandeur a vécu dans le camp d’Al-Tash avec ses grands-parents jusqu’en 2006, et il a continué à vivre en Iraq jusqu’en octobre 2015, date à laquelle il s’est enfui au Danemark. Il a laissé sa femme et sa fille en Iraq parce qu’elles considéraient le voyage comme trop dangereux. La famille avait l’intention de se réunir une fois le demandeur établi au Canada.

[4] À son arrivée au Danemark, le demandeur a demandé l'asile. Sa demande a été rejetée le 26 juin 2018. Un tribunal danois l’a informé qu’il devrait être admissible à la citoyenneté iranienne. Les autorités danoises ont avisé le demandeur qu’il avait jusqu’au 4 juillet 2018 pour quitter le pays de façon volontaire, mais il ne l’a pas fait. Par conséquent, le 18 juillet 2018, les autorités danoises l’ont informé qu’il serait renvoyé dans le pays de leur choix et qu'elles feraient appel aux forces policières au besoin. Le rapport danois de l’organisme de contrôle des départs a désigné ce pays comme étant possiblement l’Iran. Le demandeur a accepté de coopérer avec la police danoise afin de quitter le pays.

[5] Pendant son séjour au Danemark, le demandeur s’est informé sur la façon d'obtenir la citoyenneté iraquienne, mais l’ambassade d’Iraq lui a répondu qu’il n’y était pas admissible. Dans sa demande d’asile au Canada, le demandeur affirme qu’il ne souhaite pas demander la citoyenneté iranienne et qu’il a peur de retourner en Iran. Il explique que de nombreux jeunes hommes kurdes d’Iraq (et du camp d’Al-Tash en particulier) sont soupçonnés d’adhérer à des partis d’opposition kurdes. Ces hommes sont harcelés et parfois emprisonnés sans avoir droit à un procès équitable. Le demandeur affirme qu’il serait persécuté dès son arrivée en Iran.

[6] Le 10 juin 2019, le demandeur a déposé une demande d’asile au Canada ainsi qu’une entente de parrainage sans l’aide d’un conseil. Dans ces documents, le demandeur déclare qu’il est apatride, qu’il est né en Iraq et qu’il est un résident habituel de ce pays. De plus, il affirme ce qui suit pour faire valoir qu’il ne croit pas pouvoir acquérir la citoyenneté iranienne : [traduction] « Je ne suis pas né là-bas, je n’y ai jamais vécu et je n’ai pas la citoyenneté. » Cependant, le demandeur désigne l’Iran comme étant son [traduction] « pays d’origine ». Il indique également que son père était citoyen iranien.

[7] Le 14 février 2020, le demandeur a été interrogé par l’agent à l’ambassade du Canada à Copenhague, au Danemark.

III. La décision

[8] L’agent a rejeté la demande du demandeur le 20 février 2020. Il n’a pas établi si le demandeur était un ressortissant d’Iran ou d’Iraq, mais s’est plutôt concentré sur la question de savoir s’il avait une crainte fondée de persécution en Iraq. La crainte de persécution du demandeur en Iran n’a pas été évaluée. Les motifs de l’agent montrent clairement qu’il s’est fondé sur l’alinéa 96b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[9] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas de crainte fondée de persécution en Iraq. Le demandeur a lui-même avoué qu’il a plutôt quitté l'Iraq dans la perspective de connaître un avenir économique meilleur. L’agent a fait remarquer que le demandeur a affirmé qu’il était plus sûr pour son épouse et sa fille de rester en Iraq que de l’accompagner en Europe. De plus, lorsqu’on lui a demandé s’il avait déjà eu des problèmes avec les autorités kurdes ou iraquiennes ou s’il avait été victime de discrimination ou de harcèlement, le demandeur a répondu par la négative. L’agent a également souligné que, même si le quartier dans lequel le demandeur avait vécu était généralement dangereux en 2009, le demandeur n’avait jamais été personnellement victime de violence et n’avait jamais été témoin d’actes violents ou de combats.

[10] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV. Les dispositions législatives applicables

[11] L’article 96 de la LIPR énonce ce qui suit :

Définition de réfugié

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

[Non souligné dans l’original.]

V. La question en litige

[12] La seule question en litige est celle de savoir s’il était raisonnable pour l’agent d’évaluer la crainte de persécution du demandeur en Iraq plutôt qu’en Iran.

VI. La norme de contrôle

[13] Les parties ont des positions différentes quant à la norme de contrôle applicable. Le demandeur soutient que la décision devrait être examinée selon la norme de la décision correcte, car elle soulève des questions de droit et d’interprétation du droit international. Il se fonde sur une jurisprudence antérieure à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Les questions de droit ne sont plus susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte simplement parce qu’elles sont des questions de droit. L’arrêt Vavilov a créé une présomption d'application de la norme de la décision raisonnable et énonce clairement les situations dans lesquelles les tribunaux doivent s’écarter de cette présomption (aux para 16‑17). En l’absence de l’une de ces situations, la question de droit doit être évaluée selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 115). Aucune des exceptions ne s’applique en l’espèce. De plus, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que la présente affaire requiert une interprétation du droit international. Elle requiert plutôt une interprétation de l’article 96 de la LIPR. L’interprétation que fait un décideur de sa loi habilitante est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 25).

[14] Un contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable exige que la cour apprécie l’intelligibilité, la transparence et la justification de la décision et qu’elle évalue si la décision « est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Si les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la décision sera jugée raisonnable (Vavilov, au para 85‑86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (CSC) au para 47). Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir dûment compte du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87).

VII. Les positions des parties

A. Était-il raisonnable pour l’agent d’évaluer la crainte de persécution du demandeur en Iraq plutôt qu’en Iran?

1) La position du demandeur

a) L’agent était tenu d’établir la nationalité du demandeur

[15] Même si le demandeur a déclaré qu’il était apatride, son pays de nationalité est l’Iran.

[16] L’agent avait l’obligation de déterminer la nationalité du demandeur (Bouianova c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 576, au para 12 [Bouianova]). Un agent ne peut accepter l’affirmation d’un demandeur selon laquelle il n’est pas un ressortissant d’un pays donné lorsque la preuve indique le contraire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Williams, 2005 CAF 126 aux paras 21‑23, 27 [Williams]). Ce principe s’applique également dans le cas où le demandeur soutient être apatride (Petrov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 658 [Petrov] aux para 24‑25). Le demandeur reconnaît que les règles énoncées dans l'arrêt Williams et la décision Petrov découlent de faits différents de ceux de l’espèce. Il avance toutefois que, malgré ces différences, l'arrêt Williams et la décision Petrov s’appliquent à l’espèce parce que [traduction] « l’application de la loi ne devrait pas dépendre du fait qu’elle avantage ou désavantage le demandeur d’asile ». Le demandeur ignorait la loi et a déclaré qu’il était apatride parce qu’il est né en Iraq et qu’il n’avait pas de preuve de nationalité iranienne. Il s’agissait d’une conclusion raisonnable pour quelqu’un se trouvant dans la situation du demandeur. En comparaison, l’agent a le devoir d’appliquer la loi.

b) L’agent n’a pas tenu compte de la preuve pertinente

[17] Le fait qu’un agent ait rendu une décision sans avoir pris connaissance des documents sur la situation au pays constitue un motif valable pour infirmer sa décision (Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 au para 30). En l’espèce, les cartables nationaux de documentation [les CND] renfermaient les lois iraniennes et iraquiennes en matière de nationalité. La loi iranienne prouve que le demandeur est un ressortissant de ce pays puisque son père est citoyen iranien (point 3.1 du cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié daté du 29 mars 2018; point 3.6 du cartable national de documentation pour l’Iraq daté du 31 octobre 2019).

[18] Le demandeur ne demande pas à la Cour d’établir sa nationalité, mais il conteste le fait que l’agent ne l’ait pas fait alors que les lois applicables figuraient dans les CND.

c) L’agent a commis une erreur en décidant d’évaluer les risques auxquels le demandeur serait exposé en Iraq

[19] Le critère applicable pour déterminer si une personne est un ressortissant d’un pays donné consiste à établir si celle-ci a un contrôle sur l’acquisition de la nationalité. Si une personne entreprend de véritables démarches en vue de se voir accorder la citoyenneté et qu’elle peut raisonnablement s’attendre à l’obtenir, elle doit être considérée comme citoyenne du pays aux fins de l’application de la définition de réfugié au sens de la Convention (Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175 [Tretsetsang] au para 36).

[20] L’agent savait que le demandeur n’était pas un citoyen iraquien puisque l’ambassade d’Iraq et les lois iraquiennes en matière de nationalité confirmaient cette information. En comparaison, le demandeur a indiqué que son père était citoyen de l’Iran et que, selon les lois iraniennes en matière de nationalité, il est présumé être un ressortissant iranien. Le demandeur ne fait face à aucun obstacle juridique quant à l’acquisition de la citoyenneté iranienne. Il se heurte toutefois à un obstacle lié à la preuve puisque ses parents n’ont pas enregistré sa naissance. La décision est déraisonnable parce que l’agent ne s’est jamais demandé si le demandeur était un ressortissant iranien.

[21] De plus, l’agent aurait dû tenir compte du risque auquel le demandeur serait exposé en Iran, puisque celui-ci a affirmé qu’il s’agissait de sa crainte principale et que ce facteur constituait le fondement de sa demande d’asile.

d) Il était déraisonnable pour l'agent d'accepter l’affirmation du demandeur selon laquelle il était apatride alors qu’il n’était pas représenté pas un conseil

[22] L’agent n’aurait pas dû se fonder sur l’affirmation du demandeur selon laquelle il était apatride alors qu’il n’était pas représenté pas un conseil. Le défaut de tenir compte du fait qu’un demandeur n’est pas représenté rend la décision déraisonnable (Rogers c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 26 [Rogers] au para 43).

2) La position du défendeur

a) L’agent n’était pas tenu d’établir la nationalité du demandeur

[23] Le demandeur a expressément déclaré qu’il était apatride, qu’il n’était pas un citoyen iranien, qu’il n’avait jamais vécu en Iran et qu’il croyait ne pas pouvoir obtenir la citoyenneté iranienne. Aucune jurisprudence n’étaye la thèse du demandeur selon laquelle l’agent était tenu d’évaluer le risque qu’il courait eu égard à l’Iran en partant de l’hypothèse selon laquelle il serait peut-être en mesure d’obtenir la citoyenneté de ce pays dans l’avenir. Si le demandeur souhaite maintenant faire valoir qu’il est Iranien, il aurait dû présenter un affidavit à cet effet. Comme il ne l'a pas fait, cela cause un préjudice au défendeur puisqu’il n’a pas eu l’occasion d’éprouver la preuve du demandeur.

[24] Le demandeur se fonde sur les affaires Bouianova, Williams, Petrov et Tretsetsang pour appuyer sa thèse selon laquelle l’agent avait l’obligation d’établir sa nationalité. Ces affaires sont distinctes de l’espèce, car les demandeurs n’avaient pas affirmé être apatrides, et les agents n’avaient pas accepté une telle affirmation. Elles n'imposent pas aux agents l'obligation positive d’évaluer le statut d’apatride mis de l’avant par le demandeur.

b) L’agent n’a pas omis d’examiner la preuve pertinente

[25] Il est bien établi que le demandeur d’asile a le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits sur lesquels il s’appuie. Il ne peut reprocher à l’agent de ne pas avoir examiné une loi iranienne en particulier alors qu’il n’a pas demandé qu’elle soit prise en compte (Montalvo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 402 [Montalvo] au para 16). Si l’agent est tenu de posséder une connaissance générale de la situation au pays, il n'est toutefois pas tenu d'examiner des documents précis portant sur des questions que le demandeur n’a pas portées à son attention. Cela est d'autant plus vrai que le demandeur lui a dit qu’il ne pourrait pas devenir Iranien.

[26] Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve laissant entendre qu’il est admissible à la citoyenneté iranienne. Tout au plus, l’unique loi iranienne invoquée montre que le demandeur pourrait être admissible à la citoyenneté. Le demandeur n’a présenté aucune preuve démontrant qu’il serait en mesure de surmonter divers obstacles pour obtenir sa citoyenneté, comme le fait que ses parents n’ont jamais enregistré sa naissance. Ces obstacles sont directement pertinents quant à la question de savoir si le demandeur est admissible à la citoyenneté iranienne (Tretsetsang, au para 72), d’autant plus qu’il a lui-même affirmé que ces obstacles porteraient un coup fatal à sa demande d’asile.

c) L’agent n’a pas commis d’erreur en évaluant les risques que courrait le demandeur en Iraq

[27] L’agent a correctement évalué la question de savoir si le demandeur pouvait retourner en Iraq en toute sécurité compte tenu du fait qu’il s’est déclaré comme étant apatride et qu’il est un ancien résident habituel de ce pays. Il était donc raisonnable pour l’agent de mener uniquement une analyse au titre de l’alinéa 96b) de la LIPR par rapport à l’Iraq.

[28] Le demandeur a déclaré qu’il avait quitté l’Iraq pour des raisons économiques et non par crainte d’être persécuté (Thabet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 4 CF 21 (CAF) au para 30). Il demande maintenant à la Cour de ne pas tenir compte du fait qu’il peut rentrer en Iraq en toute sécurité. L’asile est uniquement accessible lorsqu’une personne ne peut résider de façon sécuritaire dans l’un ou l'autre des pays où elle a la nationalité ou dans le pays où elle avait sa résidence habituelle.

d) Il était raisonnable pour l’agent d'accepter l’affirmation du demandeur selon laquelle il était apatride au moment où il n’était pas représenté par un conseil

[29] L’agent a agi de façon raisonnable en acceptant la déclaration du demandeur selon laquelle il était apatride, puisque celui-ci lui avait demandé de conclure en ce sens. En outre, il n’agissait pas pour son propre compte. Il avait nommé Mme Bergen à titre de représentante, qui est la signataire autorisée du Comité central mennonite (programme sur la migration et la réinstallation), un organisme non gouvernemental ayant une expérience considérable des demandes de réinstallation de réfugiés au Canada. Les proches du demandeur au Canada l’ont aussi aidé à remplir les formulaires requis.

VIII. Analyse

A. Était-il raisonnable pour l’agent d’évaluer la crainte de persécution du demandeur en Iraq plutôt qu’en Iran?

[30] La décision était déraisonnable parce qu’elle n’était pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes, et que l’agent « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, aux para 105, 126). Plus précisément, l’agent n’a pas tenu compte du fait que les autorités danoises avaient l’intention de renvoyer le demandeur en Iran. Rien dans les motifs de l’agent n’indique qu’il s'est posé cette question.

[31] Il est vrai qu’un agent est uniquement tenu d’avoir une connaissance générale des documents sur la situation au pays (Montalvo, au para 16; Jean‑Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 [Jean‑Baptiste] aux para 19‑20). Le juge Grammond a résumé le droit applicable à cette question au paragraphe 79 de la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 :

Il est de pratique courante pour la SPR et la SAR, de même que pour les agents d’ERAR, de s’en remettre aux documents qui se trouvent dans le CND, même lorsque le demandeur ne les a pas invoqués. Il se peut, dans certaines circonstances, qu’ils aient même l’obligation de ne pas se limiter aux documents mentionnés par les demandeurs dans leurs arguments (Sivapathasuntharam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 486, au paragraphe 22; Umuhoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 689; Ramirez Chagoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 721; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kaur, 2013 CF 189, au paragraphe 30). Toutefois, cela ne se traduit pas par une obligation élargie « de passer au peigne fin tous les documents énumérés dans le Cartable national de documentation » (Jean‑Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285, au paragraphe 19).

[32] Compte tenu de ce principe, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce que l’agent recherche un élément de preuve en particulier qui étaye la demande du demandeur, et il n’est pas tenu « de mentionner tous les documents produits en preuve » (Jean‑Baptiste, aux para 19‑20). Dans des circonstances typiques, l’agent n’aurait pas, à première vue, l’obligation de fouiller les textes de loi iraniens et d’évaluer si le demandeur est un ressortissant de ce pays alors qu’il s’est déclaré apatride. Toutefois, les circonstances de l’espèce ne sont pas typiques.

[33] Je conclus qu’il incombait à l’agent d’examiner les circonstances et les faits de l’espèce, qui sont particulièrement uniques (Vavilov, au para 126). L’agent était saisi des documents des autorités danoises relatifs au renvoi du demandeur en Iran. De plus, la demande présentée au Canada par le demandeur indique clairement qu’il craignait d’être persécuté en Iran. Par conséquent, il était déraisonnable de la part de l’agent d’évaluer uniquement le risque auquel le demandeur serait exposé en Iraq. Compte tenu des documents danois relatifs au renvoi du demandeur, la seule mesure raisonnable consiste à évaluer le risque auquel celui-ci serait exposé en Iran et à déterminer s’il pourrait être admissible à la citoyenneté iranienne.

[34] La contrainte juridique la plus importante imposée aux décideurs est le régime législatif (Vavilov, au para 108). L’article 96 de la LIPR exigeait que l’agent détermine si le demandeur était : a) un ressortissant d’un ou de plusieurs pays; ou b) apatride. Si l’agent n’avait pas été en possession des documents des autorités danoises, il aurait été tout à fait raisonnable de sa part de limiter son analyse à l’alinéa 96b) étant donné que le demandeur s’était déclaré comme étant apatride. En l’espèce, toutefois, l’agent aurait dû tenir compte de certains renseignements au dossier émanant des autorités danoises avant de restreindre son analyse à l’alinéa 96b).

[35] La décision doit également « être conforme "à la raison d’être et à la portée du régime législatif sous lequel elle a été adoptée" » (Vavilov, au para 108). L’article 3 de la LIPR énonce les objectifs des dispositions relatives à l’asile. Il s’agit notamment : de sauver des vies et de protéger les personnes de la persécution; d’affirmer la volonté du Canada de participer aux efforts de la communauté internationale pour venir en aide aux personnes qui doivent se réinstaller; de faire bénéficier ceux qui fuient la persécution d’une procédure équitable; d’offrir l’asile à ceux qui craignent avec raison d’être persécutés.

[36] L’alinéa 96b) de la LIPR part du principe qu’une personne apatride sera renvoyée vers son pays de résidence habituelle. En l’espèce, toutefois, les autorités danoises ont ordonné l’expulsion du demandeur vers l’Iran, et non vers l’Iraq. Je conclus que l’évaluation, par un agent, du risque que courrait un demandeur dans un autre pays que celui vers lequel il est renvoyé contrevient à l’objet des dispositions de la LIPR relatives à l’asile. L’agent aurait dû tenir compte du fait que le demandeur était renvoyé en Iran et aurait dû se demander s’il était un ressortissant iranien aux fins de l’évaluation du risque. À la place, l’agent a appliqué l’alinéa 96b) de la LIPR de façon restrictive sans tenir compte du contexte factuel entourant la demande. Dans ces circonstances particulières, il aurait été raisonnable pour l’agent de tenir compte de l’alinéa 96a) et de chercher à connaître les lois relatives à la nationalité iranienne figurant dans le CND.

[37] L’analyse qui précède permet à elle seule de conclure que la décision était déraisonnable. Cependant, je conviens également avec le demandeur que l’agent aurait dû tenir compte du fait qu’il agissait pour son propre compte. Le demandeur se fonde sur la décision Rogers pour faire valoir cet argument. Je souligne, toutefois, que la Cour a abordé cette question sous l’angle de l’équité procédurale dans des décisions subséquentes (Clarke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 267 aux para 9‑10; Thompson c Canada (Sécurité publique et Protection civile, 2015 CF 808 au para 12).

[38] À mon avis, si le demandeur avait été représenté par un conseil compétent, celui-ci l’aurait averti des conséquences du fait de se déclarer apatride. En effet, se déclarer comme étant apatride enclencherait une évaluation des risques en Iraq au titre de l’alinéa 96b), et se déclarer comme étant Iranien donnerait lieu à une évaluation des risques en Iran au titre de l’alinéa 96a).

[39] Le défendeur souligne que le demandeur a bénéficié de l’aide de ses proches au Canada et de sa [traduction] « représentante », MmeBergen, du Comité central mennonite. Cependant, le rôle d’un [traduction] « représentant » est de « faire des affaires au nom du demandeur ». Ce rôle est différent de celui d’un « représentant désigné » à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui veille à ce que le demandeur comprenne la nature de l’instance. Je ne suis pas convaincu que les proches du demandeur au Canada ou Mme Bergen auraient été en mesure de l’informer des conséquences du fait de se déclarer comme apatride dans son formulaire de demande.

[40] Dans la décision Rogers, la Cour a conclu que « l’âge, la scolarité et les antécédents professionnels » du demandeur étaient pertinents pour établir ses « capacités » (au para 44). En toute déférence, le demandeur en l’espèce semble être plus vulnérable que M. Rogers ne l’était. Le demandeur a passé la grande majorité de sa vie dans des camps de réfugiés. Il a terminé sa quatrième année et a travaillé dans un restaurant ainsi que dans la construction de maisons. Au moment où il a demandé l'asile au Canada, il vivait dans un camp de réfugiés au Danemark. Il ne peut pas communiquer en anglais ni en français. Il est raisonnable de penser que le demandeur n’est pas le genre de personne qui puisse percevoir les répercussions juridiques du fait de se déclarer apatride plutôt qu’Iranien, ou d’être franc lorsqu’il affirme souhaiter une vie meilleure pour sa famille. Bien qu’il ait affirmé être apatride, il ressort clairement de sa demande qu’il considérait l’Iran comme son « pays d’origine ».

[41] Compte tenu du fait que le demandeur agissait pour son propre compte, je conclus que l’agent a déraisonnablement accepté son affirmation selon laquelle il était apatride sans s’interroger davantage à savoir s’il était admissible à la citoyenneté iranienne. Il ressort des notes de l’agent et de la lettre de décision que celui-ci s’est largement fondé sur les déclarations du demandeur selon lesquelles il était à la recherche d’une vie meilleure offrant davantage de possibilités. À mon avis, l’agent s’est davantage appuyé sur ces déclarations du demandeur que sur sa crainte d’être renvoyé en Iran.

IX. Les questions à certifier

[42] La veille de l’audience, le demandeur a présenté quatre questions à certifier :

[traduction]
1. Quelle est la norme de contrôle applicable, dans le cadre du contrôle d’une décision relative à une demande d’asile, lorsqu’il s’agit de trancher la question de savoir si une personne est apatride?

2. Existe-t-il une exception au principe selon lequel les questions générales de droit international doivent être tranchées selon la norme de contrôle de la décision correcte dans le cas où les règles de droit international pertinentes sont édictées dans la loi constitutive du tribunal dont la décision fait l'objet du contrôle?

3. La norme de contrôle applicable au contrôle d’une décision relative à une demande d’asile, lorsqu’il s’agit de déterminer si une personne possède ou non la citoyenneté d’un pays donné, est-elle celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable?

4. Si la réponse à la question précédente est la norme de contrôle de la décision raisonnable, est-il raisonnable pour un décideur d’accepter l’allégation d’un demandeur d’asile selon laquelle il est apatride sans tenir compte des lois applicables en matière de nationalité?

[43] Le défendeur s’est opposé aux questions proposées par le demandeur, puisque celui-ci ne les a pas présentées à l’intérieur du délai de cinq jours prescrit par la Cour (Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté – le 5 novembre 2018 (les Lignes directrices)).

[44] La Cour d’appel fédérale a récemment réaffirmé les conditions applicables à la certification d’une question dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au paragraphe 46 :

La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2017 CAF 130, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).

[45] Le défendeur soutient que la Cour suprême du Canada a répondu aux trois premières questions du demandeur dans l’arrêt Vavilov en ce sens que la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable (au para 114). La réponse à la quatrième question se trouve dans l’arrêt Tretsetsang. De plus, les quatre questions proposées se rapportent à des faits et ne soulèvent donc pas de questions importantes ou de portée générale.

[46] Je conviens avec le défendeur que le demandeur n’a pas donné de préavis suffisant, comme l’exigent les Lignes directrices de la Cour. Néanmoins, après avoir examiné les questions, je refuse également de les certifier. Je conviens avec le défendeur que les trois premières questions ont déjà été tranchées dans l’arrêt Vavilov, et que l’arrêt Tretsetsang a répondu à la quatrième question. De plus, à mon avis, aucune des questions n’est déterminante quant à l’issue de l’appel, ne transcende les intérêts des parties au litige, ni ne soulève une question ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Toutes les questions proposées concernent les circonstances propres à l’espèce.

X. Conclusion

[47] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1702‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM‑1702‑20

 

INTITULÉ :

ALI KARIM SAID RAHIMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

Le 22 février 2022

COMPARUTIONS :

David Matas

POUR LE DEMANDEUR

 

Brendan Friesen

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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