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Date : 20220228

Dossier : IMM-5836-20

Référence : 2022 CF 277

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 février 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

CHARLES PHILLIP GREGORY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Charles Gregory, a présenté une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire depuis le Canada (la demande) au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Un agent principal a rejeté sa demande dans une décision datée du 14 avril 2020.

[2] Le demandeur invite la Cour à annuler la décision de rejet de sa demande pour deux motifs : parce que l’agent n’a pas procédé à l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire et parce qu’il n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants.

[3] À mon avis, l’agent a commis des erreurs susceptibles de contrôle en n’appliquant pas les normes requises énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 et les décisions de la Cour qui l’ont suivi. Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent doit être annulée au motif qu’elle est déraisonnable, en application des principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

[4] La présente demande sera donc accueillie. La demande de M. Gregory sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

I. Faits et événements à l’origine de la demande de contrôle judiciaire

[5] M. Gregory est un citoyen d’Antigua-et-Barbuda. Il est venu au Canada en 2011 pour une visite de deux semaines. Il a fait une autre visite en 2014. Il est revenu en 2016 avec un visa de six mois, qui a été prolongé de six mois supplémentaires.

[6] En août 2017, juste avant son départ prévu à la fin de sa troisième visite, le demandeur a été victime d’une grave crise cardiaque. Il a passé cinq jours à l’hôpital.

[7] Peu de temps après la crise cardiaque du demandeur, un ouragan a gravement endommagé sa maison (qu’il a décrite comme une [traduction] « cabane » dans la [traduction] « brousse d’Antigua »).

[8] Il est resté au Canada depuis cet événement, sans statut légal, après l’expiration de son visa. Il est actuellement un patient du Regent Park Community Health Centre à Toronto, qui fournit des soins de santé aux personnes non assurées sans statut. Le Regent Park Community Health Centre lui fournit des services de santé, notamment des médicaments prescrits pour l’hypertension artérielle, une aide pour obtenir d’autres médicaments et un soutien psychologique.

[9] L’affidavit du demandeur confirme que, n’ayant aucun statut légal au Canada, il n’a pas pu obtenir de permis de travail et a donc été contraint de vivre dans un refuge. Il arrive parfois à trouver des petits boulots ou du travail à la journée, mais il ne peut pas trouver un emploi permanent pour subvenir à ses besoins.

[10] Pour appuyer sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, M. Gregory a déposé son propre affidavit, ainsi que les observations d’un consultant en immigration et des preuves documentaires, notamment une lettre de sa sœur au Canada, des lettres de soutien d’organismes communautaires (dont l’Armée du Salut) où il a fait du bénévolat, la confirmation de son travail occasionnel par une entreprise pour laquelle M. Gregory a effectué des travaux de jour, et des lettres de professionnels du Regent Park Community Health Centre, dont son travailleur social/conseiller et une infirmière praticienne décrivant son état de santé. Le demandeur a également déposé des éléments de preuve concernant la situation à Antigua, notamment sur le niveau de pauvreté et les conséquences des ouragans de 2017.

[11] La demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par M. Gregory était fondée en partie sur sa situation actuelle au Canada et en partie sur sa vie éventuelle s’il retourne à Antigua. Son affidavit décrit sa vie à Antigua avant de venir au Canada, et ce qu’il entrevoit s’il retourne à Antigua.

[12] Avant de venir au Canada, M. Gregory s’était éloigné du reste de sa famille à Antigua en raison de [traduction] « divergences politiques » concernant le parti à soutenir aux élections. Comme mentionné, il vivait dans une cabane dans la brousse. Il était [traduction] « souffrant, seul et affamé ». Il a déclaré que s’il retournait dans les îles, il n’y aurait [traduction] « nulle part où aller pour obtenir de l’aide à Antigua; il n’y a pas de banques alimentaires ni de système d’aide sociale ». Ses enfants ne sont pas en mesure de l’aider. En revanche, M. Gregory a déclaré qu’au Canada, [traduction] « je n’ai jamais faim, j’ai des vêtements, un abri - je ne veux pas être clandestin ».

[13] La lettre de l’infirmière praticienne de M. Gregory confirme qu’en août 2017, ce dernier a subi un infarctus aigu du myocarde inférieur. Il a été traité en urgence par l’insertion d’une endoprothèse dans son artère coronaire et admis à l’hôpital pour plusieurs jours de suivi. Il a commencé à prendre plusieurs médicaments essentiels à la prévention d’une nouvelle crise cardiaque, notamment un traitement pour prévenir la formation de caillots sanguins, des médicaments antihypertenseurs pour contrôler la tension artérielle et réduire la charge de travail du cœur, et un traitement intensif pour réduire le taux de cholestérol. Selon la lettre de l’infirmière praticienne, sans un accès continu à ces médicaments, le demandeur court un risque élevé de subir une autre crise cardiaque. De plus, des anomalies à la glande thyroïde de M. Gregory ont été découvertes, ce qui nécessite des examens diagnostiques supplémentaires. En outre, la lettre confirme que M. Gregory devra continuer à prendre des médicaments pour gérer sa tension artérielle pour le reste de sa vie, et qu’il aura besoin d’autres traitements et soins continus.

[14] Concernant un éventuel retour à Antigua, M. Gregory a déclaré [traduction] : « [j]e ne pourrai pas obtenir les médicaments dont j’ai besoin pour éviter une autre crise cardiaque. Je vais souffrir en rentrant chez moi. Je serai totalement isolé et ne bénéficierai d’aucun soutien ni d’aucune aide. Il n’y a aucune possibilité de travail et aucune aide sociale. J’avais souvent faim là-bas et je ne pouvais que boire de l’eau de pluie pour remplir mon estomac ».

[15] M. Gregory a précisé qu’il ne pouvait pas recevoir de soins médicaux appropriés à Antigua, parce qu’il n’y a pas de véritables hôpitaux, très peu de médecins et de très longues listes d’attente. [TRADUCTION] « Il est difficile d’obtenir des médicaments, il faut payer les médicaments et je n’ai pas d’argent, il y a beaucoup de pauvreté et les pauvres souffrent beaucoup. Les services d’urgence sont limités - peu d’accès à une ambulance si vous habitez loin de la ville ».

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[16] Les motifs de l’agent, en sept paragraphes, commencent par la déclaration suivante : [TRADUCTION] « L’objectif d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas simplement d’être une méthode d’immigration accélérée, mais de permettre au ministre et à son délégué de prendre en compte des circonstances exceptionnelles qui ne relèvent pas des voies d’immigration habituelles. »

[17] Dans la décision, les facteurs suivants ont été examinés dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : l’établissement, l’intérêt supérieur de l’enfant, à savoir la nièce du demandeur, les problèmes de santé du demandeur et certaines des conditions à Antigua si le demandeur y retourne.

[18] En ce qui concerne l’établissement, l’agent a fait mention des trois visites de M. Gregory au Canada et du fait que depuis l’expiration de son visa prolongé de six mois, il n’a pas de statut au Canada. L’agent a souligné que M. Gregory avait de la famille et des amis au Canada, mais qu’il ne vivait pas au Canada depuis une longue période. En outre, il a fait remarquer que M. Gregory avait occupé un emploi de manière irrégulière pendant son séjour au Canada et qu’il n’avait pas été en mesure de conserver un logement stable. Tout en étant [traduction] « sensible au fait qu’il s’est fait des amis au Canada et qu’il a de la famille au Canada », l’agent n’était « pas convaincu qu’il serait incapable de s’établir de manière similaire à Antigua-et-Barbuda et qu’après une année de probation, il pourrait à nouveau demander un visa de visiteur ». L’agent a reconnu que le demandeur a un certain degré d’établissement au Canada, mais relativement peu élevé pour le temps qu’il a passé au pays. L’agent a conféré peu de poids à ce facteur.

[19] Je me permets de souligner que l’agent n’a pas non plus mentionné que M. Gregory vit dans un refuge au Canada. L’agent n’a pas non plus mentionné que, malgré ses problèmes de santé, le demandeur a consacré beaucoup de temps à faire du bénévolat auprès de plusieurs organismes pendant son séjour au Canada, et n’a pas fait allusion aux lettres de ces organismes dans le dossier.

[20] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve sur la nature de la relation du demandeur avec sa nièce. L’agent a également conféré peu de poids à ce facteur. Cette partie de la décision de l’agent n’a pas été contestée dans la présente demande.

[21] En ce qui concerne les problèmes médicaux du demandeur, l’agent a pris acte du fait que M. Gregory avait subi une crise cardiaque et qu’il souffre d’hypertension. L’agent a d’abord relevé que le demandeur a déclaré qu’en raison de ses problèmes de santé, il était incapable de travailler [traduction] « mais n’en fournit aucune preuve ». Je me permets à nouveau de souligner qu’en fait, le demandeur a déclaré qu’il ne pouvait pas trouver un travail stable pour subvenir à ses besoins parce qu’il n’avait pas de permis de travail, et non qu’il ne pouvait pas travailler en raison de son état de santé. En outre, M. Gregory a travaillé un peu de façon occasionnelle, et a fourni une lettre pour le confirmer.

[22] L’agent a reconnu que [traduction] « la situation médicale [de M. Gregory] est loin d’être parfaite ». L’agent a conclu que si le Canada dispose d’un système de soins de santé plus efficace qu’Antigua-et-Barbuda, cela ne signifiait pas [traduction] « qu’à Antigua-et-Barbuda, on serait incapable de remédier aux problèmes de santé du demandeur ». Selon l’agent, Antigua offre des soins de santé adéquats, et les capacités en la matière « ont augmenté, et le gouvernement s’est orienté vers des soins plus complets ». L’agent a pris acte de la lettre de l’infirmière praticienne indiquant que le demandeur ne bénéficierait pas de soins adéquats à Antigua, mais a affirmé que [traduction] « la lettre ne précise pas d’où provient cette information, ce qui n’est pas suffisant pour établir ce fait ». Une fois encore, je me permets de faire remarquer qu’il ressortait clairement de la lettre de l’infirmière praticienne que la source d’information sur le système de santé d’Antigua provenait du demandeur lui-même, sur la base de son expérience de vie sur place. L’agent a accordé [traduction] « peu de poids » au facteur relatif à l’état de santé du demandeur dans l’évaluation de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[23] En ce qui concerne la situation du demandeur s’il devait retourner à Antigua, l’agent a affirmé que M. Gregory avait affirmé que sa maison à Antigua avait été endommagée par un ouragan, mais qu’il n’avait [traduction] « fourni aucune preuve à cet effet ». L’agent n’a pas mentionné le témoignage sous serment de M. Gregory selon lequel il vivait dans une cabane dans la brousse à Antigua. Dans ses motifs, l’agent semblait admettre qu’un ouragan avait traversé Antigua-et-Barbuda en 2017, mais ne faisait pas mention des conséquences de deux ouragans, telles que décrites dans la preuve présentée par le demandeur quant à la situation dans le pays. Les éléments de preuve en question ont confirmé que l’ouragan Irma avait dévasté Antigua-et-Barbuda en 2017, et que la quasi-totalité des infrastructures d’Antigua avaient été endommagées par les tempêtes [traduction] (« des centaines d’Antiguais sont morts ou ont été déplacés ». « 95 pour cent des infrastructures des îles ont été détruites, et on estime à 100 millions de dollars le montant nécessaire à la reconstruction du pays »).

[24] L’agent a relevé l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’aurait pas de travail stable à Antigua-et-Barbuda s’il devait y retourner. Puis il a affirmé ce qui suit :

[Traduction]
[Le demandeur] affirme qu’il ne serait pas en mesure de trouver du travail, et même si je reconnais que la situation économique n’est pas aussi saine qu’au Canada, Antigua-et-Barbuda est l’une des nations les plus riches et les plus développées des Caraïbes. En outre, le demandeur a pu vivre et travailler auparavant à Antigua-et-Barbuda.

[25] L’agent a conclu en reconnaissant que la situation du demandeur était meilleure au Canada que s’il devait retourner à Antigua-et-Barbuda, mais [traduction] « le simple fait d’avoir une meilleure vie au Canada ne suffit pas pour obtenir une dispense ». Après avoir examiné tous les éléments de preuve, l’agent a conclu qu’ils n’avaient « pas le poids suffisant pour accorder une dispense » et a rejeté la demande.

[26] Le demandeur a fait valoir deux motifs pour contester le caractère raisonnable de la décision. Tout d’abord, le demandeur a fait valoir que l’agent n’a pas appliqué le critère juridique requis énoncé dans l’arrêt Kanthasamy, parce qu’il n’a pas évalué la demande [traduction] « sous l’angle de la compassion ». Le demandeur a affirmé que l’agent a plutôt appliqué le critère du caractère exceptionnel à sa situation. Ensuite, le demandeur a fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants concernant la disponibilité des soins médicaux, la pauvreté et d’autres conditions à Antigua. Il a soutenu que l’agent a conclu à tort que les conditions de vie d’Antigua lui permettaient d’y demeurer. Il a contesté les observations de l’agent sur le système de soins de santé d’Antigua, et la déclaration de l’agent selon laquelle Antigua-et-Barbuda est [traduction] « l’une des nations les plus riches et les plus développées des Caraïbes ».

[27] Le défendeur a fait valoir que la décision de l’agent était raisonnable, soulignant que la dispense prévue à l’article 25 de la LIPR est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire. Le défendeur a soutenu que l’agent pouvait tirer ces conclusions, le dossier déposé par le demandeur à l’appui de sa demande étant « mince ». Le défendeur a soutenu que le demandeur tentait de présenter de nouveau l’argumentation qui a été exposée lors de la demande initiale, et demandait à la Cour de réexaminer les éléments de preuve, ce qui n’est pas permis dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

III. Les principes juridiques

A. Demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire

[28] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’exempter les étrangers des exigences habituelles de la Loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire justifient une telle dispense. Les considérations d’ordre humanitaire renvoient à « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs "justifient l’octroi d’un redressement spécial" aux fins des dispositions de la [LIPR] ». Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970], DCAI no 1 à la p. 350, tel que cité dans l’arrêt Kanthasamy, aux para 13 et 21.

[29] L’objet de la disposition relative aux considérations d’ordre humanitaire a pour objet d’accorder un redressement en equity dans de telles circonstances : Kanthasamy, aux para 21-22, 30-33 et 45. Le pouvoir discrétionnaire à cet égard représente une exception sensible et flexible, notamment pour mitiger la rigidité de la LIPR dans les cas appropriés.

[30] Selon l’interprétation retenue du paragraphe 25(1), l’agent doit évaluer les difficultés auxquelles le ou les demandeurs se heurteront lorsqu’ils quitteront le Canada. La jurisprudence d’appel a confirmé que les adjectifs « inhabituelles », « injustifiées » et « excessives » décrivaient les difficultés susceptibles de justifier une dispense au titre de cette disposition. Ces termes utilisés pour décrire les difficultés sont instructifs, mais pas décisifs, ce qui permet ainsi au paragraphe 25(1) de remplir avec souplesse ses objectifs en equity : Kanthasamy, aux para 33 et 45.

[31] La décision prise au titre du paragraphe 25(1) est globale et les considérations pertinentes doivent être soupesées de manière cumulative pour trancher la question de savoir s’il est justifié dans les circonstances d’accorder la mesure : Kanthasamy, aux para 27-28. Les agents appelés à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doivent véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à leur connaissance et leur accorder du poids : Kanthasamy, aux para 25 et 33; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74-75.

B. La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent

[32] La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy, au para 44. La norme de la décision raisonnable est énoncée dans l’arrêt Vavilov. Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, aux para 75 et 100.

[33] Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un examen déférent et rigoureux de la question de savoir si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov aux para 12-13 et 15. La cour de révision examine d’abord les motifs du décideur, qui sont interprétés de façon globale et contextuelle à la lumière du dossier dont le décideur était saisi : Vavilov, aux para 84, 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-33.

[34] Le contrôle de la Cour doit s’intéresser au raisonnement suivi et au résultat de la décision : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, notamment aux para 85, 99, 101, 105-106 et 194; Entertainment Software Association c Society of Composers, Authors et Music Publishers of Canada, 2020 CAF 100 aux para 24-35.

IV. Analyse

[35] La question principale en l’espèce est de savoir si la décision de l’agent était justifiée au regard des contraintes juridiques imposées par la décision de la Cour suprême dans l’affaire Kanthasamy et des contraintes factuelles du dossier. À mon avis, les motifs de l’agent, lus dans le contexte de la preuve, ne respectaient pas les exigences énoncées dans l’arrêt Kanthasamy pour l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. La décision contenait des erreurs susceptibles de contrôle et doit être annulée.

[36] Je souscris à l’argument du demandeur selon lequel l’agent a commis une erreur de droit en adoptant une approche segmentée de l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire, et en n’appliquant pas à l’ensemble de la preuve la norme énoncée dans la décision Chirwa approuvée par la Cour suprême : Kanthasamy, aux para 13, 21 et 45; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 aux para 16-19; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 33. Outre la mention d’être « sensible » au fait que le demandeur a des amis et de la famille au Canada, les motifs de l’agent n’indiquent pas que l’évaluation a pris en compte ou mis en œuvre l’objectif d’équité de l’article 25 : Kanthasamy, au para 45; Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386 aux para 22-25.

[37] L’agent n’a pas expressément mentionné la nécessité d’évaluer l’effet du renvoi relativement à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ou d’évaluer toute difficulté à laquelle le demandeur pourrait être confronté s’il retourne vivre à Antigua : Kanthasamy, aux para 32-33, 45 et 48. Hormis une brève mention concernant le fait de se trouver du travail, l’agent n’a pas évalué les conditions, qui justifiaient une dispense, auxquelles ce demandeur serait confronté lors de son retour à Antigua : Zhang, aux para 14, 19, 24 et 25. Cela est clair parce que, en examinant les motifs de l’agent ainsi que le dossier, l’agent n’a pas fait mention d’éléments de preuve importants concernant la façon dont le demandeur avait vécu à Antigua, et la façon dont il s’attendait à y vivre s’il y retournait. L’agent n’a pas tenu compte du témoignage du demandeur selon lequel il retournerait dans un pays où il n’avait pas de domicile et pas de famille, ou d’autre système de soutien (comme c’était le cas au Canada), et arriverait à Antigua avec une maladie potentiellement mortelle qui s’est considérablement aggravée depuis son départ et qui l’oblige maintenant à prendre des médicaments qu’il ne peut pas se payer. En d’autres termes, les motifs de l’agent ne tenaient pas compte de la réalité de la vie de M. Gregory : voir Klein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1004 au para 7. Au lieu de se pencher sur le témoignage du demandeur concernant sa situation et les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays qu’il a déposés, l’agent a déprécié la preuve du demandeur en qualifiant sa demande de simple souhait d’une vie meilleure au Canada.

[38] J’ai déjà mentionné plusieurs autres erreurs ou omissions de fait dans les motifs de l’agent, qui ne tenaient pas compte d’éléments de preuve dans le dossier qui allaient à l’encontre de ses conclusions : Canada (Procureur général) c Best Buy Canada Ltée, 2021 CAF 161, la juge Gleason (avec l’appui du juge LeBlanc), au para 123, citant Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), [1999] 1 CF 53 aux para 14-17.

[39] Le demandeur a également contesté la déclaration de l’agent selon laquelle Antigua-et-Barbuda est [traduction] « l’une des nations les plus riches et les plus développées des Caraïbes ». Il semble y avoir deux déclarations dans les documents relatifs à la situation dans le pays qui pourraient appuyer la déclaration de l’agent. Le défendeur renvoie à un article qui qualifie le pays de [traduction] « centre touristique populaire, ce qui en fait l’une des nations les plus prospères des Caraïbes sur le plan économique ». Cependant, l’article est intitulé Why is Antigua and Barbuda Poor?, et en voilà le vrai sujet. Un deuxième article, portant le même titre, mentionnait que les deux partis politiques du pays avaient des points de vue différents sur le niveau de pauvreté de la population. Selon le point de vue le plus favorable, Antigua-et-Barbuda est l’un des pays les moins pauvres des Caraïbes. Si l’agent a fondé son affirmation sur ces sources, il a fait preuve d’une lecture sélective des documents, qui a déformé le contenu prédominant des articles. En outre, le demandeur a produit d’autres éléments de preuve concernant le taux de chômage élevé et le taux de pauvreté élevé à Antigua, ainsi que son incapacité à se remettre complètement des effets de la récession économique mondiale de la fin des années 2000.

[40] Compte tenu de la portée limitée et sélective des éléments de preuve mentionnés dans les motifs de l’agent, ainsi que des éléments de preuve omis ou écartés qui favorisaient l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire au demandeur, je ne peux pas conclure que l’agent a appliqué la norme énoncée dans la décision Chirwa, ou qu’il a tenu compte de tous les éléments de preuve au dossier, comme l’exigent les arrêts Kanthasamy et Baker. La décision de l’agent n’a pas tenu compte des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle, et n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents et importants : voir Vavilov, aux para 101, 105-106 et 126; Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7, alinéa 18.1(4)d).

[41] À la lumière de ces conclusions, il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument du demandeur selon lequel l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en appliquant le critère du caractère exceptionnel.

[42] Enfin, même si la décision de l’agent contenait des erreurs susceptibles de contrôle, les présents motifs ne concluent pas qu’il n’y avait nécessairement qu’une seule issue possible à la demande de résidence permanente avec dispense pour considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur. Je conclus, cependant, que tous les éléments de preuve importants du dossier doivent être examinés et appréciés selon les normes juridiques en vigueur. Cela n’a pas été le cas dans la décision de l’agent.

V. Conclusion

[43] La demande est donc accueillie. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen. Le demandeur a le droit de mettre à jour des éléments de preuve et/ou des observations ou d’en déposer d’autres dans le cadre du réexamen de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

JUGEMENT dans le dossier IMM-5836-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie. La décision de l’agent principal datée du 14 avril 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée pour être réexaminée par un autre agent conformément aux motifs de la présente décision. Le demandeur est autorisé à présenter des éléments de preuve ou des observations supplémentaires en vue du nouvel examen de sa demande.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais, L.L. B., traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5836-20

 

INTITULÉ :

CHARLES PHILLIP GREGORY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JANVIER 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A. D. LITTLE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 28 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Jean Marie Vecina

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nur Muhammed-Ally

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jean Marie Vecina

Vecina Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nur Muhammed-Ally

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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