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Date : 20220304


Dossier : IMM‑454‑20

Référence : 2022 CF 303

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 mars 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

KARANJEET SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’égard d’une décision rendue par un agent des visas le 29 novembre 2019 [la décision]. L’agent a rejeté la demande de permis de travail présentée dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires par le demandeur au motif que ce dernier n’avait pas démontré qu’il satisfaisait aux exigences de l’emploi qu’il envisageait d’occuper au Canada.

II. Contexte

[2] Le demandeur, M. Karanjeet Singh, est un citoyen indien âgé de 37 ans. Le 27 août 2019, il a présenté une demande de permis de travail à titre de charpentier accompagnée d’une offre d’emploi de « Sunrise cuisines Ltd. », une entreprise établie à Surrey, en Colombie‑Britannique.

[3] Le demandeur a présenté les documents suivants à l’appui de sa demande de permis de travail :

des certificats d’études secondaires du National Institute of Open Schooling;

son diplôme de baccalauréat en commerce de l’Université de Delhi;

une évaluation des diplômes d’études indiquant que son diplôme équivalait à un baccalauréat d’une université canadienne reconnue;

comme preuve d’emploi, une attestation d’expérience datée de 22 juillet 2019 délivrée par Bull Doors India Limited [Bull Doors] décrivant les fonctions qu’il a exercées à titre d’apprenti charpentier à partir de juillet 2011 et à titre de charpentier à partir de janvier 2013;

des attestations de salaire délivrées par Bull Doors datées du 22 juillet 2019 indiquant le salaire estimé et réel qu’il a gagné d’avril 2012 à juin 2019;

son curriculum vitae décrivant l’expérience de travail qu’il a acquise chez Bull Doors à titre d’apprenti charpentier de juillet 2011 à décembre 2012 et à titre de charpentier à partir de janvier 2013.

[4] Le demandeur a été reçu en entrevue par l’agent des visas au Haut‑commissariat du Canada à New Delhi le 25 novembre 2019. Les notes que l’agent des visas a consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] indiquent que l’agent a convoqué le demandeur à une entrevue pour les raisons suivantes :

[Traduction]
Le demandeur a présenté une demande de permis de travail au titre de l’article 203 du RIPR. L’EIMT est confirmée; elle est valide et elle indique le nom du demandeur. Une lettre d’offre d’emploi de Sunrise Kitchens Ltd. a été fournie. Le demandeur affirme occuper un emploi de charpentier chez Bull Doors India Limited, dans le Pendjab, depuis juillet 2011. Le demandeur a fourni une lettre de recommandation professionnelle ainsi que des attestations de salaire pour les sept dernières années. Je souligne que ces attestations ont été délivrées en juillet 2019. Le relevé bancaire fourni indique un solde de 800 000 roupies (INR). Le demandeur est titulaire d’un baccalauréat en commerce et a obtenu une note moyenne de 5,5 à l’examen de l’IELTS. Je souligne que le demandeur ne détient aucun certificat professionnel en charpenterie. La mère du demandeur est décédée, son père travaille à New Delhi et sa fratrie est au Canada. Je souligne que le demandeur a fait ses études à l’Université de Delhi. Je vois mal pourquoi le demandeur se rendrait dans le Pendjab travailler comme charpentier pour un salaire minimal de 8 000 roupies (INR). L’entrevue visait à évaluer l’expérience de travail par rapport à l’emploi envisagé.

A. La décision faisant l’objet du contrôle

[5] L’agent a rejeté la demande de permis de travail pour les motifs suivants :

[Traduction]
Je ne suis pas convaincu que le demandeur satisfait aux exigences de l’emploi. Il n’a participé à aucun programme d’apprentissage. Il n’a pas fourni une preuve satisfaisante quant à l’emploi qu’il a déclaré occuper. Tous les documents ont été délivrés récemment. Je ne suis pas convaincu qu’il possède l’expérience de travail déclarée. Je ne suis pas convaincu qu’il satisfait aux exigences de l’emploi. Je lui ai donné l’occasion de répondre. Il n’a rien dit. La demande est rejetée.

III. Les questions en litige

[6] Les questions dont la Cour est saisie sont les suivantes :

A. Question préliminaire : L’affidavit de Mme Chan contient‑il des éléments de preuve inadmissibles

B. La décision de rejeter la demande de permis de travail du demandeur était‑elle raisonnable?

IV. La norme de contrôle applicable

[7] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

V. Analyse

A. Question préliminaire : L’affidavit de Mme Chan contient‑il des éléments de preuve inadmissibles

[8] Le défendeur soutient que les pièces B, C, D, E et F de l’affidavit de Nicole Chan versé au dossier du demandeur [l’affidavit de Mme Chan] sont inadmissibles, car l’agent des visas n’en disposait pas au moment où il a rendu sa décision. La Cour devrait écarter ces pièces, ainsi que les paragraphes 21 à 26 du mémoire du demandeur, car ils se rapportent à ces pièces.

[9] Les pièces en cause sont les suivantes :

Pièce B : une copie de l’art 139 de l’Income Tax Act de l’Inde;

Pièce C : une liste des taux d’imposition sur le revenu en vigueur en 2019‑2020/2020‑2021 provenant du ministère de l’impôt sur le revenu de l’Inde;

Pièce D : l’annexe 1 de la Finance Act de l’Inde;

Pièce E : un article du Forbes sur l’économie monétaire et la politique de « démonétisation » de l’Inde;

Pièce F : un article d’Al‑Jazira sur l’économie monétaire de l’Inde.

[10] Le demandeur soutient que les pièces B, C, D, E et F de l’affidavit de Mme Chan contiennent des renseignements accessibles au public sur le système fiscal de l’Inde et son économie fondée sur les transactions en espèces. Les agents des visas sont présumés avoir connaissance des conditions qui prévalent dans le pays des demandeurs lorsqu’ils rendent des décisions. La décision d’un agent peut être infirmée dans le cadre d’un contrôle judiciaire s’il est établi que l’agent l’a rendue sans connaître les conditions dans le pays en cause [Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 au para 30 (Saifee)].

[11] L’agent aurait dû connaître les conditions prévalant en Inde et aurait dû tenir compte du fait 1) que les personnes qui touchent un revenu de l’ordre de celui indiqué sur les attestations de salaire du demandeur n’ont pas à payer d’impôt sur le revenu, et 2) que les paiements en espèces, comme ceux que le demandeur a reçus, sont courants en Inde.

[12] Dans Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au paragraphe 20 [Access Copyright], le juge Stratas a établi une liste non exhaustive d’exceptions au principe général interdisant aux cours de révision d’admettre des éléments de preuve qui ne figuraient au dossier dont disposait le décideur administratif. La première exception est la suivante :

Parfois, notre Cour admettra en preuve un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire […] On doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond. [renvois omis]

[13] Je suis d’avis que les pièces E et F et le paragraphe 23 du mémoire du demandeur sont inadmissibles. La pièce E (l’article du Forbes) indique que, jusqu’en novembre 2016 (qui a marqué le début de la campagne de « démonétisation » de l’Inde), les transactions en espèces représentaient plus de 95 % de toutes les transactions en Inde. La pièce F (l’article d’Al Jazeera) indique qu’en 2019, 90 % des transactions en Inde étaient encore effectuées en espèces. Bien que l’on puisse soutenir qu’il s’agit là de renseignements publiquement accessibles sur les conditions dans le pays qu’un agent des visas au Haut‑commissariat du Canada à New Delhi est censé connaître, les articles présentent des analyses approfondies de la politique monétaire indienne. Leur évaluation exige d’apprécier et d’analyser en détail des éléments de preuve se rapportant au fond de la décision.

[14] Les pièces B, C et D contiennent des renseignements généraux publiquement accessibles qui sont susceptibles d’aider la Cour à mieux cerner les questions dont elle est saisie dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Ces pièces touchent au fond de la décision uniquement parce que l’agent a commis une erreur en exigeant du demandeur qu’il fournisse ses déclarations de revenus alors même qu’il n’était pas tenu de produire de déclarations selon le droit indien. Savoir si les demandeurs indiens sont tenus ou sont en mesure de fournir des déclarations de revenus est le genre de connaissances sur les conditions dans le pays que devrait avoir un agent des visas au Haut‑commissariat du Canada à New Delhi, en particulier lorsque le rejet d’une demande est fondé en partie sur l’absence de telles déclarations. Ces pièces sont admises.

[15] Les exigences indiennes en matière de déclarations de revenus touchent au fond de la décision uniquement parce que l’agent a commis une erreur en exigeant des renseignements que le demandeur n’était pas tenu ou n’était pas en mesure de fournir. Le demandeur, qui n’était pas représenté lors de son entrevue, n’aurait pas pu fournir d’éléments de preuve concernant le droit fiscal indien à ce moment‑là, car il n’avait aucune raison de s’attendre à ce que l’agent commette cette erreur. L’erreur de l’agent découle directement de son ignorance des conditions prévalant dans le pays, qu’il était censé connaître [Saifee au para 30].

[16] Les pièces B, C et D sont admissibles conformément aux principes établis dans Access Copyright et Saifee.

B. La décision de rejeter la demande de permis de travail du demandeur était‑elle raisonnable?

[17] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable pour les raisons suivantes :

  • 1) l’agent n’a pas posé de questions sur les fonctions que le demandeur serait appelé à exercer dans le cadre de son poste éventuel de charpentier ni de questions qui auraient pu l’aider à déterminer s’il était en mesure d’exercer ces fonctions;

  • 2) l’agent a accordé trop d’importance à la raison pour laquelle le demandeur travaillerait comme charpentier dans le Pendjab alors qu’il est titulaire d’un diplôme de l’Université de Delhi, et n’a pas indiqué dans ses motifs en quoi cela était pertinent du point de vue de la capacité du demandeur à exécuter le travail;

  • 3) l’agent n’a pas expliqué dans ses motifs en quoi la délivrance récente des documents présentés par le demandeur pour attester de son expérience professionnelle appuyait sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas fourni une preuve d’emploi satisfaisante;

  • 4) la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’a pas fourni d’autres preuves d’emploi, comme des relevés bancaires indiquant des versements de salaire et son formulaire 16 aux fins de l’impôt sur le revenu, ne tient pas compte des conditions qui prévalent dans le pays du demandeur et de la situation personnelle de ce dernier : le demandeur était payé en espèces (comme c’est souvent le cas en Inde) et il n’était pas tenu de produire de déclarations de revenus selon le droit indien.


[18] Le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable. Le demandeur n’a pas pu fournir d’éléments de preuve pour confirmer l’expérience de travail qu’il prétend posséder. Il n’a été en mesure de fournir aucun des documents que l’agent lui a demandés, comme des relevés d’assurance‑emploi, des relevés d’impôt ou des relevés bancaires. Il n’a pas non plus été en mesure de répondre aux questions de l’agent concernant les exigences de l’emploi au Canada ou de démontrer qu’il pouvait exécuter convenablement le travail d’un charpentier au Canada. Lorsque l’agent l’a questionné au sujet de l’emploi au Canada, il a uniquement mentionné son salaire horaire et n’a pas pu décrire les fonctions qu’il serait appelé à exercer.

[19] Le défendeur soutient que l’allégation du demandeur selon laquelle l’agent a fait une fixation sur ce qui l’a motivé à s’installer dans le Pendjab et à devenir charpentier résulte d’une interprétation erronée des motifs de l’agent. L’agent a posé deux questions sur les raisons pour lesquelles le demandeur a quitté Delhi pour s’installer dans le Pendjab et les autres questions portaient sur son emploi actuel en Inde et sur son emploi éventuel au Canada.

[20] Les motifs de l’agent n’indiquent pas clairement en quoi le fait que les documents fournis par le demandeur aient été délivrés récemment était pertinent du point de vue de son expérience de travail à titre de charpentier. Les directives du bureau des visas concernant les demandeurs indiens de permis de travail indiquent que, pour démontrer qu’ils satisfont aux exigences de l’emploi, les demandeurs doivent fournir une lettre de recommandation précisant la période pendant laquelle ils ont occupé l’emploi en question et la nature de leurs fonctions, ainsi que le nom, l’adresse et le numéro de téléphone d’une personne‑ressource [Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 197 au para 24].

[21] Les questions posées par l’agent lors de l’entrevue n’ont pas suffisamment porté sur les conditions d’emploi du demandeur, ses fonctions de charpentier ou sa capacité à exercer ces fonctions. L’agent a plutôt passé la moitié de l’entrevue à questionner le demandeur sur ce qui l’avait motivé à s’installer dans le Pendjab et à devenir charpentier. Les notes consignées dans le SMGC indiquent que le demandeur a été convoqué à une entrevue en raison de cette préoccupation de l’agent. Dans ses motifs, l’agent n’explique pas en quoi cette préoccupation était pertinente du point de vue de la capacité du demandeur à exercer les fonctions de charpentier. Les raisons qui ont poussé le demandeur à devenir charpentier n’ont aucune incidence sur l’aptitude de ce dernier à exécuter le travail d’un charpentier. Le fait que l’agent n’ait pas expliqué la pertinence de ces préoccupations rend les motifs déficients sur le plan de la logique et confère à sa décision un caractère déraisonnable.

[22] Qui plus est, l’agent a commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas suivi de formation d’apprenti en charpenterie. L’attestation d’expérience du demandeur indique qu’il a travaillé à titre d’apprenti charpentier de juillet 2011 à janvier 2013. L’agent a fait abstraction de cet élément de preuve ou l’a écarté sans explication, rendant ainsi sa décision déraisonnable.

[23] Il est vrai, comme le souligne le défendeur, que l’agent n’a posé que deux questions sur le déménagement du demandeur dans le Pendjab, mais il n’a pas posé la moindre question sur la nature de l’emploi du demandeur en Inde ou sur les fonctions qu’il exerçait. L’agent n’a posé qu’une seule question au sujet de l’emploi éventuel du demandeur au Canada. Il aurait pu poser des questions complémentaires à ce sujet, mais ne l’a pas fait. Il n’a pas questionné le demandeur sur les fonctions précises qu’il serait appelé à exercer dans le cadre de l’emploi au Canada. L’agent n’a posé aucune question pour évaluer les connaissances du demandeur en matière de charpenterie ou la capacité de ce dernier à exécuter le travail d’un charpentier.

[24] L’agent n’a pas tiré de conclusions défavorables quant à la crédibilité et n’a soulevé aucune question quant à l’authenticité des éléments de preuve présentés par le demandeur. L’agent n’a pas émis de réserves relativement à l’affirmation du demandeur selon laquelle il était payé en espèces. Il n’a pas non plus expliqué dans ses motifs pourquoi il estimait que l’attestation d’expérience et les attestations de salaire fournies par le demandeur n’étaient pas suffisantes pour établir qu’il avait travaillé en charpenterie de 2011 à 2019.

[25] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑454‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑454‑20

 

INTITULÉ :

KARANJEET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

STEVEN MEURRENS

 

POUR LE DEMANDEUR

 

EZRA PARK

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LARLEE ROSENBERG

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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