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Date : 20220228


Dossier : IMM-314-20

Référence : 2022 CF 249

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 février 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

RADOVAN RSTIC

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] M. Rstic [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 28 novembre 2019 par laquelle un agent principal a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. L’agent a conclu que, s’il retournait en Croatie, le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité raisonnable de persécution et ne serait pas personnellement exposé à un risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Le contexte

[3] Le demandeur, un citoyen de la Croatie, est entré au Canada le 17 novembre 2012 muni d’un visa de visiteur qui a été prolongé jusqu’en novembre 2014. Il est demeuré au Canada au‑delà de sa période de séjour autorisée. En février 2013, le demandeur a déménagé avec sa conjointe de fait, Ivana, avec qui il habite toujours. Quelques mois plus tard, elle est tombée enceinte du fils du demandeur. Ce dernier est également le beau‑père des quatre enfants d’Ivana issus d’une union précédente.

[4] En juillet 2011, le demandeur a été accusé de conduite avec facultés affaiblies, une infraction qui était anciennement visée à l’alinéa 253(1)b) du Code criminel, LRC 1985, c C-48. Par la suite, le demandeur et Ivana se sont séparés pendant quelques années, mais se sont finalement réconciliés. Le demandeur a été déclaré coupable en février 2015. Par conséquent, le 25 avril 2019, une mesure de renvoi pour criminalité a été prise contre lui en application de l’alinéa 36(2)a) de la LIPR. Le ou vers le 13 mai 2019, le demandeur a présenté sa demande d’ERAR. À la mi‑décembre 2019, Ivana a parrainé le demandeur pour qu’il obtienne la résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada.

[5] Le 2 janvier 2020, la décision rendue à l’issue de l’ERAR a été communiquée au demandeur. Le 9 janvier 2020, le demandeur a reçu une directive lui enjoignant de se présenter pour son renvoi dans laquelle il était indiqué qu’il serait renvoyé en Croatie le 23 janvier 2020. Le demandeur a sollicité le report de son renvoi pour des considérations d’ordre humanitaire en attendant l’issue de sa demande de parrainage et en vue de présenter une demande de contrôle judiciaire. Sa demande de report a été rejetée.

[6] Le 17 janvier 2020, le demandeur a déposé la demande de contrôle judiciaire en l’espèce. Il a également présenté une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue de la demande de contrôle. Le 23 janvier 2020, la requête en sursis du demandeur a été accueillie.

[7] Le demandeur affirme qu’il ne gagnera pas suffisamment d’argent pour répondre à ses besoins en Croatie. Il a reçu une offre d’emploi comme manœuvre général à un salaire d’environ 633 $ CAN par mois. Ce montant couvrira moins de la moitié de ses dépenses en Croatie. Il affirme également que s’il est renvoyé, Ivana ne sera pas en mesure de répondre à ses besoins et à ceux des enfants et sera forcée de demander l’aide sociale. Si elle reçoit des prestations d’aide sociale, elle ne pourra pas parrainer le demandeur. Ivana ne peut déménager en Croatie avec ses quatre enfants sans le consentement de son ex‑mari. Le demandeur craint d’être séparé de sa famille indéfiniment.

III. La décision

[8] Dans sa demande d’ERAR, le demandeur soutient être exposé à un risque du fait de son origine serbe et de sa foi chrétienne orthodoxe. Il craint d’être la cible de harcèlement policier, d’être attaqué par des nationalistes croates et d’être victime de discrimination dans sa recherche d’emploi. Dans son exposé circonstancié, le demandeur explique qu’il a été traumatisé psychologiquement durant son enfance. Il affirme avoir été maltraité émotionnellement et physiquement à l’école parce qu’il était Serbe et que l’armée a menacé de tuer sa famille si elle ne quittait pas la Croatie. Il affirme avoir quitté la Croatie pour vivre une vie meilleure au Canada après avoir eu de la difficulté à trouver un emploi.

[9] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il serait exposé à un risque à son retour en Croatie. Dans son évaluation de la preuve, l’agent a fait remarquer que les études liées aux guerres civiles que le demandeur a présentées avaient peu de valeur probante relativement au risque auquel il serait exposé aujourd’hui. L’agent a reconnu qu’un document de 2018 provenant du Conseil de l’Europe indique que de plus en plus de crimes haineux sont commis contre les personnes d’origine serbe en Croatie. De plus, l’agent a souligné qu’il y a des discours haineux à la télévision, une apparence de discrimination envers les personnes d’origine serbe dans des emplois à la fonction publique et de la discrimination dans la construction d’infrastructures publiques dans les régions composées majoritairement de personnes d’origine serbe. Toutefois, le même document indique également qu’il y a des changements positifs, comme le plan du gouvernement de lutte contre la discrimination, des organismes de surveillance qui sanctionnent les chaînes de télévision qui se livrent au discours haineux, ainsi qu’un programme volontaire du gouvernement visant à donner de la formation aux policiers et aux fonctionnaires concernant les biais et la discrimination.

[10] L’agent a conclu que malgré les cas de discrimination envers les Serbes en Croatie, le niveau de discrimination n’équivaut pas à de la persécution, car il existe un État fonctionnel capable de lutter contre le discours haineux, la discrimination et la violence au moyen de sanctions juridiques. L’agent a fait remarquer que la Croatie est dotée d’une constitution écrite dans laquelle les langues des minorités et la liberté de religion sont reconnues, que les minorités ont droit à l’éducation dans la langue de leur choix, qu’il y a un nombre minimal de sièges pour les Serbes au parlement croate et que la législation définissant les crimes haineux est bien établie et prévoit des mécanismes de recours.

[11] L’agent a également examiné les observations du demandeur selon lesquelles la protection juridique des minorités existe dans la loi, mais pas en pratique. Un article confirmait que des personnes ayant commis une agression en Croatie avaient été condamnées à des sanctions juridiques. De même, un extrait d’un document du Département d’État des États‑Unis indiquait que l’auteur d’un crime haineux avait été accusé. L’agent a conclu que ces deux exemples permettent de soutenir qu’une protection juridique est offerte aux Serbes en pratique. Il a également souligné qu’un rapport de Freedom House indique que la liberté de religion en Croatie est [traduction] « généralement maintenue en pratique », contrairement à ce qu’affirme le demandeur.

[12] L’agent a accordé peu de poids aux autres éléments de preuve à l’appui de la thèse selon laquelle la protection de l’État n’existe pas en pratique, car ils étaient vagues et biaisés, concernaient la situation de pays autres que la Croatie ou traitaient de la discrimination envers d’autres groupes minoritaires.

[13] En ce qui concerne l’article 97 de la LIPR, l’agent a conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer que le demandeur était personnellement exposé à un risque, car celle‑ci faisait seulement état d’un risque général. Les inquiétudes du demandeur découlaient des expériences qu’il a vécues à l’âge scolaire, et il n’a nommé aucune personne ni aucun groupe qui le prenait précisément pour cible en Croatie.

[14] L’agent n’a pas évalué les considérations d’ordre humanitaire invoquées par le demandeur, car, [traduction] « comme elles ne sont pas liées à un risque auquel il serait personnellement exposé au sens de l’article 96 ou 97 de la LIPR, elles excèdent la portée de l’ERAR ».

IV. Les questions en litige

[15] Je conviens avec les parties que la question principale en l’espèce est celle de savoir si la décision est raisonnable. Pour y répondre, il faut examiner les sous‑questions suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il appliqué le bon critère pour analyser la protection de l’État?

  2. L’agent a‑t‑il fait fi d’éléments de preuve essentiels?

V. La norme de contrôle

[16] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. En l’espèce, aucune des exceptions énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne s’applique. Par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas réfutée (aux para 23-25, 53).

[17] Lorsqu’elle procède au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit se demander si la décision est intelligible, transparente et justifiée. Elle doit examiner à la fois le résultat de la décision et le raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87). Une décision est raisonnable lorsqu’elle « est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Toutefois, la Cour doit « s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov, au para 125). Si les motifs du décideur permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la décision sera jugée raisonnable (Vavilov, aux para 85‑86).

VI. La thèse des parties

A. L’agent a‑t‑il appliqué le bon critère juridique pour analyser la protection de l’État?

(1) La thèse du demandeur

[18] Le demandeur soutient que l’agent s’est indûment attardé sur la question de savoir si la Croatie a édicté des lois pour assurer une protection aux Serbes. L’agent a fait référence à la preuve de manière sélective, en mettant l’accent sur la constitution de la Croatie, sur les lois pour lutter contre les crimes haineux et sur les mécanismes juridiques en place pour obtenir une réparation ou des sanctions. Les décideurs doivent se demander si l’État peut réellement assurer la protection sur le terrain (Toriz Gilvaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 598 au para 39 [Gilvaja]).

[19] La preuve documentaire démontre que des lois sont en place, mais que la réponse de l’État croate pour lutter contre la violence et la discrimination envers les Serbes est insuffisante. À moins qu’il ne mène réellement à la protection de l’État, le fait qu’un agent de persécution a été accusé ne veut pas dire que cette protection est suffisante (Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 561 au para 37 [Joseph]). L’agent a reconnu que les crimes haineux sont de plus en plus nombreux, ce qui, logiquement, démontre que les mécanismes de protection de l’État sont inefficaces.

(2) La thèse du défendeur

[20] L’agent a précisément examiné l’affirmation du demandeur selon laquelle la protection de l’État n’existe pas en pratique. Il a tenu compte de la preuve présentée par le demandeur à l’appui de sa thèse et a conclu qu’elle avait peu de valeur probante ou qu’elle contredisait sa thèse. Il incombe au demandeur d’établir que la protection de l’État est insuffisante, ce qu’il n’a pas fait. Il était raisonnable pour l’agent de conclure que la protection est suffisante en Croatie et que le demandeur n’a pas établi que les Serbes y sont victimes de discrimination équivalant à de la persécution.

[21] L’agent peut reconnaître qu’il y a de la discrimination et tout de même tirer des conclusions sur le niveau d’une telle discrimination et sur la protection de l’État offerte. Le fait que l’agent a reconnu que la discrimination existe démontre qu’il comprenait le critère juridique applicable (Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 477 au para 38 [Cervenakova]).

B. L’agent a‑t‑il fait fi d’éléments de preuve essentiels?

(1) La thèse du demandeur

[22] L’agent a fait référence de manière sélective à des parties de la preuve qui mettent l’accent sur les changements positifs en Croatie. Il n’a pas reconnu que cette même preuve fait état de tendances négatives. Par exemple, malgré des protections constitutionnelles, la discrimination et la violence contre les Serbes continuent, la représentation proportionnelle dans le parlement croate est de moins en moins respectée, les changements positifs sont inadéquats, il y a une montée de l’intolérance envers les Serbes, les actes criminels et les agressions physiques contre les Serbes sont en hausse, les juges ne connaissent pas bien les lois anti‑discrimination, ce qui signifie qu’elles ne sont pas appliquées, et les défendeurs punis en application de ces lois reçoivent presque toujours des peines symboliques inférieures à l’amende minimale.

[23] De plus, l’agent a conclu de manière déraisonnable que certains éléments de preuve du demandeur étaient contradictoires à sa thèse. Bien que l’extrait du document du Département d’État des États‑Unis donne un exemple où l’État a pris des mesures de protection, cela n’équivaut pas à une divergence. En général, les documents présentés indiquent tous que l’État traduit en justice les personnes qui commettent des crimes haineux. Toutefois, il ne s’agit pas d’une mesure dissuasive efficace, car les peines sont inférieures aux peines minimales obligatoires.

(2) La thèse du défendeur

[24] L’appréciation de la preuve effectuée par l’agent était raisonnable. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau la preuve dont disposait le décideur (Cervenakova, aux para 45‑46).

[25] L’agent a conclu que la preuve historique n’était pas vraiment pertinente et que les articles provenant de sources médiatiques dirigées par l’État étaient vraisemblablement biaisés. Le demandeur attire uniquement l’attention sur des parties isolées de la preuve documentaire qui indiquent que toutes les personnes d’origine serbe sont victimes de discrimination équivalant à de la persécution et que la protection de l’État est insuffisante. Toutefois, la preuve documentaire n’étaye pas cette thèse. Une lecture intégrale de la réponse aux demandes d’information de 2015 montre que la preuve est conflictuelle : le respect des minorités s’est amélioré, mais les Serbes continuent d’être victimes de discrimination; la plupart des plaintes de discrimination concernent des questions d’emploi; l’intolérance envers les Serbes se manifeste le plus fréquemment par la destruction des signes bilingues; le nombre de cas signalés de discours haineux est en baisse; en 2014, un groupe a indiqué qu’il y avait moins de signalements d’agression et de harcèlement contre les Serbes alors que d’autres groupes ont relevé une hausse des agressions et du discours haineux; bien que la représentation proportionnelle des Serbes au parlement n’ait pas encore été assurée, le gouvernement a nommé plusieurs ministres serbes, y compris des vice-premiers ministres; l’État a pu offrir une protection dans certains cas, par exemple en prenant des mesures contre un enseignant qui n’avait pas protégé un élève serbe.

[26] Le document de 2018 provenant du Conseil de l’Europe indique effectivement que la réponse de la Croatie pour lutter contre le racisme n’est pas [traduction] « entièrement suffisante », mais ce document ne vise pas précisément les Serbes. Il fait état de changements positifs et indique que la protection contre les crimes haineux s’améliore. Les recommandations formulées dans le rapport reflètent le genre de mesures que la Croatie prend déjà. Des lois sont en place, des enquêtes sont menées et des déclarations de culpabilité sont prononcées.

[27] Compte tenu de cet élément de preuve, il était raisonnable pour l’agent de conclure qu’il existe [traduction] « un État fonctionnel capable de lutter contre le discours haineux, la discrimination et la violence au moyen de sanctions juridiques ».

VII. Analyse

A. L’agent a‑t‑il appliqué le bon critère juridique pour analyser la protection de l’État?

[28] En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il est présumé que l’État est capable de protéger ses citoyens. Pour réfuter cette présomption, le demandeur doit démontrer d’une façon claire et convaincante que l’État n’est pas en mesure d’assurer la protection (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux p 724‑725; Glasgow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1229 au para 35).

[29] La preuve doit également être pertinente et digne de foi et convaincre le juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 30). La protection de l’État sera suffisante si ce dernier a le contrôle efficient et fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens (Atakurola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 463 aux p 5‑6). Il n’est pas nécessaire que la protection de l’État soit parfaite pour être suffisante; il suffit que l’État ait la volonté et la capacité de protéger (Poczkodi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 956 au para 37).

[30] Lorsqu’il examine si la protection de l’État est suffisante, le décideur doit tenir compte de la protection sur le terrain. Comme l’a affirmé le juge Gascon au paragraphe 32 de la décision Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1230 [Galamb] :

Le critère utilisé pour évaluer la protection de l’État ne doit pas seulement examiner les efforts de l’État, mais également les résultats réels : « C’est la protection concrète, actuellement offerte qui compte » (Hercegi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250, aux paragraphes 5 et 6 [italiques dans l’original]). L’analyse de la protection de l’État ne doit pas seulement tenir compte des aspirations du gouvernement. Autrement dit, pour que la protection soit adéquate, elle doit être efficace sur le plan opérationnel.

[31] Bien que l’agent n’ait pas expressément parlé du critère pour évaluer la protection de l’État, ses motifs démontrent qu’il a appliqué le bon critère. Le demandeur affirme à juste titre que les lois écrites n’équivalent pas à une protection de l’État réelle et concrète pour les citoyens (Gilvaja, au para 39). Bien que la question dans son ensemble consiste à savoir si la protection réelle existe, il « va de soi que les efforts déployés par un gouvernement pour assurer la protection de l’État peuvent être pertinents pour la question du caractère adéquat de la protection sur le terrain » (Galamb, au para 33).

[32] En l’espèce, à la page cinq de sa décision, l’agent a expressément examiné si la Croatie offre une protection adéquate en pratique. L’agent a examiné la preuve présentée par le demandeur pour soutenir que la protection de l’État n’existe pas sur le terrain. Il a reconnu que cette preuve établit que les Serbes sont victimes de discrimination en Croatie. Toutefois, il a également souligné que cette même preuve, que le demandeur lui a présentée, démontre que la Croatie lutte contre les incidents de discrimination au moyen de son système juridique. La décision dans son ensemble démontre que l’agent a tenu compte des documents présentés par le demandeur et qu’il a raisonnablement conclu que cette preuve contredisait sa thèse ou n’était pas pertinente et que peu de poids devrait lui être accordé. La décision de l’agent ne repose pas sur la simple existence de lois écrites.

[33] De plus, je conviens avec le défendeur que l’agent a appliqué le bon critère juridique, puisqu’il a reconnu que la discrimination existe (Cervenakova, au para 38). Il incombe au demandeur de réfuter la présomption selon laquelle la protection de l’État est suffisante. Le fait que l’agent a examiné « les manquements et les lacunes d’ordre opérationnel démontrés dans la preuve » indique qu’il comprenait que le critère applicable était celui de savoir si les autorités croates pouvaient assurer au demandeur « la protection dont il [avait] besoin » (Go c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1021 au para 13).

[34] Le demandeur invoque les décisions Gilvaja et Joseph, dans lesquelles notre Cour a conclu que la Section de la protection des réfugiés et l’agent d’ERAR avaient commis une erreur en n’évaluant pas la suffisance de la protection de l’État sur le terrain. Toutefois, dans ces deux décisions, les demanderesses avaient fui leur pays natal parce qu’elles étaient personnellement exposées à un risque de violence fondée sur le sexe. Le présent contexte est différent, car le demandeur a seulement invoqué un risque général auquel sont exposés tous les Serbes en Croatie. Il convient également d’établir une distinction entre la présente affaire et ces décisions, car les demanderesses avaient tenté en vain d’obtenir la protection de l’État avant de fuir. Dans ces décisions, compte tenu de la protection inadéquate par le passé, notre Cour a conclu qu’il était déraisonnable pour les décideurs de conclure que la protection était offerte sur le terrain dans les pays d’origine respectifs des demanderesses. Il n’existe aucune preuve de ce genre en l’espèce. Comme je l’ai déjà dit, l’agent a examiné la preuve présentée par le demandeur et a raisonnablement conclu qu’elle démontrait la capacité et la volonté de la Croatie de lutter contre la discrimination.

[35] J’estime que l’agent a tenu compte des efforts de la Croatie pour améliorer la protection envers ses citoyens et des résultats de ces efforts sur le plan des enquêtes, des poursuites et des condamnations (Galamb, au para 34).

B. L’agent a‑t‑il fait fi d’éléments de preuve essentiels?

[36] La situation en l’espèce est semblable à celle dans la décision Cervenakova. Cette décision concernait une demande d’ERAR présentée par des Roms de la République tchèque. Au paragraphe 44, le juge Little a souligné :

La norme relative à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle a été établie dans l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 99 à 101, 105, 125 et 126, et peut être énoncée de façon concise : Les documents imposaient‑ils des contraintes factuelles à l’agent? Ces contraintes limitaient‑elles l’agent à un point tel qu’en en faisant fi, il a tiré des conclusions indéfendables ou s’est fondamentalement mépris sur la preuve? Autrement dit, la décision peut être annulée si les éléments de preuve non mentionnés sont déterminants, s’ils contredisent la décision de l’agent et si la Cour déduit que l’agent n’a pas tenu compte des documents dont il disposait : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53, [1998] ACF no 1425 (le juge Evans); Ozdemir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CAF 331 (le juge Evans), aux para 7 et 9‑11. Voir mon analyse dans la décision Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160, aux para 36‑50.

[37] En l’espèce, je ne suis pas d’avis que l’agent a tiré une conclusion indéfendable ou s’est fondamentalement mépris sur la preuve. L’agent a reconnu les manquements et les lacunes dans la protection offerte par la Croatie, soulignant la hausse des incidents de crimes haineux contre les Serbes, les cas de discours haineux à la télévision, l’apparence de discrimination contre les Serbes dans les services publics et la discrimination dans la construction d’infrastructures publiques. Finalement, l’agent a tiré les conclusions suivantes :

[traduction]
Bien qu’il y ait des cas de discrimination envers les personnes d’origine serbe en Croatie, au vu de l’ensemble de la preuve dont je dispose, je conclus que les comportements discriminatoires n’équivalent pas à de la persécution, comme l’exige l’article 96 de la LIPR. La preuve documentaire démontre qu’il existe un État fonctionnel capable de lutter contre le discours haineux, la discrimination et la violence au moyen de sanctions juridiques. J’estime que le demandeur n’a pas démontré qu’il y aurait plus qu’une simple possibilité qu’il soit exposé à un risque au sens de l’article 96 de la LIPR.

[Non souligné dans l’original.]

[38] À mon sens, cet extrait indique que, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, l’agent ne l’a pas obligé à [traduction] « démontrer qu’il a subi ou même qu’il subirait de la persécution » pour l’application de l’article 96 de la LIPR.

[39] Essentiellement, le demandeur a aussi fait valoir que toutes les personnes d’origine serbe étaient victimes de discrimination équivalant à de la persécution et qu’il se trouvait dans une situation semblable. Je conviens avec le défendeur que la preuve documentaire n’étaye pas cette observation.

[40] Bien que l’agent n’ait pas tiré les conclusions factuelles précises sur tous les sujets énumérés dans la preuve documentaire (comme ceux énumérés au paragraphe 22, ci‑dessus), l’agent a tiré des conclusions compatibles avec le contenu des documents sur la situation dans le pays. L’agent a conclu qu’il y a de la discrimination envers les Serbes en Croatie. Comme dans la décision Cervenakova, aucun élément de preuve documentaire en l’espèce n’indique que tous les Serbes sont victimes de persécution systémique en Croatie. Par conséquent, j’estime que les conclusions de l’agent étaient raisonnables. Gardant à l’esprit les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov et le fait qu’il incombe au demandeur de présenter une preuve de qualité qui démontre de façon claire et convaincante que la protection de l’État est insuffisante, je suis d’avis que l’agent n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle (Cervenakova, aux para 45-46).

VIII. Conclusion

[41] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. La décision de l’agent d’ERAR est intelligible, transparente et justifiée. Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-314-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-314-20

 

INTITULÉ :

RADOVAN RSTIC c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 novembre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 28 février 2022

COMPARUTIONS :

Dov Maierovitz

POUR LE DEMANDEUR

 

Sally Thomas

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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