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Date : 20220223


Dossier : IMM-6800-20

Référence : 2022 CF 247

Ottawa (Ontario), le 23 février 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

JIFANG QIAO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Madame Qiao sollicite le contrôle judiciaire de la décision rejetant sa demande de résidence permanente au titre de la catégorie des investisseurs (Québec). Je rejette sa demande. Pour en arriver à la conclusion que Mme Qiao n’avait pas démontré son intention de s’établir au Québec, l’agent des visas a tenu compte de toutes les circonstances pertinentes, y compris l’absence de plan concret pour s’établir au Québec et le fait qu’elle n’a jamais visité le Québec bien qu’elle ait dit à deux occasions qu’elle le ferait. En tenant compte de ces facteurs, l’agent n’a pas indûment ajouté aux exigences réglementaires. Il n’a pas non plus omis de tenir compte de la preuve pertinente. La décision était raisonnable.

I. Le contexte

[2] Madame Qiao est citoyenne chinoise. Elle a travaillé pour diverses sociétés multinationales en Asie du Sud-Est, plus récemment à Singapour. En 2010, elle a présenté une demande en vue d’obtenir un certificat de sélection du Québec [CSQ] dans la catégorie des investisseurs. Elle a également joint son mari et son fils à sa demande. Elle a obtenu son CSQ en 2015.

[3] Elle a ensuite présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des investisseurs (Québec). Comme nous le verrons plus loin, cette demande l’oblige à démontrer qu’elle cherche à s’établir au Québec. Le traitement de sa demande a beaucoup tardé. En septembre 2016, un membre de la division des visas de l’ambassade du Canada à Singapour lui a demandé de mettre à jour sa demande et de prouver qu’elle cherchait à s’établir au Québec.

[4] Madame Qiao a fourni en réponse une déclaration de deux pages dans laquelle elle a écrit qu’il était [traduction] « regrettable et honteux » qu’elle n’ait pu visiter le Québec et que cela s’expliquait par son horaire de travail chargé. Elle a exprimé son intention de demander un visa de visiteur canadien après avoir renouvelé son passeport au cours des mois suivants, et de visiter Montréal. Elle a indiqué qu’elle en avait appris davantage sur le Québec grâce à son consultant en immigration et à d’autres demandeurs qui avaient immigré au Québec. Elle a également souligné le fait que son fils serait capable d’apprendre le français. Elle a mentionné le nom de certaines écoles secondaires et universités de Montréal et a souligné que McGill était l’une des 20 meilleures universités au monde. Elle a déclaré qu’elle avait commencé à se préparer à sa nouvelle vie au Québec et qu’elle prévoyait [traduction] « apprendre le français à compter des prochains jours ».

[5] Deux ans plus tard, en 2018, un agent du bureau des visas à Singapour a demandé une autre mise à jour. Madame Qiao a fourni une déclaration d’intention mise à jour dans laquelle figuraient des parties importantes de sa déclaration précédente, notamment le fait qu’il était [traduction] « regrettable et honteux » qu’elle n’ait pu visiter le Québec, mais cette fois en raison d’événements récents survenus à son travail. Elle a annoncé qu’elle se rendrait à Montréal au cours de la même année pour visiter les écoles que son fils pourrait fréquenter et explorer le marché du logement.

[6] Madame Qiao a été convoquée à une entrevue avec un agent des visas en octobre 2020. Lors de l’entrevue, elle a déclaré qu’elle n’avait jamais visité le Canada, qu’elle n’y avait pas d’amis et qu’elle commencerait à se préparer lorsque sa demande de résidence permanente serait accueillie. Elle a déclaré que son fils étudiait le français comme langue seconde. Elle a également déclaré qu’elle avait fait de [traduction] « brèves recherches » sur les écoles que son fils pourrait fréquenter. Interrogée sur ses voyages internationaux, elle a répondu qu’elle était allée en vacances en Californie et en Australie. L’agent a informé Mme Qiao du fait qu’il craignait qu’elle ne cherche peut-être pas à s’établir au Québec. Il lui a donc donné l’occasion de présenter des observations écrites.

[7] Trois jours après l’entretien, Mme Qiao a fourni une version révisée de sa déclaration. Elle a écrit que son passeport ne comportait pas les deux pages vierges requises pour présenter une demande de visa de visiteur au Canada, qu’elle n’avait obtenu son nouveau passeport qu’en décembre 2019 et que la pandémie de COVID-19 l’avait ensuite empêchée de voyager. Elle a également mentionné que son fils, qui était inscrit à une école internationale canadienne à Singapour, [traduction] « était attiré par le Canada, lequel l’influençait profondément sur le plan culturel ». Après avoir reproduit les mêmes commentaires concernant les connaissances sur le Québec acquises auprès du consultant en immigration et d’autres demandeurs, elle a déclaré que [traduction] « le Canada était un pays connu pour sa beauté et sa liberté, sa science et sa technologie avancées, son système d’éducation parfait, qualités qui sont toutes profondément attirantes et qui ont fait du Canada notre destination de choix pour y vivre ».

[8] L’agent des visas a ensuite rejeté la demande de Mme Qiao. Il a conclu qu’elle n’avait pas prouvé qu’elle cherchait à s’établir au Québec. Les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC] fournissent l’essentiel du raisonnement de l’agent :

[traduction]
Lors de l’entrevue, j’étais préoccupé par le fait que la demanderesse n’avait pas présenté de plan concret pour s’établir au Canada et qu’elle n’avait pris aucune mesure concrète pour se préparer à y vivre. En réponse, la demanderesse a déclaré qu’elle avait un plan, mais n’a fourni aucun détail. [...]

J’ai fait savoir à la demanderesse que j’étais préoccupé par le fait qu’elle n’était jamais allée au Canada ou au Québec au cours des dix années pendant lesquelles sa demande était en cours de traitement. Il semblerait raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne qui envisage sérieusement de s’établir au Québec saisisse l’occasion de le visiter. La demanderesse a expliqué qu’elle était trop occupée et elle a ajouté, après l’entrevue, que son passeport ne comportait pas les deux pages vierges requises. Je ne suis pas convaincu que la demanderesse était dans l’impossibilité de visiter le Canada ou le Québec. L’explication selon laquelle son passeport ne comportait pas assez de pages n’est certainement pas satisfaisante. La demanderesse a dit au personnel de notre bureau qu’elle visiterait le Québec. Cependant, elle n’y est pas allée. De plus, la demanderesse était en Amérique du Nord après avoir présenté sa demande de résidence permanente, ce qui aurait été l’occasion de prouver son intention. Dans l’ensemble, elle a beaucoup voyagé et a récemment passé 1,5 semaine de vacances en Australie, même si elle a dit qu’elle n’avait pas le temps de visiter le Québec.

II. Analyse

[9] Madame Qiao sollicite aujourd’hui le contrôle judiciaire de la décision défavorable de l’agent des visas. Elle soutient qu’en réalité l’agent lui a imposé, sans se fonder sur le cadre législatif, l’obligation de visiter le Québec et de s’organiser pour trouver du travail avant d’obtenir la résidence permanente. Elle soutient également que l’agent n’a pas tenu compte des explications qu’elle lui avait données pour ne pas avoir visité le Québec et du fait que son fils était inscrit dans une école canadienne à Singapour, où il étudie le français. Comme rien n’indiquait qu’elle s’établirait dans une province ou un territoire canadien autre que le Québec, l’agent aurait dû se contenter de sa déclaration d’intention.

[10] Lors d’un contrôle judiciaire, mon rôle ne consiste pas à substituer ma décision à celle de l’agent. Il consiste plutôt à m’assurer que la décision de l’agent est raisonnable, compte tenu de la preuve et du cadre législatif. Pour ce faire, je peux examiner non seulement les motifs fournis par l’agent, mais aussi le dossier.

[11] La décision de l’agent était raisonnable. Pour justifier cette conclusion, je commencerai par énoncer les exigences prévues par la Loi et la manière dont la Cour les a interprétées. J’analyserai ensuite les moyens invoqués par Mme Qiao pour contester la décision.

A. Le cadre législatif

[12] Le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement], définit, entre autres choses, les catégories d’immigrants économiques. Pour plusieurs de ces catégories, le processus de sélection est délégué à certaines provinces. Ce processus a pour but de conférer à ces provinces plus de pouvoirs en matière d’immigration.

[13] Dans le cas de Mme Qiao, la catégorie pertinente est celle des investisseurs (Québec), définie comme suit au paragraphe 90(2) du Règlement :

(2) Fait partie de la catégorie des investisseurs (Québec) l’étranger qui satisfait aux exigences suivantes :

(2) A foreign national is a member of the Quebec investor class if they

a) il cherche à s’établir dans la province de Québec;

(a) intend to reside in Quebec; and

b) il est visé par un certificat de sélection du Québec délivré par cette province.

(b) are named in a Certificat de sélection du Québec issued by Quebec.

[14] Il convient de souligner que l’intention de s’établir au Québec est une exigence distincte de la délivrance d’un certificat de sélection du Québec. L’intention de s’établir dans une province donnée constitue aussi une condition distincte pour les autres catégories de candidats des provinces. Voir, par exemple, les paragraphes 86(2), 87(2), 87.3(2) et 101(2) du Règlement. L’objet de cette condition va de soi : le contrôle que les provinces exercent sur l’immigration serait affaibli si les immigrants sélectionnés par une province s’établissaient dans une autre province. Étant donné que cette condition est distincte de la délivrance d’un certificat de sélection par la province concernée, les agents des visas doivent eux-mêmes évaluer si le demandeur cherche à s’établir dans cette province : Ransanz c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2015 CF 1109.

[15] Lorsqu’ils évaluent si le demandeur cherche à s’établir dans une province, les agents des visas ne sont pas liés par les déclarations du demandeur. Mon collègue le juge Alan Diner s’est plutôt exprimé comme suit au paragraphe 31 de la décision Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 131 :

L’évaluation de l’intention, qui est une notion très subjective, peut tenir compte de tous les indices, y compris le comportement antérieur, les circonstances présentes et les plans futurs, au mieux de ce qui peut être confirmé selon les preuves et le contexte actuels.

[16] Madame Qiao s’appuie sur un autre extrait de la décision Dhaliwal (au paragraphe 20), où le juge Diner a souligné que les agents des visas peuvent se contenter d’une simple déclaration, comme celle qui se trouve dans le formulaire de demande. Ils peuvent certes le faire lorsque les documents à l’appui permettent d’étayer la déclaration. Toutefois, je ne crois pas que le juge Diner ait énoncé une règle absolue qui oblige les agents à accepter une déclaration d’intention dans certaines catégories d’affaires, même si celle-ci n’est pas étayée par la preuve.

B. Application à la présente affaire

[17] Madame Qiao fait principalement valoir que le programme des investisseurs du Québec n’exige pas que les demandeurs visitent le Québec ou qu’ils fournissent un plan pour s’y établir. La décision serait déraisonnable, puisque l’agent des visas aurait effectivement imposé de telles exigences.

[18] Je n’interprète pas la décision de cette façon. L’agent cherchait une manifestation concrète de l’intention déclarée de Mme Qiao et n’en a trouvé aucune. Cet exercice ne revient pas à imposer des exigences non prévues dans la définition de la catégorie.

[19] Premièrement, s’agissant de l’absence de visite, l’agent a tenu compte du temps écoulé depuis le dépôt de la demande, du fait que Mme Qiao avait dit à plusieurs reprises qu’elle visiterait le Québec et du fait que, pendant cette période, elle était allée en vacances en Australie et en Californie plutôt qu’au Québec. Pour cette raison, l’agent a raisonnablement conclu que l’intérêt de Mme Qiao pour le Québec n’était pas authentique. Comme elle a reconnu à deux reprises qu’elle aurait dû visiter le Québec, elle peut difficilement prétendre que l’agent lui a imposé une exigence injustifiée.

[20] Il en va de même pour l’absence de plan concret. L’agent n’a pas dit que Mme Qiao devait trouver un emploi ou un logement avant que sa demande puisse être acceptée. Il a plutôt constaté qu’absolument rien n’étayait les déclarations abstraites de Mme Qiao concernant le Québec. Les extraits de sa déclaration écrite, que j’ai cités précédemment, appuient cette conclusion. Nommer quelques écoles à Montréal ou faire l’éloge de la beauté naturelle ou du système d’éducation du Canada ne manifeste aucunement une intention sérieuse de s’établir au Québec.

[21] Dans la lettre qu’elle a fournie après l’entrevue, Mme Qiao a déclaré à l’agent des visas qu’elle ne pouvait pas obtenir de visa de visiteur canadien en raison des deux pages vierges manquantes dans son passeport. Or, s’il n’y avait pas assez de pages vierges dans son passeport actuel, rien ne l’empêchait d’obtenir un nouveau passeport. Par conséquent, l’agent a raisonnablement rejeté cette explication.

[22] De même, le fait pour l’agent de ne pas avoir mentionné explicitement les études du fils de Mme Qiao est sans conséquence. L’agent pouvait raisonnablement conclure que les cours facultatifs de français que son fils suivait dans une école canadienne à Singapour ne démontraient pas que la mère cherchait à s’établir au Québec. Je fais également remarquer que Mme Qiao s’est engagée à apprendre le français en 2016. Elle n’a fourni aucun rapport témoignant de ses progrès à cet égard. Elle a plutôt passé ce fait sous silence dans les versions ultérieures de sa déclaration écrite.

[23] Madame Qiao fait valoir que vu l’absence de [TRADUCTION] « facteurs d’attraction » tendant à indiquer qu’elle s’établirait dans une autre province ou un autre territoire, rien ne permettait à l’agent de douter de son intention de résider au Québec. Dans le contexte des demandes de visa, les « facteurs d’attraction » renvoient aux liens qui attirent une personne vers un endroit précis, par exemple le fait d’avoir des membres de sa famille en Colombie-Britannique ou de posséder des biens immobiliers en Ontario. L’absence de « facteurs d’attraction » qui démontrent que les demandeurs sont attirés par une autre province ou un autre territoire ne les dégage pas du fardeau de démontrer qu’ils entendent s’établir au Québec. La question de l’intention de s’établir au Québec peut se présenter sous un jour particulier lorsque le demandeur n’a aucun lien avec le Canada, mais elle demeure une question pertinente et une exigence réglementaire.

[24] Par conséquent, l’agent des visas a appliqué le critère énoncé dans la décision Dhaliwal et a tenu compte de toutes les circonstances pertinentes pour évaluer si Mme Qiao cherchait à s’établir au Québec. La décision est donc raisonnable. J’ajouterais simplement que, lorsqu’elle a été informée des préoccupations de l’agent, Mme Qiao n’a su faire mieux que de fournir une autre version de sa banale déclaration d’intention et d’invoquer d’autres prétextes pour ne pas avoir donné suite à son engagement de visiter le Québec. Il n’y avait tout simplement aucune preuve concrète démontrant son intention de s’établir au Québec.

[25] Dans sa demande, Mme Qiao n’a invoqué aucun motif d’équité procédurale pour contester la décision. À l’audience, certaines des observations de son avocat pouvaient donner à entendre que le processus était inéquitable. Quoi qu’il en soit, il était suffisant de la part de l’agent des visas d’aviser Mme Qiao de ses réserves lors de l’entrevue et de lui permettre de présenter des observations écrites en réponse : Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 721 au paragraphe 53. L’avocat a également insinué que l’agent des visas aurait agi pour des motifs inappropriés, mais la preuve n’étaye aucunement ces allégations.

III. Dispositif

[26] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6800-20

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-6800-20

 

INTITULÉ :

JIFANG QIAO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 février 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 23 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

W. Melvin Weigel

Pour lA demandeRESSE

 

Andrea Shahin

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Weigel Law Office

Montréal (Québec)

Pour lA demandeRESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

 

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