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Date : 20220308


Dossier : IMM-626-21

Référence : 2022 CF 320

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

TANIA MARISA FORTUNA ALVES COELHO et

MARCELO MARCOS DE MORAIS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision, datée du 14 janvier 2021, par laquelle un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a refusé leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire).

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Le contexte

[3] Mme Fortuna Alves Coelho est une citoyenne du Portugal. Elle est entrée au Canada munie d’un visa de visiteur le 3 décembre 2005 pour rendre visite à sa famille. M. De Morais est un citoyen du Brésil. Il est arrivé au Canada le 5 mars 2005 en tant qu’étudiant. Les demandeurs se sont rencontrés au Canada en décembre 2005, puis ont entamé une relation et ont fondé une famille. Ils ont deux enfants nés au Canada qui, au moment de la décision, avaient 9 et 11 ans. Leur premier enfant est mort-né, et la famille se rend régulièrement sur sa tombe à Toronto pour s’y recueillir.

[4] Les deux demandeurs sont sans statut au Canada. Ils ont réussi à demeurer et à travailler au Canada pendant plus de treize ans sans attirer l’attention des autorités de l’immigration. La plupart des membres de la famille de Mme Fortuna Alves Coelho résident au Canada : elle a deux frères et deux sœurs au Canada, et un frère au Portugal. La famille élargie de M. De Morais réside au Brésil.

[5] Le 16 mai 2019, les demandeurs ont présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. IRCC a renvoyé la demande le 8 juillet 2019, car elle était incomplète. Le 23 juillet 2019, les demandeurs ont présenté une autre demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dont le rejet fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[6] L’agent a reconnu que les demandeurs n’avaient pas de casier judiciaire, qu’ils n’avaient jamais présenté de demande d’aide sociale et qu’ils avaient beaucoup travaillé pour subvenir aux besoins de leur famille, même s’ils ne détenaient pas de permis de travail valides et que rien dans la preuve n’indiquait qu’ils avaient payé des impôts sur leurs revenus. L’agent a également reconnu que les demandeurs participaient à des activités de leur église, qu’ils avaient amélioré leur connaissance de l’anglais et qu’ils avaient fait des dons à la SickKids Foundation. Les lettres présentées à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire témoignaient de leur bonne moralité et de leurs contributions positives à la collectivité. Leurs liens familiaux et d’amitié au Canada ont été considérés comme un facteur favorable.

[7] L’agent a reconnu que les demandeurs regrettaient de ne pas avoir satisfait aux exigences en matière d’immigration, mais il a souligné qu’ils n’avaient pas expliqué pourquoi ils n’avaient pas tenté de régulariser leur statut plus tôt.

[8] L’agent a tenu compte de la situation au Portugal et au Brésil, et du droit qu’avaient les demandeurs, étant mariés, de s’établir dans l’un ou l’autre des deux pays. Il a conclu que les deux enfants étaient admissibles à la citoyenneté brésilienne et portugaise par l’intermédiaire de leurs parents. Il a également conclu que les demandeurs seraient exposés à peu de difficultés s’ils devaient déménager au Portugal.

[9] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a reconnu que les enfants avaient passé toute leur vie au Canada, qu’ils entretenaient des liens étroits avec les membres de leur famille qui résident au Canada, leurs camarades de classe et leurs amis, et qu’ils craignaient d’avoir à les quitter. Cependant, étant donné leur jeune âge, l’agent a conclu qu’ils n’avaient probablement pas noué des relations profondes et significatives, hormis avec les membres de leur famille immédiate, et qu’aucune relation de cet ordre ne serait rompue s’ils devaient quitter le Canada. Bien que l’intérêt supérieur des enfants commande qu’ils restent avec leurs parents et que leurs intérêts soient mieux servis au Canada, l’agent n’était pas convaincu que leur intégration à la société canadienne était telle qu’un déménagement au Portugal ou au Brésil compromettrait grandement leur bien-être ou leur développement. Les deux enfants ont pour langue maternelle le portugais. Bien qu’ils ne le parlent pas couramment pour l’instant et qu’ils puissent avoir besoin d’une période d’adaptation pour fréquenter une nouvelle école, l’agent a conclu qu’ils en étaient à leurs premières années scolaires et qu’ils pourraient probablement s’améliorer.

[10] En conséquence, l’agent a conclu que le poids attribué à l’intérêt supérieur des enfants n’était pas suffisant pour justifier une dispense, car la preuve ne suffisait pas à établir qu’un déménagement aurait des répercussions négatives sur les enfants.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[11] Les demandeurs ont soulevé plusieurs questions à propos de l’analyse de l’agent concernant les considérations d’ordre humanitaire pertinentes, notamment l’intérêt supérieur des enfants, l’établissement de la famille au Canada et les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait s’établir au Portugal ou au Brésil.

[12] Ces questions peuvent être réduites à une seule, soit celle de savoir si la décision dans son ensemble était raisonnable. La question déterminante, à mon avis, est celle de savoir si l’analyse de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants était raisonnable.

[13] La norme de la décision raisonnable est celle qui est présumée s’appliquer au contrôle de décisions administratives sur le fond : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. En l’espèce, rien ne justifie de déroger à cette présomption.

[14] Pour trancher la question de savoir si la décision est raisonnable, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, aux para 86 et 99). Ainsi, les conclusions d’un décideur ne devraient pas être modifiées si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[15] Lorsqu’elle effectue un examen des conclusions de faits selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de déférence, et il ne lui appartient pas d’apprécier à nouveau la preuve ou l’importance relative que le décideur a accordée à tel ou tel facteur pertinent : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 112; Vavilov, au para 96. On ne s’attend pas à de la perfection. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100. Le respect du rôle du décideur administratif exige d’une cour de révision qu’elle adopte une attitude de retenue lors du contrôle judiciaire : Vavilov, aux para 24 et 75.

[16] La Cour d’appel fédérale a affirmé qu’une cour de révision ne devait pas procéder à un contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 37, sous la plume du juge Stratas) :

Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême conseille de ne pas montrer trop d’empressement à relever des lacunes [importantes]. L’exigence formulée dans cet arrêt quant à l’exposition de motifs raisonnés ne peut être appliquée d’une manière qui transforme l’examen selon la norme de la décision raisonnable en un examen fondé sur la norme de la décision correcte. Si les cours de révision sont trop pointilleuses et qu’elles adoptent l’attitude d’un critique littéraire trop désireux de trouver des lacunes, elles feront alors un examen fondé sur la norme de la décision correcte, et non sur la norme de la décision raisonnable. Cela nous renverrait à l’époque heureusement révolue des années 1960 et 1970, lorsque les cours de révision trouvaient n’importe quelle excuse pour annuler les décisions qui leur déplaisaient – ce qu’elles ont fait à maintes reprises […]

IV. Analyse

[17] Une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire peut être accordée lorsque des demandeurs sont sans statut au Canada et qu’ils ne disposent d’aucun autre moyen d’obtenir la résidence permanente. Il s’agit là de la véritable raison d’être de l’article 25. Mais il n’est pas déraisonnable que l’agent attribue un poids défavorable considérable au fait que les demandeurs ont résidé au Canada sans autorisation pendant plus de 13 ans.

[18] Au cours de l’audience, il a été admis que l’agent avait effectué une évaluation de l’établissement qui respectait la norme de la décision raisonnable et qu’il ne s’était pas livré à des conjectures en supposant que les demandeurs n’avaient pas déclaré des revenus et des actifs, et qu’ils n’avaient probablement pas payé d’impôt sur ceux-ci pendant leur séjour prolongé au Canada. Compte tenu de cette constatation et des antécédents professionnels des demandeurs, il n’était pas déraisonnable que l’agent conclue que la preuve ne suffisait pas à établir que les parents ne pourraient pas subvenir aux besoins de leurs enfants à l’étranger s’ils devaient quitter le Canada.

[19] Il n’a pas été démontré que la famille ne pourrait pas s’établir de façon permanente au Brésil ou au Portugal, comme l’ont soutenu les demandeurs. Parmi les sources auxquelles l’agent a renvoyé figurent des documents sur les lois des deux pays en matière d’immigration et de citoyenneté. Les demandeurs n’ont pas traité de ce point dans leurs observations à propos des considérations d’ordre humanitaire, et il leur incombait de démontrer le contraire, si possible, ce qu’ils n’ont pas réussi à faire.

[20] Les demandeurs ont exprimé des préoccupations au sujet de la criminalité dans les deux pays. Bien que, d’après la preuve concernant la situation dans l’un et l’autre pays, la criminalité au Brésil soit une préoccupation considérable, on ne peut en dire autant à propos du Portugal. Dans les observations à propos des considérations d’ordre humanitaire, il n’a pas été souligné que le taux de criminalité au Portugal était une préoccupation. Y étaient plutôt invoqués les mesures d’austérité adoptées pour s’attaquer aux problèmes économiques auxquels le pays était aux prises et leurs effets sur les taux d’emploi. Outre cela, peu d’éléments de preuve concernant des conditions défavorables au Portugal ont été présentés, et la famille a la chance de pouvoir s’y établir plutôt qu’au Brésil.

[21] Mais l’agent a-t-il tenu suffisamment compte de l’intérêt supérieur des enfants? Le point de départ d’une analyse de l’intérêt supérieur des enfants est que le décideur doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants touchés en examinant si une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]. Au paragraphe 39 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême affirme qu’une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants exige de bien identifier et définir ces intérêts, puis de les examiner avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés et peuvent éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable : Baker, au para 74; Kanthasamy, au para 41.

[22] La question en litige, en ce qui concerne l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée dans la présente affaire, est celle de savoir si l’agent n’a pas été réceptif, attentif et sensible aux intérêts des enfants, et s’il a minimisé leur intérêt supérieur. Les demandeurs soutiennent que l’agent a été insensible et qu’il n’a pas prêté attention à l’intérêt supérieur et aux perspectives des enfants. Selon le défendeur, les arguments des demandeurs n’établissent pas que l’agent a fait preuve d’insensibilité dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants; ils se résument à un désaccord quant au poids attribué à ce facteur à la lumière de la demande dans son ensemble.

[23] L’agent a tenu compte des relations des enfants avec leurs amis, leurs enseignants et leur collectivité, mais il a conclu qu’elles ne constituaient pas un motif suffisant pour exercer son pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire. Pareille approche ne visait pas à minimiser ces relations ou à faire fi des répercussions de leur rupture, mais à reconnaître que les relations les plus importantes des enfants sont celles qu’ils ont avec les membres de leur famille immédiate. L’agent a tenu compte du fait que ces répercussions pouvaient être atténuées au moyen des technologies de communication modernes. À mon avis, ce n’était pas une conclusion déraisonnable.

[24] J’estime qu’il n’était pas déraisonnable que l’agent conclue que les relations et les liens des enfants au Canada n’étaient pas solides compte tenu de leur jeune âge et du niveau où ils en sont dans le système scolaire. Il n’était pas non plus déraisonnable que l’agent conclue que les enfants pourraient s’adapter s’ils devaient déménager dans un pays où l’on parle leur langue maternelle. Il a reconnu que les enfants auraient besoin d’une période d’adaptation pour maîtriser le portugais. Il n’était pas déraisonnable de conclure que ce n’était toutefois pas un motif suffisant pour accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[25] L’agent a reconnu qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada avec leurs parents, mais il a finalement conclu que la preuve ne suffisait pas à établir les présumées difficultés auxquelles les enfants seraient exposés au Portugal et au Brésil. Cette évaluation n’introduisait pas la norme des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » dans l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, contrairement à ce qu’ont soutenu les demandeurs.

[26] L’agent a attribué du poids au facteur selon lequel l’intérêt supérieur des enfants serait de demeurer au Canada avec leurs parents; cependant, ce facteur était insuffisant pour l’emporter sur les facteurs défavorables à l’octroi de la dispense.

[27] Je conviens avec les demandeurs que l’agent s’est livré à des conjectures lorsqu’il a supposé que l’éducation des enfants serait adéquate au Brésil parce que le père n’avait pas indiqué qu’il y avait reçu une mauvaise éducation. Si la seule option avait été de s’établir au Brésil, cette erreur aurait été plus importante. Or, tel n’était pas le cas en l’espèce.

V. Conclusion

[28] Bien que la situation difficile dans laquelle se retrouve maintenant cette famille suscite de la compassion et que le défaut des parents d’avoir régularisé leur statut plus tôt ne soit aucunement imputable aux enfants, l’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas sur tous les autres facteurs considérés dans l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les demandeurs n’ont pas réussi à s’acquitter de leur fardeau de démontrer que la décision de l’agent était dans son déraisonnable. Pour ce motif, la demande est rejetée.

[29] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-626-21

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-626-21

INTITULÉ :

TANIA MARISA FORTUNA ALVES COELHO et

MARCELO MARCOS DE MORAIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA ET À TORONTO

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Dov Maierovitz

POUR LES DEMANDEURS

Amy King

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EME Professional Corporation

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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