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Date : 20220308


Dossiers : T‑1382‑20

(T‑1384‑20)

Référence : 2022 CF 321

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

ERIC SHIRT

demandeur

et

NATION CRIE DE SADDLE LAKE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Eric Shirt [chef Shirt ou demandeur], demande le contrôle judiciaire de deux décisions rendues par les conseillers de la Nation crie de Saddle Lake [NCSL]. La première décision est une motion adoptée lors d’une réunion d’urgence de la bande le 26 octobre 2020 visant à démettre le demandeur de son poste élu de chef de la NCSL, motion adoptée par le conseil de bande de la NCSL [conseil] par une résolution du conseil en date du 5 novembre 2020 [décision de destitution]. La décision de destitution est contestée par le demandeur dans le dossier T‑1382‑20 de la Cour. La deuxième décision figure dans une lettre datée du 9 novembre 2020 par laquelle les conseillers de la NCSL souhaitaient révoquer tous les privilèges et pouvoirs administratifs du demandeur en tant que chef de la NCSL [décision de suspension]. La décision de suspension est contestée par le demandeur dans le dossier T‑1384‑20 de la Cour. Par ordonnance du juge responsable de la gestion de l’instance en date du 5 novembre 2021, ces questions ont été regroupées.

Contexte

[2] Le demandeur est membre de la NCSL. Lors d’une élection tenue le 12 juin 2019, il a été élu chef.

[3] La NCSL est une bande au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5. La NCSL compte environ 11 184 membres. De ce nombre, environ 8 000 membres vivent dans la réserve de la NCSL. Les élections de la NCSL sont régies par le [traduction] « code électoral tribal de Saddle Lake fondé sur les coutumes » [code électoral] qui a été produit vers 1960. Conformément au code électoral, le chef et neuf conseillers sont élus pour un mandat de trois ans. Le code électoral est, au mieux, limité. Il compte trois pages et ne contient que trois sections : l’admissibilité à la nomination à un poste; les règlements de vote; et les règlements de procédure électorale. Il semble qu’à la suite de la décision de la Cour dans Shirt c Nation crie de Saddle Lake, 2017 CF 364, un effort a été fait pour mettre à jour le code électoral. Un document intitulé [traduction] Modifications préliminaires définitives – février 2019 a été produit, mais rien ne prouve qu’il a été ratifié par les membres de la NCSL.

[4] À la suite de l’élection, des tensions se sont manifestées entre le chef et les conseillers sur les questions de divulgation financière et de responsabilité, dont les détails ne sont pour la plupart pas pertinents aux questions soulevées dans les présentes demandes de contrôle judiciaire.

[5] Toutefois, ce qui est pertinent, c’est que la preuve indique que le Canada, par l’entremise de Services aux Autochtones Canada [SAC], fournit à la NCSL un financement annuel supérieur à 60 millions de dollars. Il est accordé au moyen d’ententes de financement annuelles qui, selon leurs modalités, permettent la vérification des comptes et des dossiers de la NCSL.

[6] Dans une lettre datée du 24 septembre 2020, SAC a informé le chef Shirt qu’il effectuerait un audit juricomptable [audit] du financement fourni à la NCSL au moyen d’ententes de financement et examinerait les dépenses liées à tout le financement pour la période du 1er avril 2016 au 30 septembre 2020. SAC a indiqué qu’il avait retenu les services d’Ernst & Young pour effectuer l’audit, que SAC serait en contact pour fixer les dates de la visite sur place et qu’il attendait avec impatience de collaborer avec le chef Shirt et son personnel.

[7] Au moyen d’une lettre datée du 25 septembre 2020, SAC a demandé au chef Shirt l’autorisation d’envoyer une équipe d’auditeurs à la NCSL afin d’obtenir les renseignements financiers nécessaires à la réalisation de l’audit et de demander l’accès aux locaux où se trouvent les renseignements physiques et électroniques. Le déplacement devait avoir lieu en octobre 2020 avec au plus quatre auditeurs présents. La lettre indiquait que le déplacement se déroulerait dans le contexte de la pandémie de COVID‑19 et que l’équipe d’audit suivrait rigoureusement les exigences de l’Agence de la santé publique ainsi que toute autre exigence adoptée par la NCSL. La lettre invitait la NCSL à indiquer à l’annexe A de la lettre les exigences supplémentaires en matière de santé qu’elle aurait adoptées au sein de la collectivité. De plus, si le chef Shirt acceptait de recevoir la visite de l’équipe d’audit en octobre 2020, il devait signer la page 2 de la lettre, Annexe A, Autorisation de déplacement, et la retourner à SAC. L’annexe A a été signée par le chef Shirt; aucune autre mesure de sécurité à l’égard de la COVID‑19 n’a été indiquée.

[8] L’affidavit du demandeur, qui a été souscrit le 3 août 2021 et déposé à l’appui des présentes demandes [affidavit Shirt], indique qu’il a été informé à l’avance de l’audit, mais que SAC et la GRC lui ont conseillé de ne pas donner d’avis préalable de l’audit au conseil de la NCSL, craignant que des dossiers puissent être détruits.

[9] Le 19 octobre 2020, lors d’une assemblée des membres de la bande, un membre de la NCSL a présenté une motion visant à ce qu’un audit juricomptable soit effectué sur les finances de la NCSL. La motion n’a pas été adoptée.

[10] Le 24 octobre 2020, SAC et les auditeurs se sont rendus à la réserve de la NCSL pour obtenir des documents relatifs à l’audit juricomptable. Le chef Shirt a laissé une lettre de la même date pour Ron Stone, directeur des finances de la NCSL, avisant que SAC avait entrepris un audit juricomptable conformément à l’entente de financement de mars 2018. De plus, à cet égard, SAC s’était rendu aux bureaux de la NCSL et avait obtenu divers dossiers financiers, y compris ceux qui avaient été retirés du lieu de travail de M. Stone. Le chef Shirt a indiqué dans cette lettre que SAC l’avait informé que les dossiers seraient retournés une fois qu’ils auraient été copiés.

[11] Bien que les dossiers certifiés du tribunal [DCT] ne contiennent aucun compte rendu de la réunion, il semble que le conseil ait convoqué une réunion spéciale du conseil le 24 octobre 2020 en réponse à la réalisation de l’audit.

[12] Le 25 octobre 2020, le conseil a publié un communiqué informant les membres de la NCSL que le chef Shirt, un groupe de jeunes membres de la NCSL et trois personnes non membres de la NCSL étaient entrés dans le bureau des comptes de la NCSL et avaient pris le serveur principal des comptes, plusieurs disques durs et diverses boîtes et avaient changé les serrures de la porte. Il indiquait également que le chef Shirt avait reçu la correspondance de SAC du 24 septembre 2020, envoyée à son adresse électronique personnelle, concernant la tenue d’un audit juricomptable, mais qu’il n’avait pas fourni la lettre ou son contenu au conseil lors de ses réunions hebdomadaires. Le communiqué de presse indiquait qu’une réunion d’urgence de la bande se tiendrait le lundi 26 octobre 2020 et que des détails suivraient.

[13] Le 26 octobre 2020, un courriel a été envoyé au chef Shirt à 21 h 44 pour l’informer qu’on avait tenté de lui remettre une lettre jointe, mais qu’il n’était pas disponible et que sa sœur avait refusé d’accepter la lettre en son nom. La lettre jointe indique ce qui suit :

[traduction]

Monsieur,

Objet : Nation crie de Saddle Lake [« NCSL »]

Entrée et enlèvements non autorisés de biens

Nous avons été informés que vous avez facilité l’accès non autorisé au bureau d’administration de la NCSL afin de retirer des ordinateurs, des serveurs et plusieurs boîtes de dossiers du département des finances. Vous avez pris ces mesures unilatérales sans en informer le conseil ni demander son consentement.

Par conséquent, le conseil a convoqué une réunion spéciale du conseil le 24 octobre 2020 et une motion a été adoptée vous enjoignant de cesser toute activité en attendant un examen plus approfondi par les membres de la bande et demandé une ordonnance de cessation et d’abstention en vigueur immédiatement.

Nous vous demandons de retourner immédiatement les biens qui ont été pris sans autorisation. La capacité de la Nation de respecter ses obligations sera gravement affectée si ces articles ne sont pas retournés. De plus, les renseignements confidentiels qui ont été retirés peuvent entraîner une responsabilité envers la Nation que vous devrez assumer.

Nous avons convoqué une réunion d’urgence de la bande pour 13 h le lundi 26 octobre 2020, au cours de laquelle vos gestes seront portés à l’attention de toute la collectivité. Nous vous demandons respectueusement d’être présent pour être redevable de vos gestes devant les citoyens.

[14] La lettre est signée par tous les conseillers et est envoyée en copie conforme au ministre de SAC.

[15] La réunion d’urgence de la bande a eu lieu le 26 octobre 2020. Le chef Shirt n’était pas présent. Un résumé de la motion indique que deux motions ont été proposées et adoptées. La première (motion no 4) indiquait que [traduction] « le chef Eric Shirt soit destitué de ses fonctions immédiatement ». Cent soixante‑six membres présents ont voté en faveur de cette motion, trois contre et vingt‑cinq personnes se sont abstenues. La deuxième motion (motion no 5) indiquait ce qui suit : [traduction] « Que les membres de la Nation crie de Saddle Lake appuient le quorum du conseil pour signer immédiatement toute entente, toute modification, toute lettre et tout document au nom de la Nation crie de Saddle Lake et de toute entreprise de la bande. De plus, nous, les membres de la Nation crie de Saddle Lake, ne reconnaissons pas Eric Shirt comme seul signataire et tous les organismes externes, y compris SAC, doivent en être informés immédiatement. Tout ce qu’Eric Shirt a signé au nom de la Nation doit être examiné et faire l’objet d’une enquête par le quorum du conseil ». Cette motion a obtenu 147 voix pour, 0 contre et 5 abstentions.

[16] Le 27 octobre 2020, le chef Shirt a écrit au conseil pour l’informer qu’il n’avait reçu la lettre ci‑dessus qu’après que la réunion eut déjà eu lieu. Il a indiqué qu’il n’avait reçu aucun avis officiel de la réunion et qu’il considérait que les motions étaient illégales et que le conseil n’avait pas le pouvoir de le destituer. Il a également déclaré qu’il était prêt à assister à une réunion de la bande régulièrement convoquée pour discuter de l’audit.

[17] Les membres du conseil ont répondu par une lettre non datée indiquant que normalement le conseil serait obligé d’agir selon les souhaits de la communauté, y compris la motion de destitution du demandeur en tant que chef, [traduction] « toutefois, dans un souci d’équité, nous croyons que vous devez avoir la possibilité de parler de vos gestes devant les membres ». Par conséquent, l’ordre du jour d’une réunion communautaire qui devait avoir lieu le 29 octobre 2020 avait été modifié pour donner au demandeur le temps de [traduction] « répondre aux questions des membres de la collectivité au sujet de vos gestes et de déterminer si la motion demandant votre destitution doit être maintenue ». La lettre se poursuivait ainsi : [traduction] « Nous croyons que vous devez avoir cette occasion dans l’intérêt de l’équité envers vous et la collectivité. Si vous choisissez de ne pas être présent, veuillez prendre note que la motion sera soumise aux membres en votre absence et nous respecterons la volonté des citoyens ».

[18] Le demandeur a répondu par lettre datée du 28 octobre 2020. Il a fait remarquer que dans sa lettre du 27 octobre 2020, il avait indiqué qu’il serait heureux de participer à une réunion des membres de la bande de la NCSL pour discuter de l’audit juricomptable entrepris par SAC. Toutefois, dans sa lettre antérieure, il avait expressément indiqué qu’il fallait s’assurer que tous les membres de la NCSL avaient une chance équitable de participer. Le demandeur s’est interrogé sur les mesures prises pour s’assurer que cela serait possible pour la réunion prévue le lendemain à 10 h et sur l’avis qui avait été donné aux membres de la NCSL, y compris les membres hors réserve. Il a noté que sa lettre du 27 octobre 2020 exprimait également des préoccupations précises au sujet du court préavis concernant la réunion, mais que le conseil avait de nouveau prévu une réunion de la bande avec un préavis de moins de 24 heures, ce qui a empêché des membres de la bande d’y participer. Entre autres choses, le demandeur a demandé au conseil de l’informer avant la réunion du pouvoir invoqué pour présenter une [traduction] « motion » visant sa destitution. Il a fait remarquer que le règlement électoral exige qu’un membre du conseil ait eu une [traduction] « conduite inacceptable » et que 60 % des membres de la bande signent une pétition à l’appui de sa destitution. Le demandeur a déclaré qu’il n’avait reçu aucune motion de ce genre, et qu’il n’avait pas reçu de renseignements concernant un comportement présumé inacceptable.

[19] Bien qu’il n’y ait aucune documentation à ce sujet dans les dossiers certifiés du tribunal, les membres du conseil semblent avoir tenu une réunion spéciale du conseil le 29 octobre 2020 au cours de laquelle une motion a été adoptée pour reporter la réunion de la bande au 18 novembre 2020.

[20] Le 1er novembre 2020, le demandeur a de nouveau écrit au conseil pour lui faire remarquer qu’il n’avait pas reçu de réponse à sa lettre du 28 octobre 2020 et soulever de nouveau des préoccupations au sujet de sa destitution alléguée en tant que chef. Il affirme également que la réunion d’urgence de la bande avait été imprudente compte tenu de la COVID‑19 et qu’un nombre important de ménages de la réserve de la NCSL étaient maintenant en confinement. Pour cette raison, une réunion en personne serait imprudente et impraticable. Le demandeur a indiqué que la seule façon de procéder à la réunion serait de la faire par Zoom ou une plateforme semblable et a demandé au conseil d’engager une société qui pourrait faciliter une réunion pour tous les membres de la NCSL.

[21] Par une résolution du conseil qui indique qu’elle a été adoptée le 5 novembre 2020, le conseil a reproduit dans son ensemble les deux motions présentées et adoptées à la réunion d’urgence de la bande du 26 octobre 2020 (le résumé de la motion) et ayant pour but d’accepter et d’approuver les deux motions. Il s’agit de la décision qui fait l’objet du dossier T‑1382‑20 de la Cour, la décision de destitution.

[22] Le 9 novembre 2020, ou vers cette date, le conseil a écrit à SAC, en faisant parvenir une copie conforme au ministre de SAC, en déclarant, entre autres choses que :

[traduction]

La Nation crie de Saddle Lake (NCSL) sur une résolution des citoyens, et par motion des membres de la NCSL, à une réunion dûment convoquée le lundi 26 octobre 2020, et après résolution des membres, a démis M. Ralph Eric Shirt du poste de chef de la nation. Il incombe donc au conseil, en tant que chef dûment élu et soussigné au présent document, de mettre en œuvre le retrait des pouvoirs confiés à Ralph Eric Shirt en tant que chef de la Nation crie de Saddle Lake (voir la motion no 4).

Les gestes répréhensibles de Ralph Eric Shirt, exposés le samedi 24 octobre 2020, qui ont entraîné l’enlèvement illégal de documents financiers et d’équipement des bureaux du département des finances et des comptes de l’administration tribale de Saddle Lake, ont créé une souffrance excessive et une consternation importante à l’égard du pouvoir attaché à la fonction. Par conséquent, les citoyens de la nation ont exprimé leur détermination à l’égard de l’abus de la charge et pour laquelle le chef Eric Shirt a manifesté un mépris volontaire relativement à son obligation fiduciaire envers les citoyens de la nation, ce qui a abouti à une résolution visant à révoquer effectivement la responsabilité et le devoir de chef de M. Ralph Eric Shirt.

[…]

La nécessité d’obtenir cet avis respecte la volonté exprimée par les citoyens de la Nation crie de Saddle Lake. Ayant été adoptées dans le cadre du pouvoir de nos citoyens et faisant partie du droit inhérent de pratiquer la gouvernance coutumière et traditionnelle, il est impératif que ces résolutions soient pleinement respectées et maintenues par la Couronne, représentée par le ministère des Services aux Autochtones Canada, et par toutes les autres parties concernées.

[…]

[23] Des copies du résumé de la motion adoptée à la réunion d’urgence de la bande et de la résolution du conseil, en date du 5 novembre 2020, ayant pour but d’adopter comme résolution du conseil les motions adoptées à la réunion d’urgence de la bande, étaient jointes.

[24] Bien qu’il ait déjà affirmé que le chef Shirt avait été destitué, par lettre du 9 novembre 2020, le conseil a écrit au chef Shirt dans le but de révoquer ses privilèges et son pouvoir, en déclarant ce qui suit :

[traduction]

Monsieur Eric Shirt

Objet : Révocation des privilèges administratifs et pouvoir au conseil

En ce qui concerne les questions ainsi présentées et dans la mesure où vous en avez été informé, le conseil de Saddle Lake a été informé qu’une enquête des autorités compétentes est en cours en ce qui concerne les circonstances survenues le samedi 24 octobre 2020. Comme cela peut vous concerner directement, nous n’avons pas d’autre choix que de vous informer que tous les privilèges administratifs et pouvoirs au conseil qui vous sont normalement accordés sont effectivement révoqués. Cet avis est à jour et en vigueur, en attendant les résultats de l’examen et de l’enquête par les autorités compétentes et d’autres questions juridiques au fur et à mesure qu’elles se présentent. Nous estimons que cela est nécessaire afin de maintenir l’intégrité du leadership et de respecter la volonté des membres de la bande.

Nous vous remercions de votre collaboration à cet égard et vous invitons à y accorder la plus grande attention et à vous comporter en conséquence.

[25] Il s’agit de la décision qui fait l’objet du dossier T‑1384‑20 de la Cour, la décision de suspension.

[26] Le 16 novembre 2020, la NCSL a écrit à un tiers fournisseur pour l’informer que les membres de la NCSL avaient [traduction] « destitué Eric Shirt en tant que chef » et qu’il [traduction] « n’a plus le pouvoir de parler au nom de Saddle Lakes avec aucune de nos sociétés partenaires ».

[27] Le 21 septembre 2021, lors d’une réunion régulière du conseil, le conseil a adopté une [traduction] « motion » stipulant que [traduction] « le conseil rappelle aux membres qu’Eric Shirt a été destitué de ses fonctions par les citoyens et qu’il n’a aucune autorité en matière de prise de décision pour la Nation à compter du 27 octobre 2021 » (on renvoie probablement à octobre 2020).

Dossiers certifiés du tribunal [DCT]

[28] Le DCT déposé dans le dossier T‑1382‑20 (décision de destitution) ne contient qu’un seul document, une copie de la lettre du 24 octobre 2020 adressée à M. Ron Stone par le chef Shirt. L’avocat de la NCSL, Robert R. Roddick, certifie que le DCT contient tous les documents dont le conseil de la NCSL était saisi lorsqu’il a pris la décision de destitution.

[29] M. Roddick certifie également que le DCT déposé dans l’affaire T‑1384‑20 (décision de suspension) contient tous les documents dont le conseil était saisi lorsque la décision de suspendre le chef Shirt a été prise. Ce DCT ne contient que deux documents. Le premier est une copie du procès‑verbal de la réunion de la bande tenue le 19 octobre 2020, qui comprend la motion rejetée visant à faire effectuer un audit juricomptable. Le deuxième document est le résumé de la motion de la réunion d’urgence de la bande tenue le 26 octobre 2020.

Code électoral tribal de Saddle Lake fondé sur les coutumes

[traduction]

Article 3

Règlements de procédure électorale

f) Le conseiller ou le chef coupable d’inconduite qui a fait l’objet d’une pétition demandant sa destitution, signée par 60 % des membres résidents de la réserve, est ainsi renvoyé par le président d’élection titulaire et une élection partielle est convoquée pour doter le poste vacant.

Questions en litige

[30] À mon avis, les questions en litige dans les présentes demandes de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  1. Y avait‑il pouvoir de prendre les décisions et les décisions étaient‑elles raisonnables?

  2. Le demandeur a‑t‑il été privé d’équité procédurale?

  3. Quelle est la réparation appropriée?

Norme de contrôle

[31] Les parties soutiennent, et c’est aussi mon avis, que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23 à 25).

[32] Les parties soutiennent également, et je suis d’accord, que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (voir : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Dans Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CPR], la Cour d’appel fédérale a conclu que même si l’exercice d’examen requis peut être particulièrement bien reflété, bien que de manière imparfaite, dans la norme de la décision correcte, certaines questions de procédure ne se prêtent pas à une analyse relative à la norme de contrôle applicable. Au contraire, la Cour doit décider si les procédures étaient équitables eu égard à l’ensemble des circonstances. En fait, « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre » (CPR, aux para 54 à 56); voir aussi Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

Pouvoir de prendre les décisions

Position du demandeur

[33] Le demandeur fait valoir que les décisions de le destituer ont été prises sans autorisation. Le code électoral prévoit un processus de destitution d’un chef ou d’un conseiller, lequel nécessite une pétition signée par 60 % des membres, mais ce processus n’a pas été suivi. Le conseil n’a aucun autre pouvoir, en vertu du code électoral, de destituer un chef ou un conseiller. De plus, bien qu’il s’agisse officiellement d’une décision de suspension, la décision du conseil du 9 novembre 2020 de révoquer les privilèges et pouvoirs administratifs du chef Shirt est, en fait, une décision de destitution et devrait être considérée comme telle. Enfin, pour ce qui est de toute autorité pour le destituer en raison d’un pouvoir coutumier non écrit, le demandeur fait valoir que c’est à la défenderesse qu’il incombe de prouver que cette coutume existe, ce qu’elle n’a pas fait.

Position de la défenderesse

[34] La défenderesse soutient que le code électoral ne traite que de la destitution du chef ou des conseillers élus et ne dit rien sur les suspensions. Ainsi, il ne porte pas sur le domaine, ni ne constitue un code complet de gestion de la conduite du chef et du conseil. La défenderesse soutient que les tribunaux ont reconnu que la coutume de la bande peut autoriser les mesures disciplinaires ou les sanctions des membres du conseil, sauf la destitution, et qu’il s’agit d’un tel cas. De plus, cette situation se distingue des affaires où l’on a conclu que des suspensions ont été imposées sans autorisation (comme Lafond c. Première Nation crie du lac Muskeg, 2008 CF 726 [Lafond]; McKenzie c Première Nation crie Mikisew, 2020 CF 1184 [McKenzie]; Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 [Whalen]).

[35] La défenderesse soutient que malgré la terminologie renvoyant à [traduction] « destitution » utilisée dans la motion de la réunion d’urgence de bande et la résolution du conseil adoptant cette motion, les [traduction] « mesures disciplinaires » imposées au chef Shirt ont en réalité pris la forme d’une suspension de la charge plutôt que d’une destitution. Cette situation est illustrée par les tentatives de la défenderesse d’aborder et de régler les préoccupations d’« inconduite » et par le fait que le chef Shirt continue de recevoir son salaire et d’utiliser son téléphone cellulaire et son adresse électronique.

Analyse

[36] Comme l’affirme le demandeur, « tout exercice du pouvoir par une autorité publique doit être autorisé par la loi » (Bell Canada c 7265921 Canada Ltd, 2018 CAF 174 au para 46; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 111. Voir également Vavilov, au para 109).

[37] Il est également bien établi qu’un conseil de bande constitue un office fédéral au sens de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (Tourangeau c. Première Nation de Smith’s Landing, 2020 CF 184 [Tourangeau], au para 27; Balfour c Nation des Cris de Norway House, 2006 CF 213 au para 20). Les décisions du conseil de bande peuvent donc faire l’objet d’un contrôle de la Cour et elles peuvent être annulées, infirmées ou être déclarées nulles ou illégales en vertu de l’article 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales si elles sont rendues sans autorisation.

[38] Le code électoral prévoit le processus à suivre pour la destitution d’un chef ou d’un conseiller. Plus précisément, l’article 3f) indique qu’un chef ou un conseiller [traduction] « coupable d’inconduite qui a fait l’objet d’une pétition demandant sa destitution, signée par 60 % des membres résidents de la réserve » sera renvoyé par le président d’élection titulaire et une élection partielle sera convoquée pour doter le poste vacant. Toutefois, les membres de la bande de la NCSL n’ont pas suivi ce processus en vue de la destitution du chef Shirt.

[39] Le code électoral ne fournissait pas aux membres de la bande de la NCSL un autre processus en vertu duquel le chef ou les membres du conseil pouvaient être destitués. Le code électoral n’autorisait pas non plus le conseil à convoquer la réunion d’urgence de la bande dans le but de faciliter le dépôt d’une motion par un membre de la bande, de destituer le demandeur, ni de permettre l’adoption ultérieure de cette motion par la résolution du conseil. Aucune disposition du code électoral n’autorisait le conseil à démettre le chef Shirt de son poste de chef dûment élu. La défenderesse ne conteste pas ce fait.

[40] Par conséquent, la décision de destitution doit être annulée. La décision de destituer le chef Shirt a été prise sans autorisation et était donc invalide (Lafond, au para 30; Prince c Première Nation de Sucker Creek no 150A, 2008 CF 1268 [Prince] au para 47).

[41] Il reste donc la décision de suspension. Il s’agit de savoir si le conseil dispose d’une autre source d’autorité lui permettant de destituer le chef Shirt au moyen d’une suspension. La défenderesse affirme que, bien que le code électoral ne mentionne pas les suspensions d’un chef ou de conseillers, le droit coutumier de la NCSL comble cette lacune.

[42] Pour commencer, il faut évaluer la nature de la décision du 9 novembre 2020. Plus exactement, s’agissait‑il d’une décision de suspension comme l’affirme la défenderesse ou d’une décision de renvoi (en l’espèce, elle serait peut‑être plus précisément décrite comme une continuation de la destitution existante)?

[43] La raison pour laquelle le conseil, après avoir décidé de destituer le chef Shirt le 26 octobre 2020, lui a par la suite écrit la lettre du 9 novembre 2020, dans le but de révoquer ses privilèges administratifs et son pouvoir au conseil, c’est‑à‑dire le suspendre, n’est pas claire. Il est probable que si le chef Shirt avait été démis d’un poste élu, tous les pouvoirs et privilèges connexes auraient pris fin au moment de la destitution.

[44] À cet égard, la défenderesse a déposé l’affidavit d’Eddy Makokis, conseiller de la NCSL, souscrit le 30 août 2021 [affidavit Makokis]. Lors du contre‑interrogatoire sur son affidavit, on a demandé à M. Makokis pourquoi, si le chef Shirt avait déjà été démis de ses fonctions, il a également été suspendu. M. Makokis n’a pas été en mesure de fournir une réponse cohérente à cette question.

[45] Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat de la défenderesse a soutenu que, après l’adoption de la motion en destitution, le conseil s’est rendu compte qu’il devait [traduction] « reculer » sur cette position, compte tenu du manque d’équité procédurale accordée au chef Shirt, comme l’a démontré la lettre non datée du conseil (reçue par le chef Shirt le 28 octobre 2020), qui lui avait offert de s’adresser aux membres de la bande le lendemain à la réunion de la bande devant avoir lieu le 29 octobre 2020. L’avocat de la défenderesse soutient qu’en réalité, il n’y a eu qu’une seule décision et que c’était celle de suspendre le chef Shirt.

[46] S’il n’y a eu qu’une seule décision, alors j’ai du mal à comprendre les efforts de la NCSL de la qualifier de suspension.

[47] Cette difficulté tient au fait qu’à la suite de la lettre du 28 octobre 2020, le conseil a constamment représenté aux membres de la NCSL et aux parties de l’extérieur que le chef Shirt a été destitué. La motion présentée à la réunion d’urgence de la bande, que le conseil a adoptée dans la résolution du conseil du 5 novembre 2020, précise que [traduction] « le chef Shirt doit être destitué immédiatement ». Dans une lettre non datée (qui, selon le témoignage du chef Shirt, lui a été envoyée en copie le 9 novembre 2020), le conseil a informé le directeur général régional de SAC pour la région de l’Alberta, le ministre des Services aux Autochtones et, le chef de l’opposition, que les membres avaient décidé de [traduction] « démettre M. Ralph Eric Shirt du poste de chef de la nation. Il incombe donc au conseil, en tant que chef dûment élu […], de mettre en œuvre le retrait des pouvoirs confiés à Ralph Eric Shirt en tant que chef ». La motion présentée à la réunion d’urgence de la bande et la résolution du conseil du 5 novembre 2020 étaient jointes à la lettre. Une lettre envoyée par le conseil à Seven Lakes Oilfield Services, en date du 16 novembre 2020, indique que [traduction] « les membres de Saddle Lake ont démis Eric Shirt du poste de chef de la Nation crie de Saddle Lake. Eric Shirt n’a plus le pouvoir de parler au nom de Saddle Lakes avec aucune de nos sociétés partenaires ». De plus, de façon significative, lors d’une réunion du conseil tenue le 21 septembre 2021, une motion a été adoptée à l’unanimité par le conseil : [traduction] « le conseil rappelle aux membres qu’Eric Shirt a été destitué par les citoyens et qu’il n’a aucune autorité en matière de prise de décision pour la Nation à compter du 27 octobre 2021 » (non souligné dans l’original). Encore une fois, il s’agissait vraisemblablement de renvoyer au 27 octobre 2020, le lendemain de la réunion d’urgence de la bande.

[48] Ainsi, bien que devant la Cour, la défenderesse affirme que le chef Shirt a simplement été suspendu, dans tous les autres forums, elle communique clairement que le chef Shirt a été destitué. Compte tenu de ce qui précède, je n’accepte pas l’argument de la défenderesse selon lequel, bien que le terme destitution ait été utilisé dans les résolutions et la correspondance du conseil, il s’agit [traduction] « simplement d’une imprécision de terminologie, et que la véritable nature de la décision est celle d’une suspension ».

[49] De plus, la durée de la suspension alléguée est également un facteur à prendre en considération dans la qualification de la décision du 5 novembre 2020. La Cour a précédemment rejeté une distinction entre la destitution d’une fonction d’élu et ce qui est essentiellement une suspension indéfinie, concluant que, parce que la suspension n’était pas limitée dans le temps, elle équivalait effectivement à une destitution (Prince, au para 31); Lafond, aux para 12 à 14; McKenzie, au para 66).

[50] En l’espèce, la suspension alléguée a eu lieu le 5 novembre 2020 par une lettre envoyée par le conseil au chef Shirt, laquelle indique ce qui suit :

[traduction]

En ce qui concerne les questions ainsi présentées et dans la mesure où vous en avez été informé, le conseil de Saddle Lake a été informé qu’une enquête des autorités compétentes est en cours en ce qui concerne les événements survenus le samedi 24 octobre 2020. Comme cela peut vous concerner directement, nous n’avons pas d’autre choix que de vous informer que tous les privilèges administratifs et pouvoirs au conseil qui vous sont normalement accordés sont effectivement révoqués. Cet avis est à jour et en vigueur, en attendant les résultats de l’examen et de l’enquête par les autorités compétentes et d’autres questions juridiques au fur et à mesure qu’elles se présentent. Nous estimons que cela est nécessaire afin de maintenir l’intégrité du leadership et de respecter la volonté des membres de la bande.

[51] Hormis l’intelligibilité de la lettre, elle semble indiquer que le chef Shirt serait suspendu pendant que les enquêtes sur la conduite de l’audit étaient réalisées par les autorités.

[52] Lors du contre‑interrogatoire sur son affidavit, M. Makokis a déclaré que les enquêtes mentionnées dans la décision de suspension étaient liées à [traduction] « l’introduction par effraction » (le chef Shirt facilitant l’accès au département des finances de la NCSL par un serrurier et étant accompagné des auditeurs nommés par SAC) et que le conseil avait demandé à la GRC d’enquêter. M. Makokis a confirmé qu’en décembre 2020 ou en janvier 2021, la GRC avait terminé son enquête et a informé le conseil qu’elle ne déposerait pas d’accusations. Il a également confirmé que, bien qu’il en ait été informé, le conseil n’a pas réintégré le chef Shirt. Aucune autre [traduction] « question juridique » en suspens n’est mentionnée dans le témoignage de M. Makokis.

[53] M. Makokis déclare également que le conseil a demandé au demandeur de fournir une copie de la [traduction] « plainte » et de toute autre correspondance qu’il avait avec SAC et la GRC, mais que le chef Shirt avait refusé de fournir cette information. L’affidavit Makokis poursuit en indiquant que le conseil a suspendu le chef Shirt avec rémunération [traduction] « jusqu’à ce que l’information demandée soit fournie et que le demandeur accepte de respecter les politiques de la NCSL en matière de confidentialité et d’accès aux dossiers financiers de la NCSL ». Lors du contre‑interrogatoire sur ce point, M. Makokis a déclaré que les demandes de ces documents n’avaient pas été présentées avant décembre 2020 ou janvier 2021, après l’envoi de la lettre de suspension du 9 novembre 2020.

[54] Ce témoignage semble indiquer que la suspension alléguée a des objectifs changeants. Premièrement, le conseil a déclaré qu’elle prendrait fin lorsque l’enquête serait terminée, mais cela n’a pas été le cas. Au lieu de cela, quelques mois plus tard, de nouvelles exigences ont été imposées, lesquelles n’étaient pas liées au délai.

[55] À mon avis, il s’agit d’une situation quelque peu comparable à celle de McKenzie, en ce sens que la suspension alléguée n’est pas pour une période déterminée, mais qu’elle est plutôt liée à l’exigence du conseil que le chef Shirt lui fournisse de la correspondance relative à la réalisation de l’audit et qu’il accepte de respecter certaines politiques de la NCSL – politiques que le chef Shirt n’a jamais reconnu avoir violées. Il n’a pas non plus été établi que son comportement était d’une façon quelconque répréhensible. Je souligne également que rien dans les DCT ne confirme que le conseil a exigé que les communications lui soient transmises ou n’indique pourquoi, si elles existent, le défaut de communication justifie une suspension indéfinie.

[56] La défenderesse tente également de qualifier la destitution du chef Shirt de mesure disciplinaire interne non prévue dans le code électoral. Elle soutient que, puisque le chef Shirt a continué d’être payé et qu’on lui a donné accès à des courriels et à un téléphone cellulaire, et que puisque le conseil a tenté d’aborder et de régler ses préoccupations, ces faits illustrent que la décision a été qualifiée de suspension.

[57] Toutefois, un argument semblable a été avancé dans des circonstances factuellement similaires, mais a été rejeté par le juge Grammond dans la décision Whalen. Dans cette affaire, le conseil de la Première Nation a suspendu l’un de ses conseillers, avec solde, pour conduite répréhensible alléguée. Le juge Grammond a conclu que le conseil n’avait pas le pouvoir aux termes de son règlement électoral de suspendre un conseiller et n’avait pas non plus établi l’existence d’une pratique coutumière de suspension des conseillers.

[58] Dans le cadre de cette conclusion, il a souligné que les lois adoptées par les membres, comme les codes électoraux, l’emportent sur les lois et décisions prises par les conseils de bande. Les conseils n’ont pas le pouvoir de destituer un conseiller en dehors des règlements électoraux en vigueur et :

[49] Dans ce contexte, la distinction suggérée par la PNFM entre suspension et destitution est insoutenable. Tant l’une que l’autre empêche un conseiller d’exercer ses pouvoirs et fonctions, y compris le droit de participer et de voter aux réunions du conseil. Le motif invoqué pour refuser au conseil le pouvoir de suspendre (ou de destituer) les conseillers est évident. La suspension par le conseil priverait les électeurs de la PNFM du droit de choisir leurs dirigeants. La suspension d’un conseiller a pour effet pratique d’annuler les résultats de l’élection et de priver les électeurs de toute représentation […]. Cela ne peut être raisonnablement réconcilié avec l’objectif et la structure du Règlement électoral.

(Non souligné dans l’original)

[59] Le juge Grammond a conclu que le fait de formuler la question comme une question de « discipline » n’aide en rien la Première Nation puisqu’une personne titulaire d’une charge publique n’est pas un employé et le conseil « n’est pas le “patron” des conseillers » (Whalen, au para 54).

[60] À mon avis, le fait que le chef Shirt continue d’être payé ne prouve pas qu’il n’a pas été effectivement destitué et qu’il est simplement suspendu. La question est de savoir s’il a été empêché indéfiniment d’exercer ses pouvoirs et ses fonctions de chef dûment élu de la NCSL. Il ne fait aucun doute qu’il n’a pas été en mesure de le faire depuis l’adoption de la motion de destitution le 26 octobre 2021.

[61] De même, et bien que la défenderesse en ait fait grand cas à l’audience devant moi, la question de savoir si le chef Shirt a continué d’avoir un téléphone cellulaire et un accès au courriel (la preuve sur ce point est contradictoire) n’est pas un facteur convaincant en ce qui concerne la qualification de sa destitution. Il n’a pu exercer aucune fonction de chef et a été exclu de la gouvernance de la bande.

[62] Enfin, pour ce qui est de l’opinion de la défenderesse selon laquelle la qualification de la destitution du chef Shirt en tant que suspension est démontrée par les tentatives de la défenderesse pour régler les problèmes d’inconduite, je n’y souscris pas. Comme le montre la chronologie ci‑dessus, le seul effort du conseil a été d’organiser une réunion de bande. Elle a été fixée pour la dernière fois au 18 novembre 2020, mais il semble qu’elle n’ait pas eu lieu. Bien que l’affidavit Makokis indique que le conseil avait convoqué une réunion pour le 16 septembre 2021, invitant le chef Shirt à s’adresser aux membres à ce moment‑là, il n’y a aucune preuve de cette réunion prévue dans le dossier dont je suis saisie. Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat de la défenderesse a laissé entendre qu’une réunion ne pouvait pas avoir lieu en raison des restrictions liées à la COVID. C’est peut‑être le cas, mais il n’y a pas non plus de preuve à cet effet, ni que d’autres efforts pour y parvenir, comme par Zoom, ont été envisagés. Plus important encore, et comme nous en parlerons plus loin, la convocation d’une réunion de la bande ne remédierait pas à une suspension qui a été faite par le conseil sans autorisation.

[63] Pour toutes ces raisons, je n’accepte pas la position de la défenderesse selon laquelle il n’y a qu’une seule décision en cause et qu’il s’agit d’une décision de suspension, et non d’une décision de destitution du chef Shirt. À mon avis, la décision de suspension est en fait une décision de destitution. À ce titre, le conseil n’avait pas le pouvoir de la prendre.

[64] Toutefois, même si j’ai tort et que la lettre du 5 novembre 2020 est qualifiée à juste titre de décision de suspension, cette décision ne saurait tout de même être maintenue parce que la défenderesse n’a pas établi qu’une telle suspension est fondée sur le droit coutumier de la NCSL.

[65] J’ai déjà abordé cette question dans la décision McKenzie :

[71] Il incombe aux défendeurs de prouver l’existence d’une coutume de bande (Whalen, au para 41; Bruno c Canada (Commission d’appel en matière électorale de la Nation crie de Samson), 2006 CAF 249; Orr, au para 20; Gadwa, au para 50). En ce qui concerne la coutume, j’ai résumé dans la décision Beardy c Beardy, 2016 CF 383, aux para 93‑97, la jurisprudence sur le critère permettant de prouver l’existence d’une coutume. J’ai tiré la conclusion suivante :

[97] […] pour déterminer si les actions du comité des élections étaient conformes à la coutume, les défendeurs doivent démontrer que ce type de prise de décision était fermement établi, généralisé et suivi de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un large consensus [renvois omis].

[72] Dans la décision Whalen, le juge Grammond a déclaré qu’un examen de la jurisprudence de la Cour montre qu’on entend par « coutume » les « normes résultant de l’exercice de la capacité inhérente des Premières Nations d’adopter leurs propres lois » (au para 32). Un large consensus peut être démontré par une loi adoptée à la majorité des voix des membres d’une Première Nation ou par une ligne de conduite qui exprime l’accord tacite des membres de la Première Nation sur une règle particulière (aux para 33, 36).

[66] Ainsi, comme l’a reconnu la défenderesse dans ses observations écrites, elle doit démontrer que la pratique consistant à suspendre le chef ou les conseillers « était fermement établi[e], généralisé[e] et suivi[e] de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté ».

[67] Toutefois, la défenderesse n’offre aucune preuve à ce sujet. Elle ne fait référence qu’au paragraphe 23 de la preuve par affidavit de M. Makokis, qui indique que [traduction] « les réunions de bande ont un rôle extrêmement important dans la gouvernance de la NCSL. Le pouvoir de gouverner vient du peuple et le peuple peut donner des directives au conseil sur toutes les questions ». La défenderesse soutient que cela établit l’existence d’un pouvoir inhérent, fondé sur la coutume de la NCSL, pour que les membres de la bande puissent ordonner au conseil, par un vote, d’imposer une mesure disciplinaire, y compris la suspension.

[68] Même si les réunions des membres de la bande peuvent être très importantes, la preuve par affidavit de M. Makokis n’établit pas que la pratique consistant à suspendre le chef ou les conseillers au moyen d’une motion adoptée lors d’une réunion d’urgence de la bande et adoptée par une résolution du conseil – ou toute suspension – « était fermement établi[e], généralisé[e] et suivi[e] de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté », soit qu’il s’agissait d’une [traduction] « pratique […] qui tient compte d’un large consensus de ses membres et qui équivaudrait à une coutume ». De plus, bien que la défenderesse renvoie à la décision Waquen c. Première Nation Crie Mikisew, 2021 CF 1063 (aux para 35 à 37), cela ne lui est pas utile, puisque la Cour a conclu qu’il y avait une preuve non contestée selon laquelle la pratique en cause (changer l’emplacement des bureaux de scrutin au moyen d’une résolution du Conseil) existait depuis longtemps et relevait de la coutume.

[69] Lorsqu’elle a comparu devant moi, la défenderesse a soutenu qu’une telle situation n’avait jamais eu lieu auparavant. À mon avis, il semble évident que le fait qu’un chef ou un conseiller de la NCSL n’a jamais été suspendu auparavant n’appuie pas l’argument de la défenderesse selon lequel la suspension du chef Shirt est autorisée par le droit coutumier de la NCSL. Dans ces circonstances, aucune loi de ce genre n’aurait été élaborée.

[70] Avant de terminer sur ce point, je fais observer que l’annexe jointe à l’affidavit Shirt est une copie imprimée d’Affaires autochtones et du Nord Canada, intitulée Population inscrite. Elle indique qu’en juillet 2021, la NCSL comptait 11 184 personnes inscrites, dont 6 721 étaient des membres vivant dans la réserve de la NCSL. La réunion d’urgence de la bande qui s’est tenue le 26 octobre 2020 a réuni 194 membres, dont 166 ont voté en faveur de la motion visant à destituer immédiatement le chef Shirt. Il est difficile de voir comment un vote tenu à la hâte à une réunion d’une petite partie de l’ensemble des membres de la bande tient compte de la volonté et de la direction éclairées de la majorité des membres de la bande. En effet, le fait qu’un petit groupe de membres de la bande peut simplement adopter une motion visant à destituer un chef ou un conseiller dûment élu est susceptible de saper complètement le processus électoral démocratique mis en œuvre par le code électoral et déstabiliser la gouvernance de la bande.

[71] En résumé, rien dans la preuve dont je suis saisie ne démontre qu’un chef ou un membre du conseil a été destitué ou suspendu de cette façon ou l’a été tout simplement. Par conséquent, je conclus que le conseil n’avait pas le pouvoir, en vertu du droit coutumier de la NCSL, de suspendre le chef Shirt de ses fonctions élues. Sa décision est donc invalide et déraisonnable (Vavilov, aux para 105 et 109).

[72] Enfin, je constate que l’ensemble des actions du conseil repose sur son opinion selon laquelle le chef Shirt a facilité l’audit juricomptable sans son autorisation et son consentement préalables. Pourtant, rien dans le dossier n’indique que cela équivalait à une conduite inacceptable justifiant la destitution. Dans la mesure où l’affidavit Makokis semble tenter de combler cette lacune, le raisonnement proposé après le fait par M. Makokis ne figure pas au dossier comme étant le raisonnement du conseil lorsqu’il a pris les décisions. L’absence d’un dossier de preuve concernant la conduite contestée empêche essentiellement la Cour d’évaluer la justification de la décision, ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (Okemow c Nation Crie de Lucky Man, 2017 CF 46 [Okemow] au para 58). Pour ce motif, la décision de destitution et la décision de suspension seraient également déraisonnables si l’autorisation de les prendre existait.

[73] En résumé, le code électoral établit un processus par lequel le chef ou les conseillers peuvent être destitués. Ainsi, le code [traduction] « portait sur le domaine », ne laissant aux membres de la bande de la NCSL et au conseil aucun pouvoir de provoquer autrement la destitution du chef Shirt. Je conclus également, compte tenu des faits dont je suis saisie, que la lettre de suspension du 9 novembre 2020 n’est pas, en fait ou réellement, une décision de suspension. Il s’agit d’une décision de destitution. De plus, même s’il s’agissait d’une décision de suspension, la défenderesse n’a pas prouvé qu’il existe une coutume établie de la NCSL qui permet la suspension du chef et des membres du conseil. En conséquence, le conseil n’a pas non plus le pouvoir, fondé sur la coutume, de suspendre le chef Shirt de ses fonctions élues.

[74] Pour ce seul motif, les demandes de contrôle judiciaire doivent être accueillies. Toutefois, je vais également aborder brièvement la question de l’équité procédurale.

Équité procédurale

[75] Le demandeur fait valoir que les décisions ont été rendues de manière contraire à l’équité procédurale, étant donné qu’on ne lui a pas donné un avis suffisant sur les décisions, et qu’il n’a pas non plus eu une possibilité adéquate de connaître les arguments contre lui et de présenter des observations au décideur.

[76] Dans ses observations écrites, la défenderesse a affirmé que l’obligation d’équité procédurale est plus faible pour une décision de suspension que pour une décision de destitution (citant Tourangeau). De plus, le chef Shirt a reçu un avis de la réunion d’urgence de la bande du 26 octobre 2020, mais il a refusé d’y assister; par conséquent, il n’a pas le droit d’invoquer une violation de l’équité procédurale. La défenderesse soutient qu’elle a continué de faire des [traduction] « efforts de bonne foi » pour résoudre la suspension, mais que le demandeur a [traduction] « en général » refusé d’y participer.

[77] Toutefois, lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat de la défenderesse a reconnu que le chef Shirt n’avait pas bénéficié de l’équité procédurale, comme l’a reconnu le conseil dans sa lettre non datée (reçue par le demandeur le 28 octobre 2010), laquelle indiquait que, dans un souci d’équité, le conseil estimait que le chef Shirt devait avoir la possibilité [traduction] « de parler de vos gestes devant les membres ».

[78] Compte tenu de la concession de la défenderesse sur ce point, je n’ai qu’à aborder brièvement les exigences d’équité procédurale. À cet égard, je me reporte à ma conclusion précédente dans Morin c Nation crie d’Enoch, 2020 CF 696 :

[34] Fait important, l’avis et la possibilité de présenter des observations ont été qualifiés d’exigences les plus fondamentales de l’obligation d’équité (Orr c Première Nation de Fort McKay, 2011 CF 37, au par. 12 (Orr); Gadwa, aux par. 48 à 53). De plus, la Cour d’appel fédérale a affirmé que, « [p]eu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre » (Canadien Pacifique, au par. 56).

(voir aussi Duckworth c Première Nation de Caldwell, 2021 CF 648 aux para 24, 39‑42; Parenteau c Badger, 2016 CF 535 au para 49; Okemow, au para 30.)

[79] Ces exigences les plus fondamentales en matière d’équité procédurale s’appliquent, que les décisions concernent une destitution ou une suspension.

[80] D’après le dossier dont je suis saisie, il ne fait aucun doute que le chef Shirt n’a pas bénéficié d’une équité procédurale. Il n’a pas reçu la lettre du 25 octobre 2020 indiquant que le conseil avait convoqué (sans avis à son intention) une réunion spéciale du conseil la veille et qu’il avait prévu une réunion d’urgence de la bande le 26 octobre 2020. Il n’est pas non plus expliqué pourquoi le conseil a pu lui envoyer la lettre par courriel à son compte personnel à 9 h 44 ce soir‑là – après la réunion à laquelle la motion de destitution a été adoptée – mais n’a pas réussi à le faire lorsqu’il a été déterminé qu’il n’était pas disponible pour la remise en main propre de la lettre. Quoi qu’il en soit, la lettre elle‑même ne fait aucune référence à une intention de demander la destitution du chef Shirt. Elle portait sur la réalisation de l’audit sans que les membres du conseil en aient été informés. Par conséquent, même s’il avait reçu l’avis, celui‑ci était déficient puisqu’il ne prévenait pas le chef Shirt de la preuve à réfuter (Tourangeau, au para 59).

[81] Le chef Shirt n’a pas non plus été avisé de l’intention du conseil d’envoyer la lettre du 9 novembre 2020 ayant pour but de le suspendre. Il n’a pas non plus été avisé de la réunion du conseil du 5 novembre 2020 au cours de laquelle la motion de destitution adoptée à la réunion d’urgence de la bande a été adoptée par le conseil.

[82] En résumé, le chef Shirt a été avisé de la réunion d’urgence de la bande après le fait, il n’a pas été avisé que son statut de chef devait faire l’objet de discussions à la réunion d’urgence de la bande, il n’a pas été informé des allégations ou des éléments de preuve contre lui et il n’a pas eu une possibilité significative de répondre à ces allégations. Par conséquent, il n’a pas bénéficié de l’équité procédurale.

[83] À aucun moment avant la décision de destitution ou la décision de suspension, le chef Shirt n’a eu la possibilité de répondre aux allégations formulées contre lui. Cette violation de l’équité procédurale n’est pas corrigée par des offres lui permettant par la suite de répondre aux allégations qui avaient déjà entraîné sa destitution.

[84] En ce qui a trait aux possibilités subséquentes, contrairement aux observations de la défenderesse, la correspondance subséquente entre le chef Shirt et le conseil indique clairement que le chef Shirt n’a pas refusé une rencontre. Il était disposé à rencontrer les membres de la bande pour discuter de l’audit, mais il a demandé un avis adéquat pour une réunion, un avis de moins de 24 heures étant insuffisant; il a demandé qu’un avis soit donné à tous les membres, y compris les membres hors réserve; que des mesures appropriées soient prises pour respecter les protocoles de santé publique concernant la COVID‑19; et, que le conseil avise avant la réunion proposée de l’autorisation qu’il invoquerait pour faire avancer la motion de destitution et les détails de sa [traduction] « conduite inacceptable » alléguée afin que le chef Shirt puisse préparer une réponse.

[85] Pour ces raisons également, les décisions doivent être annulées.

Conclusion

[86] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision du conseil de démettre le demandeur de son poste de chef élu de la NCSL a été prise sans autorisation, puisque le code électoral portait sur le domaine et prévoyait un processus de destitution pour le chef et les membres du conseil, processus qui n’a pas été suivi. Le code électoral ne prévoit aucune autre autorité par laquelle les membres de la bande de la NCSL ou le conseil pourraient provoquer la destitution du chef Shirt. Je conclus également que les faits de la présente affaire confirment que la décision de suspension est à juste titre qualifiée de décision de destitution. À ce titre, elle n’était pas non plus autorisée par le code électoral. Même si elle était qualifiée à juste titre de suspension, la défenderesse n’a pas prouvé l’existence du droit coutumier de la NCSL qui conférerait le pouvoir d’imposer la suspension. Les décisions sont donc invalides et déraisonnables. Les décisions sont également déraisonnables parce qu’elles ne sont pas justifiées sur le fond.

[87] Le demandeur n’a pas non plus bénéficié de l’équité procédurale puisqu’on ne lui a pas donné un préavis suffisant de l’intention de discuter de sa destitution ou de sa suspension et de connaître les arguments contre lui ni une occasion valable de répondre à ces allégations.

[88] Pour tous ces motifs, la décision de destitution et la décision de suspension seront annulées.

Réparations

Position du demandeur

[89] Le chef Shirt demande une ordonnance de la nature d’un certiorari annulant les décisions; une déclaration selon laquelle il n’a pas été légalement démis ou suspendu de son poste de chef de la NCSL; et une déclaration selon laquelle il est toujours chef.

Position de la défenderesse

[90] Dans ses observations écrites, la défenderesse affirme que, dans les deux demandes, le demandeur sollicite, entre autres, une ordonnance d’injonction. La défenderesse soutient que ce n’est pas approprié, puisque le demandeur n’a pas en fait été destitué. La défenderesse soutient que le rétablissement du demandeur équivaudrait à une injonction obligatoire en attendant la décision de la demande de contrôle judiciaire. Toutefois, lorsqu’elle a comparu devant moi, la défenderesse a reconnu que le chef Shirt ne demandait pas d’injonction et a abandonné ses arguments à cet égard.

[91] La défenderesse soutient également que si la Cour accueille la demande de contrôle judiciaire et annule la décision de renvoi, la Cour devrait ordonner que l’affaire soit renvoyée à une réunion de bande pour une révision du statut du chef Shirt. De même, si la Cour accueille la demande de contrôle judiciaire et annule la décision de suspension, elle devrait ordonner que l’affaire soit renvoyée au conseil pour une nouvelle détermination du statut du chef Shirt.

Analyse

[92] Le recours de certiorari est le recours habituel et approprié dans des circonstances telles que celle‑ci. Par conséquent, la décision de destitution et la décision de suspension seront annulées.

[93] Le code électoral prévoyait un processus par lequel les membres de la bande de la NCSL pouvaient provoquer la destitution du chef Shirt. Ce processus n’a pas été suivi. Le code électoral n’autorisait pas les membres de la bande, par la motion adoptée lors de la réunion d’urgence de la bande, ni le conseil, par l’adoption de cette motion, à prendre la décision de destitution. En outre, le conseil n’avait pas le pouvoir, en vertu du droit coutumier de la NCSL, de rendre la décision de suspension. Il s’ensuit que ces décisions ne sont pas valides. Par conséquent, le chef Shirt n’a jamais été valablement destitué et, en ce sens, il continue d’occuper ses fonctions. Sur un plan plus pratique, comme le conseil l’a empêché d’exercer ses fonctions de chef, il sera réintégré dans son poste (Lafond, au para 30; Whalen, au para 81).

[94] Il s’ensuit par conséquent que la décision de destitution et la décision de suspension ne peuvent pas être renvoyées pour réexamen. En l’absence d’autorité pour démettre le chef Shirt de ses fonctions, renvoyer les affaires pour réexamen à une réunion de la bande ou par le conseil ne sert à rien. Le manque d’autorité demeure.

[95] En ce qui concerne les dépens, dans ses observations écrites, le chef Shirt a demandé une ordonnance d’adjudication des dépens sur la base d’un montant forfaitaire élevé de 40 000 $ (faisant référence à la décision sur les dépens dans la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119 [Whalen 2019]). Il demande subsidiairement l’adjudication de dépens sur une base avocat‑client. Subsidiairement encore, il demande que des observations écrites sur les dépens soient présentées après la décision sur le fond.

[96] La défenderesse ne souscrit pas aux arguments du demandeur et soutient, comme celui‑ci n’a fourni aucune pièce justificative pour justifier les dépens réclamés, que la Cour devrait traiter les dépens séparément.

[97] À l’audience, j’ai informé les avocats que de brèves observations écrites sur les dépens devaient être déposées auprès de la Cour. J’ai maintenant reçu et examiné ces observations.

[98] Le demandeur demande les dépens entre parties conformément à la colonne V du Tarif B, tel qu’il est indiqué dans le projet de mémoire de dépens ci‑joint. Les dépens de la colonne V s’élèvent à 25 201,02 $. Les dépens de la colonne III s’élèvent à 13 501,02 $. Subsidiairement, le demandeur demande des dépens forfaitaires de 20 000 $. Le demandeur soutient qu’une adjudication de dépens élevés de cette nature est justifiée pour trois raisons :

[traduction]

i. La Cour a reconnu à plusieurs reprises qu’il existe un déséquilibre entre les pouvoirs et les ressources d’un demandeur et de sa Première Nation lorsqu’il s’agit de questions de gouvernance de cette nature. Cela justifie l’adjudication de dépens élevés.

ii. Le comportement du conseil de la NCSL était clairement illégal et il ne peut affirmer de manière crédible qu’il ne le savait pas. Il n’a pas corrigé la situation et a plutôt exigé du demandeur qu’il poursuive cette procédure devant la Cour.

iii. La présente affaire aidera à clarifier des questions importantes à la NCSL concernant la gouvernance et les pouvoirs du conseil de la NCSL.

[99] La défenderesse reconnaît qu’il existe un déséquilibre de pouvoir et de ressources entre le demandeur et elle‑même et qu’il s’agit d’un facteur qui peut être pris en considération lors de l’adjudication des dépens. Toutefois, la défenderesse affirme que c’est la conduite illégale du demandeur qui a conduit à sa suspension. De plus, la défenderesse a tenté d’organiser des réunions de bande, mais n’a pas pu le faire, soit en raison de la brièveté de l’avis, soit en raison des restrictions dues à la COVID‑19. La défenderesse soutient que les dépens appropriés seraient ceux du Tarif B, colonne III et que la conduite des parties, dans leur ensemble, ne justifie aucun écart.

[100] Comme je l’ai mentionné, cette question présente des similitudes factuelles avec la décision Whalen. Le juge Grammond a examiné séparément les dépens dans sa décision Whalen 2019, y compris les facteurs qui peuvent être pris en compte dans l’évaluation des dépens dans les affaires concernant les Premières Nations. Il a conclu que l’adjudication d’une somme globale selon un barème supérieur était justifiée et a attribué des dépens de 40 000 $.

[101] Je suis du même avis que le demandeur, comme il a été conclu dans la décision Whalen 2019, que le déséquilibre entre ses ressources financières et celles de la NCSL est un facteur pertinent en l’espèce. Je suis également d’accord avec le demandeur pour dire que le conseil sait depuis le lendemain de sa destitution que la position du chef Shirt était qu’il n’y avait pas d’autorité pour permettre sa destitution hors de l’article 3f) du code électoral. Le conseil a également reconnu, dans les deux jours suivant la destitution, que le processus de destitution avait été contraire à l’équité procédurale, mais il a ensuite répété son erreur en reprogrammant une réunion de la bande avec un préavis de 24 heures et en ne donnant pas au demandeur l’avis de la réunion du conseil au cours de laquelle le conseil souhaitait suspendre le demandeur.

[102] À cet égard, il est à noter que le chef Shirt a été élu le 12 juin 2019 pour un mandat de trois ans. Il a été destitué le 26 octobre 2020 et, depuis, il n’a pas été en mesure d’exercer son rôle et ses fonctions de chef. Son mandat prendra fin dans moins de quatre mois, soit le 12 juin 2022. Contrairement à ce que prétend la défenderesse, il n’y a guère de preuve que le conseil ait fait des efforts réels depuis le 29 octobre 2020, date à laquelle il a annulé la réunion du 18 novembre 2020, pour traiter de la destitution du chef Shirt, ou qu’il y ait eu une volonté de le faire avant l’expiration de son mandat. De plus, rien dans la preuve n’indique qu’au cours de la dernière année et demie, le conseil a effectivement examiné la question de savoir s’il y avait eu une conduite inacceptable de la part du demandeur lorsqu’il a permis que l’audit soit effectué sans avis préalable au conseil.

[103] Par conséquent, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le traitement que la défenderesse lui a réservé était « un exercice de pouvoir désinvolte » qui doit être découragé par la Cour (Garner c Première Nation Union Bar, 2021 CF 657 au para 57 [Garner]).

[104] De plus, et malgré l’apparente fragilité de la position de la défenderesse, le demandeur a dû demander une réparation à la Cour.

[105] Enfin, dans la décision Whalen 2019, le juge Grammond a déclaré ce qui suit : « Même si la présente affaire ne concernait pas des questions ayant “une incidence importante et généralisée sur la société” et même si la conseillère Whalen cherchait certainement à faire valoir ses intérêts personnels, mon jugement pourrait servir à clarifier certaines questions juridiques d’intérêt général concernant l’interprétation du règlement électoral de la PNFM ou de codes électoraux rédigés de façon semblable. (Voir également, par analogie, Papequash c Brass, 2018 CF 977, au paragraphe 10.) ». À mon avis, en l’espèce, ma décision sert également à clarifier la gouvernance de la bande dans le contexte de la destitution du chef et des conseillers de la NCSL.

[106] En conclusion, l’article 400 des Règles des Cours fédérales confère à la Cour un pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens et de les répartir et énonce les facteurs que la Cour peut prendre en considération dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. En l’espèce, je suis convaincue que les facteurs susmentionnés justifient l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’adjuger les dépens sur la base d’un montant forfaitaire élevé.

[107] La Cour a aussi conclu que l’ordre de grandeur approprié de dépens adjugés sous forme de somme globale correspond généralement à un pourcentage allant de 25 à 50 % des frais d’avocat réels de la partie qui obtient gain de cause (Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 17 [Nova Chemicals]; Whalen 2019, au para 33; Garner, au para 54). En l’espèce, le demandeur n’indique pas quels étaient ses frais d’avocats réels. Au lieu de cela, il propose des dépens élevés basés sur la colonne V du Tarif B ou une somme forfaitaire de 20 000 $. Je suis convaincue qu’une somme forfaitaire globale de 20 000 $ est justifiée – et non pas établie « de façon arbitraire » (Whalen 2019, au para 33, faisant référence à Nova Chemicals, au para 15) – selon les calculs du mémoire de dépens des colonnes III et V fournis par le demandeur.


JUGEMENT dans le dossier T‑1382‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La motion du 26 octobre 2020 visant à démettre le demandeur de son poste de chef de la NCSL, adoptée et approuvée par la résolution du conseil du 5 novembre 2020, est par les présentes annulée et le demandeur est réintégré en tant que chef conformément à son élection à ce poste le 12 juin 2019.

  3. Le demandeur se verra verser des dépens sous forme d’une somme forfaitaire globale de 20 000 $. Ce montant englobe les dépens des deux demandes.

  4. Une copie des présents motifs sera versée dans le dossier T‑1384‑20 de la Cour.

JUGEMENT dans le dossier T‑1384‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 9 novembre 2020 suspendant le demandeur de son poste de chef de la NCSL est par les présentes annulée et le demandeur est réintégré en tant que chef conformément à son élection à ce poste le 12 juin 2019.

  3. Le demandeur se verra verser des dépens sous forme d’une somme forfaitaire globale de 20 000 $. Ce montant englobe les dépens des deux demandes.

  4. Une copie des présents motifs sera versée dans le dossier T‑1382‑20 de la Cour.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T‑1382‑20 (T‑1384‑20)

 

INTITULÉ :

ERIC SHIRT c PREMIÈRE NATION DE SADDLE LAKE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence au moyen de Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 février 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Evan C. Duffy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

ROBERT F. RODDICK, c.r.

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bailey Wadden & Duffy LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Robert F. Roddick Professional Corporation

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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