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Date : 20220314

Dossier : T‑284‑20

Référence : 2022 CF 333

Ottawa (Ontario), le 14 mars 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

LIETTE SAVOIE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 20 octobre 2007, deux véhicules automobiles sont entrés en collision à Bas‑Caraquet, au Nouveau‑Brunswick. Au total, cinq personnes ont été transportées à l’hôpital en ambulance. Le 21 octobre 2007, une jeune femme de 17 ans a succombé aux blessures qu’elle a subies dans la collision. Le même jour, un individu a été accusé, entre autres choses, de conduite avec capacités affaiblies causant la mort, de conduite dangereuse causant la mort et de délit de fuite après un accident. L’individu a été condamné par la suite. Selon la demanderesse, il est maintenant décédé.

[2] La demanderesse, Mme Liette Savoie, est la mère de la jeune fille de 17 ans qui a tragiquement perdu la vie. Elle se représente elle‑même et cherche depuis environ 13 ans à obtenir plus de renseignements sur les événements qui ont mené au décès de sa fille. Elle s’est rendue à plusieurs reprises au détachement de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) à Caraquet pour obtenir de plus amples renseignements, et elle a écrit à la GRC, au Commissaire à la protection de la vie privée et à l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels, entre autres.

[3] Dans la présente affaire, Mme Savoie sollicite la révision judiciaire d’une décision rendue par la GRC le 31 janvier 2013 en vertu de l’article 41 de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A‑1 [la LAI]. L’article 44.1 prévoit que les recours prévus à l’article 41 doivent être entendus et jugés comme une nouvelle affaire.

[4] Mme Savoie avait présenté une demande d’accès à l’information [la demande d’AI] par laquelle elle cherchait à obtenir tous les renseignements que possédait la GRC sur l’accident. La GRC a divulgué huit pages des documents correspondants. Les autres documents demandés n’ont pas été divulgués parce qu’ils étaient visés par certaines exceptions prévues dans la LAI.

[5] Mme Savoie veut que les documents de la GRC lui soient communiqués. Dans ses observations écrites et au cours de l’audience, Mme Savoie a décrit les démarches qu’elle a entreprises pour obtenir des renseignements supplémentaires sur les événements entourant le décès de sa fille. Elle estime que la GRC lui a constamment mis des bâtons dans les roues plutôt que de l’aider. Au cours de l’audience, Mme Savoie a affirmé qu’il est nécessaire pour son processus de deuil qu’elle obtienne les documents de la GRC qu’elle a demandés.

[6] Bien que j’éprouve beaucoup de compassion pour Mme Savoie ainsi que pour la perte qu’elle a subie, le deuil qu’elle vit et la frustration qu’elle éprouve de ne pas avoir accès aux renseignements qu’elle demande, le présent recours en révision est rejeté pour les motifs qui suivent. Bien que l’on puisse certainement comprendre pourquoi Mme Savoie demande la divulgation de ces documents, la LAI prévoit un certain nombre d’exceptions à la divulgation, entre autres, dans les cas où les documents contiennent des renseignements obtenus au cours d’une enquête licite et créés moins de vingt ans avant la demande. Après avoir examiné attentivement les documents de la GRC en cause, je conclus que les dispositions de la LAI ont été correctement appliquées. En d’autres termes, comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, les dossiers de la GRC relèvent d’une exception à la divulgation prévue par la LAI.

II. Le contexte

[7] Dans les jours qui ont suivi l’accident du 20 octobre 2007, Mme Savoie s’est rendue au détachement de la GRC à Caraquet [le détachement] pour récupérer les effets personnels de sa fille. Au cours de l’année qui a suivi l’accident, elle s’est rendue au détachement en personne à deux autres reprises pour demander qu’on lui communique le rapport de la GRC sur l’accident. Selon ce qu’a compris Mme Savoie de la réponse de l’officier de service, l’enquête était en cours et le dossier ne pouvait donc pas être communiqué.

[8] Dans une lettre écrite à la main datée du 27 septembre 2012 et adressée au directeur de l’accès à l’information de la GRC, Mme Savoie a demandé que la GRC lui transmette tous les renseignements dont elle disposait sur l’accident dans lequel sa fille avait été impliquée. Elle voulait les rapports d’accident, les documents et tous les enregistrements. Le 1er octobre, Mme Savoie a également envoyé la même demande à Yvon Martineau, coordonnateur de l’accès à l’information de la GRC.

[9] En octobre et en novembre 2012, Mme Savoie a envoyé des copies de la demande ainsi que de nouvelles demandes à l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels, au Commissaire à la protection de la vie privée et au ministre de la Sécurité publique. Ces demandes supplémentaires ne font pas l’objet du présent recours.

[10] Le 19 novembre 2012, Mme Savoie a déposé une plainte auprès du Commissaire à l’information du Canada [le Commissaire à l’information] concernant le temps qu’il fallait à la GRC pour répondre à sa demande d’AI.

[11] Dans une lettre datée du 31 janvier 2013 et accompagnée de pièces jointes, un coordonnateur ministériel de la GRC a informé Mme Savoie qu’une petite partie seulement du dossier de la GRC serait communiquée [la décision] en réponse à la demande d’AI.

[12] La décision était constituée de la lettre et de 16 pages. La lettre informait Mme Savoie qu’une recherche avait été effectuée dans le dossier de la GRC à Caraquet (Nouveau‑Brunswick), mais que tous les renseignements demandés étaient visés par une exception prévue au sous‑alinéa 16(1)a)(i) de la LAI. La lettre précisait également qu’après avoir examiné les documents, la GRC avait exercé son pouvoir discrétionnaire et décidé d’en communiquer certaines parties. Des copies de trois communiqués de presse de la GRC et de trois pages partiellement caviardées ont été jointes à la lettre. Le reste des pièces jointes était constitué de pages indiquant le nombre de pages dont la communication était refusée et les dispositions qui justifiaient ce refus : i) les pages 377 à 381 en vertu du sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI; ii) les pages 383 à 562 en vertu du sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI; iii) les pages 1 à 109 en vertu du sous‑alinéa 16(1)a)(ii) et du paragraphe 19(1) de la LAI; iv) les pages 110 à 143 en vertu du sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI; v) les pages 144 à 196 en vertu du sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI; vi) les pages 199 à 375 en vertu du sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI.

[13] En résumé, la lettre d’accompagnement de la GRC renvoyait au sous‑alinéa 16(1)a)(i) de la LAI, et les pages annexées renvoyaient au sous‑alinéa 16(1)a)(ii) et au paragraphe 19(1) de la LAI. Les documents étaient aussi accompagnés d’une copie des paragraphes 16(1) et 16(2) de la LAI. Les sous‑alinéas 16(1)a)(i) et 16(1)a)(ii) portent sur des documents datés de moins de 20 ans obtenus ou préparés au cours d’enquêtes licites. Le paragraphe 19(1) de la LAI porte quant à lui sur la communication de documents contenant des renseignements personnels.

[14] Le 7 février 2013, le Commissaire à l’information a répondu à la plainte de Mme Savoie. Il a conclu que la plainte était bel et bien fondée et que la GRC n’avait pas raisonnablement aidé Mme Savoie dans le cadre des mesures prises pour déposer une demande officielle d’AI et qu’elle n’avait pas répondu dans les 30 jours prévus.

[15] Le 8 février 2013, Mme Savoie a déposé une plainte auprès du Commissaire à l’information concernant le fait que la GRC ne lui avait pas accordé l’accès au dossier complet.

[16] Le Commissaire à l’information a terminé son enquête en 2019 et a informé Mme Savoie du résultat dans une lettre datée du 31 décembre 2019. La première page de la lettre du Commissaire à l’information indiquait que la GRC avait rejeté la demande en partie le 31 janvier 2013 et qu’elle avait remercié Mme Savoie de sa patience compte tenu du temps qu’il lui avait fallu pour mener l’enquête. La lettre du Commissaire à l’information précisait que le Commissariat avait entrepris une analyse exhaustive des renseignements dont la communication avait été refusée et que les raisons de ce refus avaient été prises en compte et avaient fait l’objet de discussions. La lettre indiquait également que le Commissaire avait demandé à la GRC d’examiner de nouveau la demande.

[17] Le Commissaire à l’information a communiqué avec la GRC afin de connaître les raisons pour lesquelles la communication des renseignements avait été refusée. La GRC a confirmé au Commissaire à l’information qu’elle était toujours d’avis que le sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI s’appliquait.

[18] Le Commissaire à l’information a mené une enquête et a conclu que les renseignements dont la communication avait été refusée étaient visés par l’exception à la communication prévue au sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI au moment où la demande a été faite; il s’agissait en effet de renseignements obtenus ou préparés par la GRC, une institution fédérale, au cours d’une enquête licite ayant trait aux activités destinées à faire respecter les lois fédérales et provinciales. Au moment où la demande d’AI a été présentée, les documents demandés étaient datés de moins de 20 ans et étaient donc visés par le sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI.

[19] Le Commissaire à l’information a demandé à la GRC de fournir des détails supplémentaires sur sa décision d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas communiquer les documents. En fait, le Commissaire à l’information cherchait à déterminer si la GRC avait raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire. Dans sa réponse, la GRC a expliqué qu’elle avait fondé sa décision d’exercer son pouvoir discrétionnaire sur le fait que i) les renseignements personnels de la personne décédée sont protégés pendant 20 ans suivant son décès, et que ii) des raisons d’intérêt public ne justifiaient pas la violation de la vie privée (Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21 [la LPRP]).

[20] Le Commissaire a néanmoins demandé que la GRC réexamine le dossier afin d’établir si l’intérêt supérieur ne justifiait pas plutôt que les renseignements soient communiqués afin de permettre à un parent de comprendre les circonstances entourant le décès de son enfant. En d’autres termes, les membres du public qui se retrouveraient dans des situations similaires souhaiteraient naturellement obtenir ces renseignements afin de pouvoir tourner la page. Comme le lui a demandé le Commissaire, la GRC a accepté de réexaminer le dossier en tenant compte des circonstances particulières de Mme Savoie et de l’intérêt public à l’égard de telles communications pour des motifs de compassion.

[21] À la suite de cet examen, la GRC a conclu, sur le fondement de la LAI et de la LPRP, que les documents restants ne devraient pas être communiqués.

[22] Le Commissaire à l’information a conclu que la décision de la GRC de refuser de communiquer le reste des documents en vertu du sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI était justifiée. Il a également établi qu’il était « impossible » de conclure que la GRC avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable. Par conséquent, le Commissaire à l’information a conclu que la plainte de Mme Savoie n’était pas fondée et a fermé le dossier.

[23] Toutefois, le Commissaire a informé Mme Savoie que des situations comme celle dans laquelle elle se trouvait avaient mis en lumière des lacunes dans l’interaction entre la LAI et la LPRP et que, par conséquent, il avait récemment recommandé que le responsable d’une institution dispose du pouvoir discrétionnaire de communiquer les renseignements personnels d’une personne décédée à son conjoint ou à un parent pour des motifs de compassion. Le Commissaire à l’information a souligné que les modifications qu’il recommandait s’appliquaient à l’article 19 de la LAI et à l’article 26 de la LPRP. À la date du présent jugement, les modifications recommandées par le Commissaire à l’information n’ont toujours pas été apportées.

III. Les questions préliminaires

[24] Dans sa lettre du 31 décembre 2019, le Commissaire à l’information a informé Mme Savoie de son droit d’exercer un recours en révision devant la Cour fédérale au titre de l’article 41 de la LAI si elle n’était pas satisfaite du résultat de l’enquête. La lettre du Commissaire à l’information précisait également que Mme Savoie devait exercer son recours dans les 45 jours suivant la réception du compte rendu du Commissaire à l’information. Un extrait de la LAI figurait également dans la lettre.

[25] Le délai de 45 jours que le Commissaire à l’information a indiqué à Mme Savoie était, à l’époque, incorrect. Les dispositions de la LAI figurant dans l’extrait n’étaient plus en vigueur et avaient depuis été modifiées. Auparavant, la LAI prévoyait bien un délai de 45 jours, mais le paragraphe 41(1) de la LAI prévoit depuis le 21 juin 2019 un délai de 30 jours ouvrables suivant la réception du compte rendu par le responsable de l’institution. Selon le paragraphe 41(6), le responsable de l’institution est réputé avoir reçu le compte rendu le cinquième jour ouvrable suivant la date que porte le compte rendu. En fait, la date limite est de 35 jours ouvrables suivant la date du rapport.

[26] À l’audience du 17 décembre 2021, la question de savoir si Mme Savoie avait respecté le délai prévu par la LAI a été soulevée. Par conséquent, le 17 décembre 2021, la Cour a énoncé une directive donnant aux parties la possibilité de présenter des arguments écrits au plus tard le 14 janvier 2022 sur les questions suivantes : (1) Le recours a‑t‑il été exercé dans le délai prévu par la loi applicable? (2) Si ce n’est pas le cas, la Cour a‑t‑elle le pouvoir de proroger le délai? (3) Dans l’affirmative, la Cour devrait‑elle proroger le délai?

[27] Les parties ont déposé des observations écrites sur ces questions. Mme Savoie soutient, en se fondant sur les renseignements qui lui ont été fournis par le Commissaire à l’information, qu’elle a reçu le compte rendu de ce dernier le 14 janvier 2020 et qu’elle a exercé son recours le 25 février 2020, soit à l’intérieur du délai de 45 jours. Elle fait également valoir que, si le délai de 30 jours ouvrables est celui qui s’applique, elle l’a respecté puisque le 17 février 2020 était un jour férié provincial (la Journée Louis Riel). Mme Savoie calcule 30 jours ouvrables à compter de la date à laquelle elle a reçu le compte rendu. Je souligne que ce calcul est erroné par rapport au paragraphe 41(1) de la LAI.

[28] Le défendeur soutient que le Commissaire à l’information a induit Mme Savoie en erreur par inadvertance, ce qui a conduit cette dernière à exercer son recours en révision après l’expiration du délai. Compte tenu de ce qui précède, le défendeur n’a pas pris position sur les questions deux et trois des directives de la Cour.

[29] Pour les motifs qui suivent, je conclus que Mme Savoie a exercé son recours en révision dans le délai prévu au paragraphe 41(1) de la LAI. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la question de savoir si la Cour a le pouvoir d’accorder une prorogation du délai en fonction du libellé récemment modifié de l’article 41 de la LAI.

[30] Au titre du paragraphe 41(1), un recours peut être exercé devant la Cour dans les 30 jours ouvrables suivant la réception par le responsable de l’institution fédérale du compte rendu du Commissaire à l’information. Selon le paragraphe 41(6), la date réputée de réception est le cinquième jour ouvrable suivant la date que porte le compte rendu. Au sens de l’article 3 de la LAI, un « jour ouvrable » est un jour autre que le samedi, le dimanche ou un autre jour férié, ou un jour compris dans les vacances judiciaires de Noël au sens de l’article 2 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Le compte rendu du Commissaire à l’information est daté du 31 décembre 2019. Les vacances judiciaires de Noël ont pris fin le 7 janvier 2020. Compte tenu des vacances judiciaires de Noël, la date réputée de réception du compte rendu du Commissaire à l’information est le 14 janvier 2020. En raison de la Journée Louis Riel, le délai de 30 jours ouvrables suivant la date réputée de réception prend fin le 26 février 2020. Comme Mme Savoie a exercé son recours en révision le 25 février 2020, celui-ci a bel et bien été exercé à l’intérieur du délai prévu par la LAI.

[31] Je conclus que Mme Savoie s’est appuyée sur les renseignements erronés fournis par le Commissaire à l’information lorsqu’elle a exercé le présent recours, et qu’elle n’a commis aucune faute. Heureusement, le fait que le Commissaire à l’information ait publié son compte rendu pendant les vacances judiciaires de Noël a permis à Mme Savoie d’exercer son recours en révision dans le délai prévu.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[32] Les questions à trancher dans le cadre du présent recours sont les suivantes :

A. Les dossiers dont la communication a été refusée par la GRC sont‑ils visés par l’exception prévue au sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI?

B. Si les dossiers sont visés par l’exception prévue au sous‑alinéa 16(1)a)(ii), la GRC a‑t‑elle raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de les communiquer à Mme Savoie?

[33] La révision prévue à l’article 41 de la LAI n’est pas une révision du compte rendu du Commissaire à l’information, et ce, même si sa publication déclenche le droit d’un demandeur d’exercer un recours en révision devant la Cour (Lukács c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 1142 au para 44). Il s’agit plutôt d’une révision de la décision de la GRC de refuser de communiquer les documents.

[34] Selon l’article 44.1 de la LAI, intitulé « Révision de novo », un recours prévu à l’article 41 est entendu et jugé par la Cour comme une nouvelle affaire. Dans le cadre d’une révision de novo, la Cour doit établir par elle‑même si les dossiers sont visés par les exceptions prévues dans la LAI (Suncor Énergie Inc c Office Canada‑Terre‑Neuve‑et‑Labrador des hydrocarbures extracôtiers, 2021 CF 138 aux para 62‑68). Lors d’une révision de novo, la Cour n’est pas tenue de faire preuve de déférence à l’égard de la GRC.

[35] Au cours de l’audience, j’ai confirmé aux parties que les dossiers complets et non caviardés avaient été fournis à la Cour par la GRC sous pli scellé. Ainsi, la Cour a pu examiner les dossiers et établir s’ils étaient ou non visés par les exceptions. En outre, j’ai informé les parties pendant l’audience que j’avais examiné les dossiers en vue de l’audience. Je confirme que je les ai réexaminés lorsque je me suis penchée sur le fond du présent recours.

[36] Une fois que la GRC a établi que le sous‑alinéa 16(1)a)(ii) s’appliquait, elle a exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer les documents complets à Mme Savoie. La décision de la GRC de refuser de communiquer les documents est une décision de nature discrétionnaire à laquelle s’applique la norme de la décision raisonnable (Canada (Commissariat à l’information) c Canada (Premier ministre), 2019 CAF 95 au para 31; Schoendorfer c Canada (Procureur général), 2021 CF 896 au para 46 [Schoendorfer]). Contrairement à une révision de novo, un contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de retenue envers la décision rendue par un décideur administratif, pourvu que cette décision soit « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85; Schoendorfer, au para 47).

V. Analyse

[37] Les observations de Mme Savoie portent sur les efforts qu’elle a déployés et les moyens qu’elle a pris pendant 13 ans pour obtenir — en vain — plus de renseignements sur l’accident. Elle a exprimé une grande frustration à l’égard de la façon dont la GRC l’a traité et du processus de communication en général. Mme Savoie soutient que la GRC ne l’a pas aidée, mais lui a plutôt mis des bâtons dans les roues et l’a fait tourner en rond. Je souligne que le Commissaire à l’information a reproché à la GRC en 2013 de ne pas aider raisonnablement Mme Savoie dans le cadre de sa demande d’AI. De plus, le fait que l’enquête du Commissaire à l’information ait pris près de sept ans est très malheureux et n’a certainement pas aidé les choses.

[38] Mme Savoie dit craindre que la GRC n’ait pas fait preuve de bonne foi dans la façon dont elle l’a traitée. Son inquiétude repose, entre autres, sur le fait que certains résidents de Caraquet ont mentionné que l’accident avait peut‑être eu lieu lors d’une poursuite à grande vitesse et que, par conséquent, la GRC pourrait en être en partie responsable. Elle a également été informée qu’un autre conducteur était peut‑être impliqué dans l’accident. Elle considère donc que la GRC dissimule la vérité sur ce qui s’est passé ce soir‑là. Mme Savoie demande à la Cour de l’aider dans son processus de deuil et de lui permettre de mieux comprendre les événements entourant l’accident en ordonnant que les documents demandés lui soient communiqués.

[39] Le défendeur fait valoir que la GRC a raisonnablement conclu que les documents étaient visés par le sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI et qu’elle a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer les documents en question en vertu de ce sous‑alinéa. Le défendeur a également soulevé certaines lacunes de forme dans le dossier de Mme Savoie, mais j’estime qu’elles ne sont pas déterminantes.

A. Les documents dont la communication a été refusée par la GRC sont‑ils visés par l’exception prévue au sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI?

[40] L’objet de la LAI est, entre autres, de donner un droit d’accès aux documents de l’administration fédérale et de veiller à ce que les exceptions indispensables à ce droit soient précises et limitées (LAI, art 2(2)). Dans la décision, plus précisément dans les pièces jointes à la lettre, la GRC s’est fondée sur l’exemption prévue au sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI pour chaque groupe de documents qu’elle a refusé de communiquer. Le Commissaire à l’information a enquêté sur l’affaire en s’appuyant sur le sous‑alinéa 16(1)a)(ii), et les observations du défendeur portent également sur le sous‑alinéa 16(1)a)(ii). Ce sous‑alinéa de la LAI est ainsi libellé :

Enquêtes

Law enforcement and investigations

16 (1) Le responsable d’une institution fédérale peut refuser la communication de documents :

16 (1) The head of a government institution may refuse to disclose any record requested under this Part that contains

a) datés de moins de vingt ans lors de la demande et contenant des renseignements obtenus ou préparés par une institution fédérale, ou par une subdivision d’une institution, qui constitue un organisme d’enquête déterminé par règlement, au cours d’enquêtes licites ayant trait :

(A) information obtained or prepared by any government institution, or part of any government institution, that is an investigative body specified in the regulations in the course of lawful investigations pertaining to

(i) à la détection, la prévention et la répression du crime,

(i) the detection, prevention or suppression of crime,

[…]

[…]

[41] La GRC est une « institution gouvernementale » comme l’exige l’exception ci‑dessus (Schoendorfer, aux para 59‑61; art 9 et annexe I du Règlement sur l’accès à l’information, DORS/83‑507).

[42] Le sous‑alinéa 16(1)a)(ii) s’applique aux renseignements obtenus ou préparés par la GRC au cours d’une enquête licite ayant trait aux activités destinées à faire respecter les lois fédérales ou provinciales. Les documents que la GRC a refusé de communiquer concernent tous l’enquête sur l’accident et les accusations qui ont été portées contre le conducteur en état d’ébriété, en application de nombreuses dispositions du Code criminel, LRC 1985, c C‑46. Un examen attentif des documents me convainc que les renseignements qu’ils contiennent ont bel et bien été obtenus et préparés par la GRC dans le cadre de son enquête sur l’accident et les accusations criminelles qui en ont résulté.

[43] Les documents de la GRC en question concernent l’accident survenu le soir du 20 octobre 2007 et l’enquête qui en a découlé. Le dossier a été ouvert le 20 octobre 2007, et des documents y ont été ajoutés à mesure de l’avancement de l’enquête. Selon l’alinéa 16(1)a) de la LAI, le moratoire de 20 ans est calculé à compter de la date à laquelle la demande d’AI est faite (voir aussi Fontaine c Canada (Gendarmerie royale), 2009 CAF 150 [Fontaine] au para 13). En l’espèce, le dossier et les documents en question ont été obtenus ou préparés moins de 20 ans avant la date à laquelle la demande d’AI de Mme Savoie a été reçue, soit le 2 octobre 2012.

[44] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que les documents que la GRC a refusé de communiquer sont tous visés par l’exception prévue au sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI, ce qui les soustrait à la communication.

[45] Comme il a été mentionné ci‑dessus, Mme Savoie dit craindre que la GRC n’ait pas fait preuve de bonne foi dans la façon dont elle l’a traitée et, plus particulièrement, qu’elle puisse refuser de communiquer le dossier pour dissimuler une poursuite policière à grande vitesse qui aurait causé l’accident ou qui y aurait contribué et, donc, pour échapper à toute responsabilité.

[46] J’ai examiné l’allégation de Mme Savoie selon laquelle la GRC pourrait indûment refuser de communiquer le dossier afin de se protéger. Après avoir examiné le dossier, y compris les enregistrements qu’il contient, je ne puis conclure que la GRC a indûment refusé de le communiquer.

B. La GRC a‑t‑elle raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer les documents à Mme Savoie?

[47] La GRC a communiqué une petite partie des documents pertinents, mais le coordonnateur ministériel a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI pour refuser de communiquer le reste des documents.

[48] Lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire, la GRC a établi que les renseignements personnels de la personne décédée étaient protégés pendant 20 ans suivant son décès et que des raisons d’intérêt public ne justifiaient pas la violation de sa vie privée. La GRC s’est conformée à la demande du Commissaire à l’information et a réexaminé le dossier afin d’établir si l’intérêt supérieur ne justifiait pas plutôt que les renseignements soient communiqués afin de permettre à un parent de comprendre les circonstances entourant le décès de son enfant. La GRC a finalement conclu que les documents restants ne devraient pas être communiqués. Le Commissaire à l’information a quant à lui conclu que la GRC avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable.

[49] Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale, « la Cour ne devait pas faire abstraction de l’avis mûrement réfléchi du Commissaire à l’information […] et [celui‑ci] jouit d’une compétence que n’a pas la Cour en matière d’accès à l’information » (Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2005 CAF 405 au para 12, renvois omis). En effet, la Cour d’appel fédérale a statué qu’un compte rendu d’enquête du Commissariat à l’information « mérite qu’on lui accorde un poids considérable » (Blank c Canada (Justice), 2010 CAF 183 au para 35).

[50] Compte tenu du compte rendu du Commissaire à l’information et de mon examen des documents non caviardés, je conclus qu’il n’était pas déraisonnable que la GRC exerce son pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer certaines parties de ces documents en fonction de leur contenu et de l’absence de raison d’intérêt public en justifiant la communication. En d’autres termes, j’estime que l’exercice du pouvoir discrétionnaire en l’espèce est raisonnable compte tenu du contenu non caviardé des documents, du compte rendu du Commissaire à l’information et des dispositions législatives qui imposent des contraintes à la GRC, à savoir le sous‑alinéa 16(1)a)(ii) de la LAI, ainsi que le paragraphe 8(1) et l’alinéa 8(2)m) de la LPRP.

VI. Conclusion

[51] Pour les motifs qui précèdent, le présent recours est rejeté. Je ne doute pas que Mme Savoie sera extrêmement déçue par cette issue. Comme l’a souligné ma collègue, la juge Elliot, dans la décision Schoendorfer ainsi que le Commissaire à l’information dans son compte rendu, il y a peut‑être une lumière au bout du tunnel pour des parents comme Mme Savoie qui cherchent à obtenir des renseignements pour des motifs de compassion. Si les modifications à la LAI et à la LPRP qui ont été recommandées par le Commissaire à l’information ne se concrétisent pas, l’échéance éventuelle du moratoire de 20 ans offre un peu d’espoir à Mme Savoie.

[52] Compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis que Mme Savoie a demandé à la GRC une copie des documents relatifs à l’accident, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de décider qu’aucuns dépens ne seront adjugés.

JUGEMENT dans le dossier T‑284‑20

LA COUR STATUE :

  1. Le recours en révision judiciaire de Mme Savoie est rejeté.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑284‑20

INTITULÉ :

LIETTE SAVOIE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO) (PAR VIDÉOCONFÉRENCE)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 décembre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

Le 14 mars 2022

COMPARUTIONS :

Liette Savoie

Pour son propre compte

Me Ami Assignon

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Liette Savoie

Allardville (Nouveau‑Brunswick)

Pour son propre compte

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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