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Date : 20220314


Dossier : T‑356‑18

Référence : 2022 CF 342

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 mars 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

JAMIE J. GREGORY

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I. Nature de la demande

[1] Le demandeur, monsieur Jamie J. Gregory, a été détenu dans plusieurs pénitenciers fédéraux. Il n’est pas représenté dans la présente instance. Pendant qu’il purgeait sa peine à l’Établissement de Donnacona [Donnacona], un pénitencier fédéral à sécurité maximale située juste à l’ouest de Québec, M. Gregory s’est blessé au genou, le 24 décembre 2012. Il demande maintenant, entre autres, 700 000 $ en dommages‑intérêts à Sa Majesté la Reine [l’État]. En effet, il avance que des employés ou des administrateurs du Service correctionnel du Canada [SCC] ne lui ont pas offert des soins médicaux essentiels, car ils ne l’ont pas aiguillé vers un orthopédiste au moment de sa blessure, ce qui lui a causé, d’après ce qu’il affirme, des douleurs et de la souffrance inutiles et a aggravé le problème avec son genou.

[2] Par ordonnance du 2 décembre 2020, et à la demande des parties faite au titre de la Directive sur la procédure et ordonnance (COVID‑19) : Mise à jour no 5 (25 juin 2020), monsieur le juge Martineau a ordonné la tenue d’un procès pour trancher la présente affaire par écrit. De plus, il a préparé un calendrier pour l’achèvement de la préparation du procès, qui porte notamment sur le dépôt de témoignages par affidavit et de dispositions pour traiter des objections aux questions au cours du témoignage et du contre‑interrogatoire, ainsi que sur le dépôt des actes de procédure définitifs et d’un registre des pièces. J’ai désormais terminé mon examen des documents déposés par les parties et je rends ma décision.

II. Contexte et procédures

[3] Au réveillon de Noël 2012, M. Gregory jouait au hockey‑balle dans la cour extérieure de Donnacona pendant l’une des périodes de loisirs. Il avait le contrôle de la balle et cherchait à la passer quand il s’est retrouvé soudainement au sol. Au début, il n’a ressenti aucune douleur, mais dès qu’il a essayé de bouger, il a ressenti de la douleur à la jambe et au genou gauche [traduction] « comme il n’en avait jamais eu dans toute sa vie ». À l’aide de son bâton de hockey, M. Gregory s’est traîné jusqu’au centre de soins de santé du pénitencier (la clinique) — l’unité de soins primaires pour les détenus dans les établissements du SCC — pour obtenir de l’aide médicale. Le médecin engagé par le SCC pour être de service à Donnacona, le Dr Jean Morin, à ce moment‑là, était sur appel, et ne se trouvait pas à la clinique. L’infirmière traitante — le premier répondant pour les urgences et l’évaluation des problèmes de santé courants conformément à la politique du SCC — a examiné le genou de M. Gregory, et conclu qu’il fallait qu’un médecin mène un examen plus approfondi. Elle s’est coordonnée avec les services de sécurité du pénitencier pour que M. Gregory soit escorté à l’Hôpital de l’Enfant‑Jésus de Québec pour un examen plus approfondi. M. Gregory se souvenait très peu de sa conversation avec l’infirmière et n’a pas pu dire s’il avait reçu des médicaments avant d’être transféré à l’hôpital.

[4] À l’Hôpital de l’Enfant‑Jésus, M. Gregory a été examiné et traité par le Dr Yves Tardif. Son rapport contenait une ordonnance pour un médicament anti‑inflammatoire et des instructions pour l’utilisation de béquilles à l’intention de M. Gregory. M. Gregory a déclaré qu’il se souvient que le Dr Tardif a dit : [traduction] « Vous avez des dommages à votre genou [selon M. Gregory, le médecin a peut‑être parlé de dommages aux ligaments], mais je ne peux rien faire pour vous. Alors, vous allez retourner à l’établissement avec une ordonnance et des instructions pour le médecin. » Le rapport du Dr Tardif au Dr Morin fait état d’une probable blessure de deuxième degré. Il ajoute que si un suivi est nécessaire, il faut communiquer avec l’orthopédiste sur appel pour fixer un rendez‑vous (soulignements ajoutés étant donné qu’il s’agit de la question qui est au cœur de la demande de M. Gregory). De retour à Donnacona, M. Gregory a reçu des béquilles et une provision d’une semaine de médicaments anti‑inflammatoires à prendre deux fois par jour. D’après ce qu’il affirme dans son témoignage, M. Gregory a ensuite reçu les médicaments nécessaires pour 28 jours par mois, mais a dû en acheter auprès d’autres détenus pour couvrir les jours manquants mensuellement.

[5] À la demande de M. Gregory, l’infirmière de la clinique l’a rencontré le 2 janvier 2013 et a fixé un rendez‑vous pour lui avec le médecin sous contrat du SCC. Mme Nancy Massicotte, directrice régionale des Services de santé au SCC, a déclaré que les infirmiers de la clinique de l’établissement, qui font partie du personnel des services de santé du SCC, consultent un médecin sous contrat. À l’époque, l’infirmière a noté que M. Gregory n’utilisait pas ses béquilles, contrairement aux instructions du Dr Morin. Elle lui a rappelé l’importance d’utiliser ses béquilles pour sa réadaptation. Dans son témoignage, M. Gregory a dit que l’infirmière n’avait pas précisé dans ses notes qu’il avait utilisé un fauteuil roulant qui se trouvait déjà dans son unité d’habitation pour un autre détenu et qu’il avait remis les béquilles qui lui avaient été fournies. M. Gregory a également déclaré qu’il avait cessé d’utiliser les béquilles parce que les gardiens de prison se moquaient de lui, puisqu’il marchait lentement en les utilisant.

[6] M. Gregory a continué à ressentir de la douleur. Après une autre demande de consultation d’un médecin, le 1er février 2013, un autre médecin sous contrat avec le SCC à Donnacona, le Dr David Lesage, l’a examiné. Il n’est pas clair de quoi il a été question, puisque M. Gregory ne se souvient pas de cette visite à la clinique. Or, selon les notes du Dr Lesage, il semblerait que M. Gregory jouait encore au hockey et qu’il lui avait été conseillé d’arrêter. Trois mois plus tard, le 2 mai 2013, M. Gregory a été examiné par une infirmière à la clinique sans rendez‑vous de Donnacona, et le Dr Morin l’a revu le 14 mai 2013, période au cours de laquelle le médecin a recommandé que M. Gregory fasse des exercices d’étirement pour améliorer la réadaptation de son genou. Le Dr Morin lui a encore prescrit des médicaments anti‑inflammatoires. M. Gregory a déclaré que le Dr Morin avait poussé et tiré sur son tibia, lui causant une grande douleur, et qu’il avait conclu qu’il s’agissait [traduction] « d’une simple entorse du genou ». M. Gregory a aussi témoigné que Dr Morin ne lui avait pas expliqué comment faire les exercices d’étirement. En fait, M. Gregory ajoute que ni le Dr Morin, ni le Dr Tardif, ni le Dr Lesage n’ont jamais fait mention de blessure de deuxième degré ou la possibilité de consulter un orthopédiste externe, au besoin, et que ce n’est qu’après une réponse à une demande d’accès à l’information qu’il a reçue en 2017 qu’il a appris que les instructions du Dr Tardif parlaient de la possibilité de prendre rendez‑vous avec un orthopédiste. M. Gregory affirme en outre qu’il n’était pas autorisé à prendre lui‑même des rendez‑vous avec des médecins externes, puisque cela relevait de la responsabilité des services de santé de Donnacona. Mme Massicotte le confirme. Elle a témoigné que seuls les médecins sous contrat sont autorisés à signer des demandes de consultation pour que les détenus puissent consulter des spécialistes externes. Ils sont les seuls à pouvoir décider quand il faut aiguiller un détenu et à avoir le pouvoir de l’aiguiller.

[7] Le ou vers le 18 juin 2013, M. Gregory a été transféré à l’Établissement Drummond [Drummond], un pénitencier fédéral à sécurité moyenne situé à Drummondville, au Québec. Une infirmière l’a évalué et lui a posé les questions de routine, comme celles concernant les besoins alimentaires et les exigences médicales. D’après son dossier médical, un mois plus tard, le 18 juillet 2013, M. Gregory a été examiné par une infirmière. À ce moment‑là, il lui a demandé des analgésiques. M. Gregory devait alors voir le médecin sous contrat de Drummond : le Dr Jean‑Marc Courteau. M. Gregory affirme dans son témoignage que contrairement à ce que dit le rapport de l’infirmière, celle‑ci n’a pas examiné son genou en particulier. Il n’est pas clair non plus, d’après les éléments de preuve, si M. Gregory a déjà été vu par Dr Courteau.

[8] En septembre 2013, M. Gregory a été transféré de Drummond à Donnacona après un incident de [traduction] « trafic institutionnel » qui a entraîné la mort par surdose d’un autre détenu. M. Gregory affirme qu’il a ensuite été disculpé. M. Gregory est resté à Donnacona pendant 13 mois, jusqu’en octobre 2014, quand il a été transféré à l’Établissement Archambault [Archambault], un pénitencier fédéral à sécurité moyenne qui se trouve à Sainte‑Anne‑des‑Plaines, au Québec. À son arrivée, il a été vu par une infirmière. M. Gregory a déclaré qu’entre le moment de sa blessure en 2012 et son transfert à Archambault en 2014, ni le Dr Lesage ni le Dr Morin n’avaient demandé un examen de suivi pour évaluer son rétablissement. En fait, M. Gregory a déclaré que depuis sa blessure en décembre 2012, il n’avait été examiné que deux fois par des médecins sous contrat du SCC : en février 2013 (le Dr Lesage) et en mai 2013 (le Dr Morin). Il avance que, pendant près de deux ans, aucune préoccupation n’avait été accordée à son [traduction] « bien‑être et à son rétablissement à court terme » ou à sa [traduction] « santé à long terme », et que le SCC a permis que son [traduction] « traumatisme majeur ne soit pas traité par un expert en orthopédie, comme recommandé ». M. Gregory soutient que seul un expert en orthopédie ou en médecine sportive serait en mesure d’examiner correctement sa blessure. Dans son témoignage, il résume ainsi la question :

[traduction]
[31] Il ne fait aucun doute que les deux (2) médecins sous contrat auraient dû m’aiguiller vers un orthopédiste, compte tenu de la douleur et de l’enflure que j’ai continué à avoir au cours de 2013 et 2014, après mon accident. À tout le moins, il aurait fallu m’aiguiller vers un orthopédiste pendant que j’étais sous leur garde et contrôle, d’autant plus que les médecins sous contrat nommés ci‑dessus ne sont pas des experts dans le domaine de l’orthopédie et ne sont donc pas autorisés à poser de diagnostic comme celui du Dr Morin, à savoir : « ce n’était qu’une entorse grave » [sic] et rien de plus. [...]

[43] Ce fait est [sic] très important pour la question de l’insouciance et du mépris envers ma santé à long terme, ce qui nous a amenés ici devant la Cour. C’est un fait important, car seuls un expert en orthopédie ou un docteur en médecine sportive peuvent tirer une conclusion quant à une blessure au genou ou la diagnostiquer. [...]

[44] Compte tenu de ce fait, les trois (3) autres médecins sous contrat de l’établissement (le Dr Lesage, le Dr Morin et le Dr Coche) auraient dû, à juste titre, m’aiguiller vers un expert externe aux fins d’examen, à moins que l’un d’eux soit ou ait été un spécialiste en orthopédie ou en médecine sportive, bien entendu. [Italiques, soulignement et gras omis.]

[9] Dans son témoignage, Mme Massicotte a confirmé qu’aucun des médecins qui ont traité M. Gregory pendant son incarcération à Donnacona n’avait demandé une consultation avec un orthopédiste ou un autre spécialiste. Cela dit, M. Jonathan Ouellet, gestionnaire régional des services cliniques du SCC, a déclaré que, pendant trois ans, soit du 27 septembre 2013 au 7 décembre 2016, M. Gregory n’a pas demandé d’être vu par un médecin. M. Ouellet a déclaré qu’il avait lu toutes les notes du dossier médical de M. Gregory au cours de cette période et qu’il n’avait vu aucune note d’une infirmière sur des préoccupations soulevées par M. Gregory au sujet de son genou ou de son pied. M. Gregory soutient que, malgré tout, les médecins contractuels auraient dû faire un suivi avec lui et prendre des dispositions pour qu’il soit vu par un orthopédiste.

[10] M. Gregory a déclaré que, en 2016, un autre détenu qui était un entraîneur personnel certifié s’est penché sur les raisons pour lesquelles M. Gregory ne s’entraînait pas. Après avoir entendu l’histoire de son accident, il a commencé à travailler avec lui pour réhabiliter son genou et renforcer son intégrité. Avec le temps, M. Gregory a été en mesure de se déplacer de plus en plus et il est devenu plus sûr qu’il se remettrait de sa blessure. Toutefois, il affirme qu’à aucun moment depuis sa blessure, les médecins sous contrat du SCC n’ont recommandé une thérapie de réadaptation autre que des exercices d’étirement.

[11] M. Gregory éprouvait toujours de la douleur lorsqu’il a vu le médecin sous contrat d’Archambault, le Dr Edgar Coche, à la clinique de la prison le 5 janvier 2017. Ce docteur lui a recommandé de poursuivre ses [traduction] « exercices d’étirement ». Trois mois plus tard, le 4 avril 2017, M. Gregory est allé voir l’infirmière à la clinique d’Archambault. Lors de son témoignage, il a admis avoir joué au hockey à l’époque, ce qui a fait en sorte que son genou est devenu [traduction] « gravement enflammé et très douloureux ». Le 12 avril 2017, M. Gregory a été examiné par un autre médecin sous contrat du SCC, le Dr Raphaël Fiore‑Lacelle, qui avait de l’expérience en médecine sportive. M. Gregory a déclaré que le Dr Fiore‑Lacelle avait dit [traduction] « qu’il [lui] faisait faire une IRM à l’hôpital ». Le dossier médical de M. Gregory confirme qu’il a eu une prescription pour des médicaments et pour un examen d’imagerie par résonance magnétique [IRM] pour son genou. Selon M. Gregory, [traduction] « c’est à ce moment‑là que la négligence à l’égard de [ses] besoins médicaux et envers l’amélioration de la santé et du bien‑être en général a pris fin ».

[12] L’IRM a été effectuée le 3 octobre 2017 à l’Hôpital Cité‑de‑la‑Santé de Laval. Le rapport faisait état d’une déchirure du ménisque latérale du genou gauche de M. Gregory. Les ligaments et les tendons étaient intacts. Le 25 octobre 2017, le Dr Fiore‑Lacelle a de nouveau rencontré M. Gregory pour discuter des résultats de l’IRM et des options chirurgicales. À la demande de M. Gregory, il a requis une consultation avec un orthopédiste. Il appert également des dossiers médicaux que :

  1. M. Gregory a éprouvé des douleurs intermittentes pendant plusieurs mois, mais a pu entreprendre des activités sportives. Au fait, M. Gregory a joué au hockey deux jours avant son rendez‑vous chez le Dr Fiore‑Lacelle;

  2. Le Dr Fiore‑Lacelle a donné à M. Gregory des conseils sur les exercices pour son pied gauche et a continué de lui prescrire des médicaments et l’utilisation de béquilles.

[13] M. Gregory avait aussi, quelque temps avant, développé une fasciite plantaire sous son pied gauche. Or, il n’est pas clair si elle a été causée par la blessure au genou. Après s’être plaint d’avoir de la douleur dans la région, le 3 janvier 2018, M. Gregory a été examiné par le Dr Fiore‑Lacelle à la clinique d’Archambault. D’après le dossier médical de M. Gregory, (1) la douleur à son pied gauche avait diminué, mais était toujours perceptible, (2) des conseils sur les exercices ont été donnés par le médecin et (3) il était possible de suivre d’autres traitements en fonction de l’évolution de l’état de M. Gregory. Après avoir manqué sa séance de physiothérapie du 18 janvier 2018, M. Gregory a pris part à trois séances, entre le 2 février 2018 et le 2 mars 2018, avec le physiothérapeute Benoit Turcot. Il s’agissait de séances pour sa fasciite plantaire pendant qu’il attendait la méniscectomie à son genou.

[14] Il est possible que la chirurgie du genou de M. Gregory ait été annulée une première et peut‑être même une deuxième fois. Quoi qu’il en soit, le 12 septembre 2018, il a été emmené à l’hôpital de la Cité‑de‑la‑Santé pour une chirurgie arthroscopique sur son ménisque et son genou gauche. Quelque temps avant, il avait eu une première rencontre avec le chirurgien orthopédiste. Dans le rapport postopératoire, le Dr Sarantis Abatzoglou décrit l’étendue de la blessure au genou de M. Gregory. Il dit que 50 % du ménisque a été retiré. Il dit être satisfait de la chirurgie et que M. Gregory devrait être examiné à la clinique après un intervalle de sept à dix jours pour vérifier l’état de la plaie et commencer la physiothérapie. M. Gregory a déclaré que, depuis l’intervention chirurgicale, il injecte régulièrement de la cortisone dans son genou, et que, six mois après l’intervention, il a commencé à ressentir de la douleur au genou, qui persiste à ce jour et nécessite des injections de cortisone tous les six mois afin de la contrôler.

[15] Le 23 janvier 2020, M. Gregory s’est rendu au Centre régional de réception affilié à l’Hôpital Pierre‑Boucher pour une radiographie de son genou gauche. Le rapport fait état d’une légère arthrose fémoro‑tibiale, sans autre anomalie importante dans d’autres parties du genou. Le 16 septembre 2020, M. Gregory a eu une autre IRM à son genou à l’Hôpital de la Cité‑de‑la‑Santé à Laval. Il dit qu’il souffre encore à cause de sa blessure au genou du fatidique réveillon de Noël de 2012.

[16] Le témoignage de M. Gregory sur les soins médicaux qu’il a reçus après sa visite du 12 avril 2017 avec le Dr Fiore‑Lacelle n’était qu’accessoire. Son allégation, tant dans ses arguments que dans son témoignage, porte sur ce que M. Gregory affirme constituer l’absence de soins médicaux adéquats qu’il a reçus des médecins sous contrat du SCC et, par extension, du SCC entre décembre 2012 et avril 2017. Son témoignage était clair :

[traduction]
[68] Quand j’ai vu à quel point le personnel médical s’est occupé de moi et de mes problèmes persistants au genou après ma chirurgie, il est devenu évident que, de 2013 à 2017, après avoir mon accident à l’établissement à sécurité maximale, mes médecins (le Dr Lesage, le Dr Morin et le Dr Coche), soit des médecins de longue date du SCC, se préoccupaient davantage de s’assurer que leurs contrats soient renouvelés ou prolongés, en limitant le montant des dépenses externes pour les honoraires et les spécialistes qui doivent être payés avec le budget financier, et ont fait preuve de négligence. Ils étaient peu soucieux des séquelles physiques à long terme que j’avais subies, et que je subis encore aujourd’hui, car mon traumatisme majeur au genou n’a pas été traité.

[69] Le 12 avril 2017, le Dr Raphaël Lacelle, avait brisé cette chaîne de négligence et avait entamé le processus d’interventions visant à essayer d’améliorer ma qualité de vie. Depuis ce moment que j’ai précisé, j’ai reçu des soins que je juge, en toute aisance, 110 % meilleurs que ceux que j’ai reçus lorsque j’étais sous la responsabilité et le contrôle du Service correctionnel du Canada après mon accident, entre 2013 et 2017. [Italiques, soulignement et gras omis.]

[17] En ce qui concerne le personnel infirmier des cliniques dans les établissements du SCC, M. Ouellet a déclaré que toutes les infirmières employées par le SCC doivent agir dans leur champ de pratique et ne peuvent pas exercer une activité professionnelle réservée aux membres d’un autre ordre professionnel. Autrement dit, les infirmières ne peuvent pas exercer les activités d’un médecin et doivent se limiter à :

  1. évaluer chaque patient qui se présente à la clinique, dans les limites de leurs propres connaissances et compétences;

  2. dans le cas d’une urgence médicale, fournir des soins d’urgence, appliquer un traitement prescrit ou un médicament suivant un ordre collectif ou personnel, et diriger le patient vers un hôpital communautaire lorsque le médecin sous contrat de l’établissement n’est pas présent ou disponible pour donner des instructions;

  3. veiller à ce que chaque patient reçoive le traitement et les médicaments prescrits par le médecin;

  4. coordonner les rendez‑vous entre les patients et les médecins sous contrat de l’établissement;

  5. rédiger des notes sur les progrès dans le dossier médical du patient après chaque visite à la clinique.

[18] De plus, ajoute M. Ouellet, après évaluation clinique d’un détenu, les infirmières doivent, au besoin et selon leur jugement professionnel, l’aiguiller vers un médecin de premier recours de l’établissement. En cas de question concernant le traitement, les infirmières doivent informer le médecin et tout documenter dans le dossier du patient. En ce qui concerne l’établissement de l’ordre des priorités parmi les détenus, M. Ouellet a déclaré, au cours du contre‑interrogatoire, que la priorité pour ce qui est du niveau de soins est déterminée en fonction de l’évaluation du personnel infirmier, de l’évaluation médicale, des changements dans l’état de santé du patient et des renseignements médicaux au dossier. De plus, une infirmière ne peut assumer, à elle seule, la responsabilité du suivi médical d’un patient. Le médecin inscrit au dossier doit s’assurer que le suivi médical est fait auprès de l’équipe qui s’occupe du traitement, que les instructions de suivi lui soient fournies, et que les décisions relatives aux interventions médicales d’un détenu soient prises exclusivement par un médecin. Plus précisément, en ce qui concerne M. Gregory, pendant la période pertinente, son nom a toujours été inscrit avec diligence sur la liste des rendez‑vous du médecin. Il a été vu par un médecin dans les deux à quatre semaines suivant sa demande.

[19] Mme Massicotte a déclaré que lorsque la clinique reçoit un diagnostic ou une recommandation d’un médecin qualifié externe, l’employé de la clinique qui le reçoit ajoute le document dans le dossier médical du détenu. Après examen du document, le médecin sous contrat de l’établissement donne ses instructions au personnel médical de la clinique quant au plan de traitement à mettre en place pour le détenu. Les employés de la clinique suivront ensuite les instructions du médecin sous contrat et administreront tous les traitements nécessaires. Aucun employé de la clinique ne prend part à l’élaboration de plans de traitement des blessures avec le médecin. Toutes les décisions sont prises par les médecins sous contrat du SCC. La clinique suit leurs instructions. En somme, dans son témoignage, Mme Massicotte a reconnu que, conformément à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [LSCMLC], le SCC a le devoir de fournir à chaque détenu des soins de santé essentiels, de donner un accès raisonnable à des soins de santé non essentiels, et de veiller à ce que la prestation des soins de santé soit conforme aux normes professionnelles reconnues. La prestation de services de santé aux détenus peut se faire dans différents contextes. Par exemple, ces services peuvent être offerts dans des centres de soins de santé ambulatoires à l’intérieur des établissements, dans des hôpitaux régionaux, ainsi que dans des centres régionaux de traitement et psychiatriques. À l’occasion, les détenus peuvent être envoyés dans la collectivité pour recevoir des soins d’urgence ou des soins de santé spécialisés qui ne peuvent pas être fournis dans un établissement du SCC. Elle ajoute que les détenus ont également accès aux services de santé fournis par des médecins sous contrat du SCC et qui fournissent des services médicaux dans les établissements du SCC. Les services fournis par ces médecins sont décrits dans leurs contrats avec le gouvernement fédéral, qui exigent qu’ils tiennent des cliniques régulières dans les établissements.

[20] Au cours du contre‑interrogatoire, Mme Massicotte a déclaré que les médecins sous contrat ne sont pas subordonnés au SCC et, en particulier, les Drs Morin, Lesage et Coche ne sont pas des employés du SCC : ils sont des professionnels autonomes dans leur pratique et prennent des décisions médicales indépendantes du point de vue clinique. Elle a également déclaré que le SCC n’influence pas la décision du médecin d’aiguiller un détenu vers un spécialiste.

[21] Le 22 février 2018, M. Gregory a déposé sa déclaration, dans laquelle il avance essentiellement que le SCC avait fait preuve de négligence en ne lui fournissant pas des soins médicaux adéquats, comme l’exige la loi, et dans laquelle il demande 260 000 $ en dommages‑intérêts. Il a ensuite fait savoir qu’il augmentait le montant de sa demande à 700 000 $ en dommages‑intérêts. Il avance que la défenderesse est responsable du fait de la faute et de la négligence du personnel du SCC au moment pertinent, ce qui comprend les directeurs, les agents, les gardiens et les employés du SCC, notamment les employés des services de santé et des services médicaux. En particulier, M. Gregory avance que le SCC (1) ne lui a pas fourni les soins médicaux nécessaires pendant son incarcération, (2) a omis de faire le suivi de son état de santé et de fournir des soins après le suivi, à la suite de son accident, en omettant ainsi de se conformer aux obligations qui lui incombaient, (3) a agi de façon imprudente à l’égard de son état de santé, tout en connaissant les conséquences, (4) ne lui a pas permis de consulter un médecin dans un délai raisonnable après sa blessure, et (5) a agi de façon totalement imprudente à l’égard de son état de santé, sa sécurité et son intégrité.

[22] À la suite du rejet, le 25 mai 2018, de la requête en radiation de la déclaration de M. Gregory que la défenderesse a présentée au titre de l’alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, la Couronne a présenté sa défense. Elle y nie tout acte répréhensible de la part des employés du SCC et ajoute que les médecins avec qui le SCC a conclu un contrat pour la prestation de services médicaux aux détenus ne sont pas des employés ou des fonctionnaires du SCC ou de l’État. Ainsi, l’État ne peut pas être tenu responsable de toute négligence de la part des médecins sous contrat, laquelle est, de toute façon, niée. Le SCC fait également valoir que, quoi qu’il en soit, M. Gregory a contribué à sa blessure et qu’aucun lien de cause à effet n’a été établi entre les dommages avancés par M. Gregory et toute faute avancée.

[23] À la suite de la réponse de M. Gregory, le procureur général a déposé une requête en jugement sommaire et en rejet de la demande, principalement au motif que l’action de M. Gregory est prescrite (dans les délais prescrits) en vertu de l’article 2925 du Code civil du Québec [Code civil]. Le 6 février 2019, le juge Grammond a rejeté la requête en jugement sommaire de l’État, car il a conclu qu’une partie seulement de la demande était prescrite. M. Gregory avançait que le SCC a commis une faute qui s’est étendue sur une période continue d’environ cinq ans et qui a pris fin en octobre 2017, quand la première IRM a été faite à M. Gregory, auquel cas [traduction] « un nouveau délai de prescription commence chaque jour » de la période d’inaction du SCC (Gregory c. Canada, 2019 CF 153 [Gregory]). De plus, le juge Grammond a conclu que l’allégation de M. Gregory soulevait des questions factuelles qui ne peuvent être résolues que par un procès. L’État a fait valoir que, peu importe la question de la prescription, toute allégation de faute soulevée dans la déclaration se limite à la faute des médecins traitants, qui sont des entrepreneurs indépendants dont l’État n’est pas légalement responsable. Dans sa décision, le juge Grammond affirme que [traduction] « il semble que les allégations de M. Gregory renvoient non seulement aux actes des médecins, mais aussi à ceux des infirmières, qui sont sans doute des employées du Service, et peut‑être à ceux d’autres personnes qui gèrent les services de santé dans les pénitenciers où M. Gregory résidait » (Gregory, au para 23). Le juge Grammond a choisi de ne pas se prononcer sur la question de la relation contractuelle entre le SCC et les médecins sous contrat parce que les contrats n’avaient pas été versés au dossier dont il était saisi (Gregory, au para 36).

[24] Comme il a été mentionné plus tôt, le juge Martineau a ordonné que, pour le procès, la présente affaire soit tranchée par écrit. Le dossier du procès comportait une liste de 11 objections soulevées par le procureur général au sujet de certaines déclarations faites par M. Gregory dans son témoignage écrit, ainsi que de 27 objections aux questions de M. Gregory au contre‑interrogatoire des témoins de l’État. Le procureur général a néanmoins répondu sous réserve de l’objection. Pour rendre ma décision, je ne m’appuie pas sur le témoignage de M. Gregory auquel l’État s’oppose, mais, au paragraphe 8 de ma décision, j’ai cité les paragraphes 31 et 44 de son témoignage. Je traite de cette question ci‑dessous. En même temps, les objections du procureur général aux questions du contre‑interrogatoire de M. Gregory concernent principalement, voire entièrement, des questions qui portent sur les dossiers médicaux, la conduite médicale et les avis médicaux dont les témoins n’ont pas connaissance. Par conséquent, il faut que je ne m’y fie pas compte tenu de ma décision dans cette affaire. Les seules questions qui ont sans doute trait à la situation d’emploi des médecins sous contrat, et qui sont pertinentes pour la question conjointe numéro (1) ci‑dessous, sont les numéros 33 et 34 du contre‑interrogatoire de Mme Massicotte. À la question 33, M. Gregory demande :

[traduction]
[33] J’ai entrepris l’examen de la Loi sur les fonctionnaires fédéraux qui définit ce qu’est un « fonctionnaire ». Il y est écrit :

FONCTIONNAIRE Personne employée dans la fonction publique et dont la nomination à celle‑ci relève exclusivement de la Commission.

FONCTION PUBLIQUE – L’ensemble des postes qui sont compris dans les entités ci‑après ou qui en relèvent :

a) les ministères figurant à l’annexe I de la Loi sur la gestions [sic] des finances publiques, le ministère de la Santé figure dans la liste;

b) les administrations figurant à l’annexe IV de cette loi. L’Agence de la santé publique du Canada figure dans la liste.

Il faut aussi tenir compte de la Loi sur la gestions [sic] des finances publiques en ce qui concerne les contrats à terme. Voici le libellé de l’article 40 de la Loi : [souligné par le demandeur]

Clause automatique des contrats

Paragraphe 40(1) — Tout contrat prévoyant des paiements à effectuer par Sa Majesté est censé comporter une clause qui les subordonne à l’existence d’un crédit particulier ouvert pour l’exercice au cours duquel des engagements découlant du contrat sont susceptibles d’arriver à échéance.

Pouvez‑vous défendre la position de la défenderesse selon laquelle les « médecins sous contrat » qui travaillent pour le SCC ne sont pas des fonctionnaires et ne sont [sic] peuvent donc pas être tenus responsables, à la lecture des lois susmentionnées qui définissent ce qui constitue un « fonctionnaire »? Veuillez expliquer votre réponse. [Le soulignement, l’italique et les caractères gras figurent dans l’original.]

[25] Le procureur général soutient que M. Gregory avance un argument législatif et demande l’opinion du témoin plutôt que des faits. Je suis de cet avis. M. Gregory présente au témoin un ensemble de dispositions législatives et lui demande de donner le fondement juridique de l’affirmation de l’État selon laquelle les médecins sous contrat ne sont pas des fonctionnaires. Je crains que M. Gregory ne pose tout simplement pas les bonnes questions de fait qui pourraient servir à établir la nature de la relation entre les médecins sous contrat et le SCC. Dans la forme où M. Gregory a présenté la question, je dois convenir avec le procureur général qu’elle était inappropriée et maintenir l’objection.

[26] À la question 34, M. Gregory demande :

[traduction]
Chacune des ententes contractuelles signées par les médecins de l’établissement comporte un serment qu’ils ont fait à titre personnel et ils ont signé leur accord pour travailler pour Sa Majesté :

Nous acceptons votre proposition de vendre à sa Majesté la Reine du Chef du Canada, aux conditions énoncées ou incluses par référence dans les présentes, et aux annexes ci‑jointes, les biens, et/ou les services ou la construction énumérés dans les présentes, et sur toute feuille ci‑annexée, au(x) prix indiqué(s).

Souscrivez‑vous aux déclarations de la défenderesse, à savoir que les « médecins sous contrat », qui ont volontairement vendu leur formation spécialisée à Sa Majesté pour des gains importants et rentables, et qui relèvent de l’Agence de la santé publique du Canada et du ministère de la Santé, ne sont pas des fonctionnaires ou des sous‑fonctionnaires de Sa Majesté? Veuillez expliquer votre réponse. [Le soulignement, l’italique et les caractères gras figurent dans l’original.]

[27] Le procureur général soutient que M. Gregory avance, encore une fois, un argument législatif et demande l’opinion du témoin plutôt que des faits. Je me dois de souscrire à nouveau au point de vue du procureur général. Je traite de la question de la nature de la relation entre les médecins sous contrat et le SCC ci‑dessous. Il reste que M. Gregory demande simplement au témoin de donner son opinion sur cette relation. Je me dois de maintenir l’objection du procureur général. La question était inappropriée.

III. Questions à trancher

[28] À l’annexe A de l’ordonnance du juge Martineau du 2 décembre 2020 se trouvait la liste conjointe des questions suivantes, dans sa version modifiée :

[traduction]

1. Les employés ou les administrateurs des services de santé du Service correctionnel du Canada (SCC) ont‑ils commis une faute en n’aiguillant pas le demandeur vers un orthopédiste après son accident sportif du 24 décembre 2012?

2. Dans l’affirmative, la faute a‑t‑elle causé des dommages au demandeur?

3. Quel est le montant du dommage causé au demandeur? Ce dernier a‑t‑il le droit de demander plus de dommages‑intérêts à l’État si de nouvelles chirurgies sont nécessaires?

4. Le demandeur a‑t‑il droit à ce que les dépens soient payés par l’État en vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales?

[29] Comme il a été mentionné, le procureur général s’est opposé aux paragraphes 31 et 44 du témoignage écrit de M. Gregory, cité au paragraphe 8 ci‑dessus, au motif que le témoignage n’est pas pertinent pour ce qui est des questions en litige, étant donné que ces questions sont seulement énoncées dans l’ordonnance du juge Martineau du 2 décembre 2020 et sont rapportées ci‑dessus. Le procureur général soutient que, lors d’une conférence préparatoire tenue auparavant devant le juge Pentney, M. Gregory a accepté de retirer la question suivante de la liste des questions que la Cour doit trancher :

[traduction]
Les médecins qui ont fourni des soins médicaux au demandeur sont‑ils des fonctionnaires de l’État?

[30] Une version modifiée de la liste conjointe des questions a été signée, ainsi qu’une liste conjointe des témoins, des documents et des faits non contestés. Ainsi, le procureur général soutient que la responsabilité des médecins nommés par M. Gregory, en tant que fonctionnaires de l’État, n’est pas en cause au procès. Quant à la faute, le procureur général soutient que la seule question soumise à la Cour est la suivante :

[TRADUCTION]
Les employés ou les administrateurs des services de santé du Service correctionnel du Canada (SCC) ont‑ils commis une faute en n’aiguillant pas le demandeur à un orthopédiste après son accident sportif du 24 décembre 2012?

[31] Il me semble étrange que le procureur général n’ait pas traité de cette question dans ses observations écrites finales. M. Gregory soulève clairement la question de la responsabilité des médecins qui se sont occupés de lui entre 2012 et 2017. Le procureur général, quant à lui, a abordé la question de savoir si ces médecins sont des fonctionnaires du SCC dans ses observations écrites finales. Il peut être soutenu que, si je concluais que les médecins sous contrat sont des fonctionnaires du SCC, la question de leur responsabilité serait pertinente pour ce qui est de la première question soulevée par le juge Martineau. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas à traiter de cette question puisque j’ai conclu que les médecins sous contrat ne sont pas des fonctionnaires du SCC. De plus, compte tenu de ma réponse à la première question, il n’est pas nécessaire non plus de répondre à la deuxième et à la troisième question relatives au procès cernées par le juge Martineau.

IV. Analyse

A. Les employés ou les administrateurs des services de santé du Service correctionnel du Canada (SCC) ont‑ils commis une faute en n’aiguillant pas le demandeur vers un orthopédiste après son accident sportif du 24 décembre 2012?

[32] L’obligation de l’État à l’égard des détenus en matière de soins de santé est énoncée aux articles 85, 86 et 86.1 de la LSCMLC :

Définitions

Definitions

 

85 Les définitions qui suivent s’appliquent aux articles 86 et 87.

 

85 In sections 86 and 87,

 

soins de santéSoins médicaux, dentaires et de santé mentale dispensés par des professionnels de la santé agréés ou par des personnes qui agissent sous la supervision de tels professionnels. (health care)

health caremeans medical care, dental care and mental health care, provided by registered health care professionals or by persons acting under the supervision of registered health care professionals; (soins de santé)

 

[…]

. . .

 

Obligation du Service

Obligations of Service

 

86(1) Le Service veille à ce que chaque détenu reçoive les soins de santé essentiels et qu’il ait accès, dans la mesure du possible, aux soins de santé non essentiels.

86(1) The Service shall provide every inmate with

(a) essential health care; and

(b) reasonable access to non‑essential health care.

 

Qualité des soins

Standards

 

(2) La prestation des soins de santé doit satisfaire aux normes professionnelles reconnues.

(2) The provision of health care under subsection (1) shall conform to professionally accepted standards.

 

Obligations en matière de soins de santé

 

Health care obligations

 

86.1 Lorsque des soins de santé doivent être dispensés à des détenus, le Service :

86.1 When health care is provided to inmates, the Service shall

 

a) soutient l’autonomie professionnelle et l’indépendance clinique des professionnels de la santé agréés ainsi que la liberté qu’ils possèdent d’exercer, sans influence inopportune, un jugement professionnel dans le cadre du traitement des détenus;

 

(a) support the professional autonomy and the clinical independence of registered health care professionals and their freedom to exercise, without undue influence, their professional judgment in the care and treatment of inmates;

 

b) soutient ces professionnels de la santé agréés dans la promotion, selon leur code de déontologie, des soins axés sur le patient et de la défense des droits des patients;

(b) support those registered health care professionals in their promotion, in accordance with their respective professional code of ethics, of patient‑centred care and patient advocacy; and

 

c) favorise la prise de décisions fondée sur les critères appropriés en matière de soins médicaux, dentaires ou de santé mentale.

 

(c) promote decision‑making that is based on the appropriate medical care, dental care and mental health care criteria.

 

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

 

[33] Il ne fait aucun doute que le SCC était tenu par la loi d’offrir des soins de santé essentiels à M. Gregory fournis par des professionnels de la santé agréés. Il n’est pas non plus contesté que la responsabilité de l’État dans cette affaire est fixée par les articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50 [LRCECA], et par l’article 1457 du Code civil. Les articles 3 et 10 de la LRCECA sont ainsi libellés :

 

Responsabilité

Liability

 

3 En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :

3 The Crown is liable for the damages for which, if it were a person, it would be liable

 

a) dans la province de Québec :

(a) in the Province of Quebec, in respect of

 

(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,

(i) the damage caused by the fault of a servant of the Crown, or

 

(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;

(ii) the damage resulting from the act of a thing in the custody of or owned by the Crown or by the fault of the Crown as custodian or owner;

 

[…]

. . .

 

Responsabilité quant aux actes de préposés

 

Liability for acts of servants

 

10 L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous‑alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.

 

10 No proceedings lie against the Crown by virtue of subparagraph 3(a)(i) or (b)(i) in respect of any act or omission of a servant of the Crown unless the act or omission would, apart from the provisions of this Act, have given rise to a cause of action for liability against that servant or the servant’s personal representative or succession.

 

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

 

[34] L’obligation de fournir des soins de santé essentiels est respectée lorsqu’un établissement prend des dispositions pour obtenir les services de membres qualifiés des professions médicales, soit en les embauchant, soit en signant des contrats pour obtenir leurs services. Dans la décision Oswald c Canada, 1997 CanLII 16271 (CF) [Oswald]), le juge MacKay s’est ainsi prononcé :

Sa Majesté ne peut s’acquitter de son obligation de fournir les soins médicaux et dentaires essentiels qu’en obtenant notamment les services de médecins et de dentistes qualifiés en les engageant ou en concluant des contrats en vue de retenir leurs services. Il se peut fort bien que Sa Majesté ne puisse déléguer cette obligation, mais la fourniture effective de soins raisonnables ne rend pas Sa Majesté responsable des actes ou de la négligence des membres du personnel de santé à moins que ceux‑ci ne soient des « préposés » au sens de la Loi.

J’estime, en l’espèce, que Sa Majesté a raisonnablement respecté l’obligation qu’elle avait envers M. Oswald en concluant des contrats avec des médecins et des dentistes qualifiés en vue d’obtenir leurs services professionnels, tant à Warkworth qu’à l’extérieur de celui‑ci, et en dispensant des soins au centre de santé de l’établissement, et des services à l’établissement et à l’extérieur de celui‑ci au sein de la population générale.

[Non souligné dans l’original.]

[35] Aux paragraphes 11 et 12 de la décision Ayangma c Canada, 1998 CanLII 8926 (CF), la Cour a dit que, au sens de l’alinéa 3a) et de l’article 2 de la LRCECA, « le préposé de l’État est toute personne employée par l’État ou agissant pour lui en tant que mandataire ». De plus, la responsabilité civile de l’État pour les actes ou omissions commis dans la province de Québec est régie par les règles de cette province (Agence canadienne d’inspection des aliments c Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2010 CSC 66 aux para 25 et 26). Voici le libellé de l’article 1457 du Code civil du Québec :

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

 

1457. Every person has a duty to abide by the rules of conduct incumbent on him, according to the circumstances, usage or law, so as not to cause injury to another.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

 

Where he is endowed with reason and fails in this duty, he is liable for any injury he causes to another by such fault and is bound to make reparation for the injury, whether it be bodily, moral or material in nature.

 

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

 

He is also bound, in certain cases, to make reparation for injury caused to another by the act, omission or fault of another person or by the act of things in his custody.

[36] Comme la présente affaire s’est déroulée entièrement dans la province de Québec, il incombe à M. Gregory d’établir les éléments de la responsabilité civile extracontractuelle en vertu de la loi de cette province. Il s’agit des éléments suivants : (1) la faute; (2) le préjudice; (3) le lien de causalité entre les deux et, le cas échéant, (4) le quantum des dommages‑intérêts nécessaire pour l’indemniser intégralement du préjudice subi (article 1457 du Code civil; Houle c Procureur général du Canada, 2019 QCCS 1151 aux para 27‑32).

[37] Suivant les articles 3 et 10 de la LRCECA, l’État ne peut être tenu responsable que des actes ou omissions de ses fonctionnaires. Au paragraphe 82 de la décision Farzam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1659, le juge Martineau a expliqué brièvement les principes qui sous‑tendent la responsabilité de l’État pour toute faute de ses préposés :

[82] La responsabilité de l’État n’est pas directe puisqu’elle découle du fait d’autrui. Pour que l’État soit tenu responsable, le demandeur doit démontrer qu’un ou plusieurs des préposés de l’État, agissant dans le cadre de leur emploi, ont manqué à une obligation qu’ils avaient envers lui. Il doit également établir que le manquement lui a causé un préjudice du genre de celui qui engagerait la responsabilité personnelle d’une personne physique. Le passage pertinent de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, modifiée par L.C. 1990, ch. 8, article 21 (la LRCECA) est le suivant : « En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour : a) les délits civils commis par ses préposés ». La responsabilité découlant de l’article 3 de la LRCECA est nuancée par l’article 10 : « L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement de l’alinéa 3a), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité civile délictuelle contre leur auteur ou ses représentants ».

[38] Plus précisément, l’article 10 de la LRCECA prévoit que l’État ne peut être tenu responsable des actes ou des omissions de ses préposés que lorsque les actes ou les omissions en question donnent lieu à une action en responsabilité contre le préposé concerné. La Cour doit donc déterminer si des préposés ou des fonctionnaires du SCC ont commis une faute au sens de l’article 1457 du Code civil, ce qui donne lieu à des considérations sur la responsabilité de l’État.

[39] L’État reconnaît que les administrateurs, les personnes [traduction] « responsables » dans les établissements ou qui ont le pouvoir de prendre des décisions administratives à l’égard des délinquants, ainsi que les professionnels de la santé, comme les infirmières et les membres du personnel des cliniques, étaient employés du SSC, et étaient donc des préposés de l’État. Ainsi, l’État serait tenu responsable du fait d’autrui pour toute faute de leur part. En ce qui concerne les médecins sous contrat, bien qu’ils soient aussi des professionnels de la santé agréés dont les services permettent au SCC de s’acquitter de ses obligations légales de fournir des soins de santé essentiels aux détenus, le ministère public soutient qu’il s’acquitte de son obligation envers M. Gregory de fournir des soins de santé essentiels en gérant les services de santé de professionnels de la santé qualifiés dans la profession médicale par l’attribution de contrats pour ces services. Autrement dit, le SCC choisit d’offrir des services de soins de santé essentiels en employant les médecins à titre d’entrepreneur indépendant. De cette façon, le SCC s’acquitte de ses obligations légales, mais ne serait pas tenu responsable du fait d’autrui en cas de faute de la part des médecins sous contrat.

[40] Après avoir lu les débats, le témoignage écrit par affidavit et les arguments finaux de M. Gregory, il est clair que le gros de ses allégations de négligence portent sur les omissions des Drs Morin, Lesage et Coche, tous des médecins embauchés par le SCC qui se sont occupé de sa blessure du 24 décembre 2012 au 12 avril 2017, quand M. Gregory a rencontré le Dr Fiore‑Lacelle et, selon lui, [traduction] « c’est à ce moment‑là que la négligence à l’égard de [ses] besoins médicaux et envers l’amélioration de la santé et du bien‑être en général a pris fin ». Les arguments de M. Gregory comportent parfois un libellé où la négligence et le manquement à l’obligation prévue par la loi sont imputés au SCC au sens large, comme quand il avance que c’est le SCC qui, avant 2017, n’a pas pris des dispositions pour qu’un orthopédiste l’examine. Toutefois, la négligence institutionnelle n’est pas une cause d’action et, comme l’a rappelé la Cour suprême au paragraphe 9 de l’arrêt Holland c Saskatchewan, 2008 CSC 42 : « [l]e droit ne reconnaît pas, à l’heure actuelle, l’action pour manquement par négligence à une obligation légale » comme, en l’espèce, le manquement à l’obligation de fournir des soins de santé essentiels prévue aux articles 86 et 86.1 de la LSCMLC. Si l’État est tenu responsable, ce n’est que pour le fait d’autrui, en lien avec la faute ou la négligence d’un préposé ou d’un fonctionnaire du SCC (Canada (Procureur général) c Telezone Inc., 2010 CSC 62 aux para 25‑29; 9255—2504 Québec Inc. c Canada, 2020 CF 161 au para 148; Paradis Honey Ltd. c Canada, 2015 CAF 89 au para 142; Apotex Inc. c Canada, 2017 CAF 73 au para 95). M. Gregory n’a pas expliqué la raison pour laquelle son cas justifierait de s’écarter de ce principe juridique bien établi.

[41] De plus, M. Gregory a formulé ses arguments en se référant à la doctrine de la common law de l’obligation de diligence. Or, la doctrine de l’obligation de diligence ne s’applique pas dans la province de Québec (Ludmer c Canada (Procureur général), 2018 QCCS 3381 au para 141, conf par 2020 QCCA 697). Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ainsi que les questions ont été formulées dans l’ordonnance du juge Martineau du 2 décembre 2020.

[42] Pour ce qui est de l’éventuelle responsabilité des préposés et des fonctionnaires du SCC, je vais d’abord me pencher sur la question des infirmières et des autres professionnels de la santé qui font partie du personnel du SCC. En bref, M. Gregory n’a pas démontré suffisamment de faits à l’appui de toute allégation de faute de la part des infirmières et du personnel des diverses cliniques. Il ressort clairement des éléments de preuve que les infirmières ne sont pas autorisées à demander des consultations avec des médecins spécialistes externes. M. Gregory n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui de l’allégation selon laquelle les infirmières ou le personnel auraient dû traiter ses blessures directement ou qu’ils n’ont rien fait de ce qu’ils auraient dû faire pour ses blessures dans le cadre de leurs obligations professionnelles. La preuve ne permet pas de démontrer que les infirmières ont omis de s’occuper de M. Gregory quand il s’est présenté à la clinique, n’ont pas évalué adéquatement ses besoins ou ne l’ont pas inscrit sur la liste à l’intention du médecin sous contrat, ou n’ont pas exercé leurs obligations professionnelles à la hauteur des attentes légitimes de M. Gregory. La preuve démontre que le SCC n’a pas fait preuve de négligence dans la prestation de soins de santé essentiels à M. Gregory. En effet, les professionnels de la santé employés par le SCC ont agi conformément à la loi et aux politiques pertinentes, comme les principes directeurs énoncés dans le Cadre national relatif aux soins de santé essentiels et Directive du commissaire numéro 800 — Services de santé, et toute autre directive connexe.

[43] Dans ses arguments, M. Gregory fait également une allégation sans fondement concernant la négligence des gardiens de sécurité et d’autres employés et administrateurs du SCC. Or, il n’a pas cité de faits importants à l’appui de telles allégations.

[44] Dans l’ensemble, M. Gregory n’a pas démontré de faute de la part des administrateurs, des agents de sécurité, des infirmières et du personnel des diverses cliniques au sens de l’article 1457 du Code civil.

[45] Je me penche maintenant sur le traitement des lacunes avancées dans les soins prodigués par les Drs Morin, Lesage et Coche, qui ont traité M. Gregory avant qu’il ne soit vu par le Dr Fiore‑Lacelle en avril 2017. Je tiens à préciser que M. Gregory n’émet aucune allégation à l’égard du Dr Fiore‑Lacelle ou du physiothérapeute, M. Turcot. Il ne semble pas non plus émettre d’allégation contre le Dr Courteau. Au fait, il n’est même pas clair si le Dr Courteau a effectivement traité M. Gregory. M. Gregory fait valoir que le SCC, par l’entremise de ses fonctionnaires, de ses employés et de ses administrateurs, ce qui comprend les Drs Morin, Lesage et Coche, a omis de l’aiguiller vers un spécialiste en orthopédie. Selon M. Gregory, une telle omission de la part de l’État a aggravé sa blessure et ses souffrances à long terme. Le principal argument de défense de l’État est que l’omission d’aiguiller M. Gregory vers un orthopédiste peut seulement être une faute, si elle en est une, des médecins sous contrat qui l’ont vu et que ces médecins sont des entrepreneurs indépendants et non pas des fonctionnaires du SCC. Par conséquent, l’État ne peut pas être tenu responsable de leurs actes au titre de l’article 3 de la LRCECA.

[46] À mon avis, avant de traiter de la question de toute faute possible, il convient que je commence par trancher si les médecins sous contrat, en l’espèce, les Drs Morin, Lesage et Coche, sont des fonctionnaires ou des préposés du SCC. La preuve comprend les contrats de services professionnels et de consultation des Drs Lesage et Courteau, et d’un certain Dr Breton, ainsi que le contrat entre le SCC et le physiothérapeute, M. Turcot. La pertinence des contrats avec le Dr Courteau et, d’autant plus, avec le Dr Breton n’est pas claire. En effet, le Dr Courteau n’est visé par aucune allégation, et le Dr Breton n’est mentionné nulle part dans les faits de la présente affaire. Aussi, M. Turcot n’est visé par aucune allégation. De plus, il n’est pas clair pour quelle raison le contrat du Dr Morin n’a pas été présenté. Quoi qu’il en soit, selon la preuve à ma disposition, tous les contrats avec les médecins sont semblables et prévoient les mêmes tâches et obligations.

[47] Tout d’abord, le simple fait d’intituler un contrat comme contrat pour des services professionnels ne détermine pas, en soi, si les médecins doivent être considérés comme des préposés de l’État pour ce qui est de la responsabilité. Comme l’a souligné le juge Grammond dans la décision Gregory, l’article 2085 du Code civil prévoit que la subordination est la caractéristique distinctive du contrat de travail. La Cour doit examiner la relation réelle entre les parties, car la caractérisation que les parties donnent à leur contrat ne règle pas la question (1392644 Ontario Inc. (Connor Homes) c Canada (Revenu national), 2013 CAF 85 aux para 36‑37). Au paragraphe 47 de l’arrêt 671122 Ontario Ltd. c Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, la Cour suprême du Canada a relevé d’autres facteurs qui peuvent être pertinents pour ce qui est de déterminer s’il existe une relation d’emploi :

[...] La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui‑même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

[48] Les dispositions dans les contrats avec les médecins sont celles attendues pour des médecins qui doivent être traités comme des entrepreneurs indépendants : les médecins peuvent conclure des contrats en leur nom ou au nom de leur société professionnelle, il incombe aux médecins d’obtenir et de maintenir une assurance professionnelle pendant la durée du contrat, ainsi que tous les permis, accréditations, certificats et licences nécessaires à l’exécution du travail. En ce qui concerne la nature du travail, le SCC ne semble avoir aucune forme de contrôle sur la façon dont les soins de santé sont prodigués. Il insiste sur une liste non exhaustive des services médicaux généraux essentiels qui doivent être fournis par les médecins, par exemple, l’évaluation essentielle de la santé physique, consultation, traitement et soins primaires en santé mentale. Les médecins contractuels doivent agir à titre de médecins de premier recours et doivent gérer tous les aspects des services de soins de santé pour les détenus qui leur sont assignés. Il existe des procédures de facturation et de paiement bien établies, ainsi que des dispositions de règlement des différends quant aux factures. Il y a des limites aux assistants employés par le médecin qui peuvent accompagner celui‑ci dans les cliniques; et des dispositions de résiliation mutuelle avec un préavis de deux mois, ou immédiatement avec motif. Le médecin doit se rendre disponible dans les cliniques fixées par l’établissement. Toute annulation par l’établissement est communiquée au médecin, qui ne pourra alors pas facturer le temps perdu. Selon le contrat du Dr Lesage, il était payé pour se présenter aux trois cliniques de Donnacona une fois par semaine, pendant trois heures pour chaque clinique, soit un total de neuf heures par semaine ou 468 heures par année, plus des réunions et du temps sur appel. Je déduis du contrat qu’il s’agissait d’un travail à temps partiel pour le Dr Lesage, bien qu’il n’y ait aucun élément de preuve à cet égard.

[49] Il incombe à M. Gregory d’établir que les médecins sont des fonctionnaires ou des préposés de l’État. Toutefois, en l’espèce, il n’apporte aucun élément de preuve à ce sujet, si ce n’est qu’il affirme que, puisque les médecins travaillent au SCC, ils sont forcément des fonctionnaires. Comme il a été mentionné, l’État ne nie pas qu’il a le devoir d’aiguiller les détenus vers un spécialiste externe au besoin. Or, selon le témoignage de Mme Massicotte, l’aiguillage d’un patient vers un médecin spécialiste pour une consultation est une décision clinique réservée aux professionnels de la santé agréés, dans ce cas‑ci, les médecins sous contrat qui agissent à titre de fournisseurs de soins primaires et qui sont similaires aux médecins de famille. L’État fait valoir que le SCC s’est acquitté de son obligation de fournir à M. Gregory des soins de santé essentiels en gérant les services de santé offerts par des médecins qualifiés en concluant des contrats pour leurs services et en prenant des dispositions pour le transport du détenu et en assumant tous les coûts liés aux consultations, aux traitements ou aux interventions du médecin spécialiste après consultation externe (Oswald). En fait, les contrats avec les médecins stipulent qu’il incombe aux médecins de donner suite aux recommandations des médecins externes :

[traduction]
À titre de médecin de premier recours, l’entrepreneur doit gérer tous les aspects des services de soins de santé pour les détenus sous sa responsabilité, ce qui comprend la coordination des soins fournis aux détenus par d’autres médecins et spécialistes, afin d’assurer la continuité et l’intégration des soins. Cette fonction comprend, entre autres, l’approbation de toutes les recommandations formulées par les fournisseurs de soins de santé de l’extérieur du SCC.

[Non souligné dans l’original.]

[50] De plus, l’article 86.1 de la LSCMLC prévoit que le SCC « soutient l’autonomie professionnelle et l’indépendance clinique des professionnels de la santé agréés ainsi que la liberté qu’ils possèdent d’exercer, sans influence inopportune, un jugement professionnel dans le cadre du traitement des détenus ». Dans la décision Oswald, la Cour a conclu que les contrats des dentistes avec le SCC ne les rendaient pas des préposés de l’État et que leurs actes ou omissions, en tant qu’entrepreneurs indépendants, ne rendaient pas l’État responsable. Dans cette décision, le juge MacKay a écrit :

Sa Majesté ne peut s’acquitter de son obligation de fournir les soins médicaux et dentaires essentiels qu’en obtenant notamment les services de médecins et de dentistes qualifiés en les engageant ou en concluant des contrats en vue de retenir leurs services. Il se peut fort bien que Sa Majesté ne puisse déléguer cette obligation, mais la fourniture effective de soins raisonnables ne rend pas Sa Majesté responsable des actes ou de la négligence des membres du personnel de santé à moins que ceux‑ci ne soient des « préposés » au sens de la Loi.

J’estime, en l’espèce, que Sa Majesté a raisonnablement respecté l’obligation qu’elle avait envers M. Oswald en concluant des contrats avec des médecins et des dentistes qualifiés en vue d’obtenir leurs services professionnels, tant à Warkworth qu’à l’extérieur de celui‑ci, et en dispensant des soins au centre de santé de l’établissement, et des services à l’établissement et à l’extérieur de celui‑ci au sein de la population générale.

L’obligation du docteur Binder, tout comme celle du docteur Dosaj et des autres médecins qui ont soigné M. Oswald, c’est‑à‑dire les docteurs Fung, Psutka et Hellen, consistait à dispenser des soins raisonnables avec la compétence, les connaissances et le jugement d’un dentiste raisonnable et prudent possédant les mêmes compétences et connaissances. Il s’agit d’une obligation différente de celle à laquelle Sa Majesté était tenue envers M. Oswald. Sauf si la personne qui rend le service est un préposé de la Couronne, celle‑ci n’est pas responsable du fait d’autrui pour les actes de négligence du médecin en cause. La responsabilité de la Couronne n’est pas engagée du fait de la responsabilité personnelle de toutes les personnes qui rendent des services à titre d’entrepreneurs indépendants, c’est‑à‑dire en l’espèce tous les médecins concernés, que les soins soient donnés à Warkworth ou ailleurs.

En d’autres termes, Sa Majesté ne s’expose pas à une responsabilité plus grande pour la négligence de médecins et de dentistes indépendants qui rendent leurs services aux détenus au sein de l’établissement, en l’occurrence les docteurs Binder et Dosaj, qu’elle ne s’y exposerait dans le cas de la négligence d’autres personnes dont les services ont été retenus d’une façon semblable à l’extérieur de l’établissement, c’est‑à‑dire les docteurs Fung, Psutka et Hellen.

Imposer à Sa Majesté l’obligation générale de s’assurer que les services professionnels médicaux ou dentaires sont rendus sans négligence placerait Sa Majesté dans la position d’un assureur de services médicaux fournis par des entrepreneurs indépendants.

[51] Dans le même ordre d’idées, dans l’affaire Rice c Canada, 2018 CF 983, la Cour a accueilli une requête en jugement sommaire et a rejeté une action intentée par un détenu, dans un établissement fédéral, qui avait invoqué la faute professionnelle à l’égard des traitements médicaux qu’il avait reçus des médecins sous contrat de l’établissement. En rejetant l’action contre l’État, le juge Bell a notamment déclaré, au paragraphe 6 : « La seule défenderesse, soit Sa Majesté la Reine, n’est pas responsable des actes des médecins en l’espèce, puisqu’ils fournissaient leurs services en vertu d’un contrat et n’étaient donc ni des fonctionnaires ni des mandataires de l’État en vertu de la [LRCECA] ». (Voir aussi la décision Hickey c Canada, 2007 CF 246 aux para 89 et 90).

[52] Dans l’ensemble, il n’y a aucun élément de preuve qui permettrait de conclure que les contrats entre les médecins et le SCC sont autre chose que ce qu’ils prétendent être, c’est‑à‑dire des contrats pour l’acquisition de services médicaux professionnels pour lesquels les médecins agissent à titre d’entrepreneurs indépendants du SCC. Pour en arriver à cette conclusion, j’ai tenu compte du fait que le demandeur est représenté par lui‑même et que la Cour devrait accorder une marge de manœuvre considérable lorsqu’elle évalue les arguments présentés par des parties se représentant elles‑mêmes (voir la décision Tench c Canada, [1999] ACF nº 1152 (QL) au para 8). Or, ces considérations ne donnent pas à M. Gregory des droits supplémentaires ou une dispense spéciale (voir la décision Brunet c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 551 au para 10; Nowoselsky c Canada (Conseil du Trésor), 2004 CAF 418 au para 8, et Cotirta c Missinnipi Airways, 2012 CF 1262 au para 11) quant à la manière dont la Cour doit évaluer la relation juridique entre les médecins sous contrat et le SCC.

[53] Je répondrai donc par la négative à la première question. Compte tenu de ma conclusion selon laquelle les médecins sont des entrepreneurs indépendants et que, même si leurs actes ont été jugés négligents, l’État n’assume pas la responsabilité de leur faute, je n’ai pas à aborder les autres questions conjointes pour le procès.

[54] En ce qui concerne les dépens, M. Gregory ne m’a pas convaincu que des circonstances spéciales m’amèneraient à déroger à la règle générale voulant que les dépens suivent l’issue de l’affaire. Ainsi, j’adjuge la somme de 500 $ à l’État à titre de dépens.

V. Conclusion

[55] L’action est rejetée. Les dépens, s’élevant à 500 $, doivent être versés à la défenderesse.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑356‑18

LA COUR STATUE :

  1. La présente action est rejetée.

  2. Une somme de 500 $ est adjugée à l’État à titre de dépens.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑356‑18

 

INTITULÉ :

JAMIE J. GREGORY c SA MAJESTÉ LA REINE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 5 juillet 2021;

le 6 juillet 2021;

le 7 juillet 2021;

le 8 juillet 2021;

et le 9 juillet 2021.

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 mars 2022

 

COMPARUTIONS :

Jamie J. Gregory

le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Marie‑Hélène Gay

Nicholas R. Banks

 

pour lA défenderESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour lA défenderESSE

 

 

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