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Date : 20220208


Dossier : IMM-1413-21

Référence : 2022 CF 159

Ottawa (Ontario), le 8 février 2022

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

RABAH HAMADOUCHE

YASMINA SOUANE

RAFIK AREZKI HAMADOUCHE

partie demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Cette demande de contrôle judiciaire est relative au refus de la Section de la protection des réfugiés (SPR) d’accorder aux Demandeurs le statut de réfugié, décision confirmée par la Section d’appel des réfugiés (SAR). C’est de cette dernière décision dont contrôle judiciaire a été demandé en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [LIPR ou la Loi].

I. Les faits

[2] Les Demandeurs constituent une famille. Ils sont citoyens d’Algérie, alors que Rabah Hamadouche s’est marié avec Yasmina Souane en 2014 et qu’un enfant, Rafik Arezki Hamadouche, est né de cette union. Le conflit qui a mené aux demandes d’asile procède du mariage des codemandeurs.

[3] La mère et les deux sœurs du mari, le Demandeur principal, n’auraient jamais accepté le mariage entre l’époux, d’ethnicité Kabyle (Berbère), et son épouse d’ethnicité arabe. Divers incidents plus ou moins désagréables se sont produits durant le mariage menant éventuellement au départ de l’Algérie vers le Canada. Essentiellement, la mère et les sœurs du Demandeur ont menacé qu’elles enlèveraient le fils Rafik, qu’elles ne laisseraient pas tranquille la Demanderesse et qu’elles lui pourriraient la vie. Le rôle de M. Hamadouche est loin d’être clair, et en quoi les menaces pourraient être sérieuses alors qu’elles viennent de la mère et des sœurs du Demandeur. Il ne sera pas nécessaire de faire une nomenclature des incidents impliquant Madame Souane, et la mère et les sœurs de son mari puisque tant la SPR que la SAR ont décidé l’affaire sur la base que le mari ne souffre d’aucun risque prospectif et que sa femme bénéficie de la possibilité d’un refuge intérieur (PRI) en Algérie.

[4] Les Demandeurs étaient assistés d’un consultant dans leurs démarches en matière d’immigration. Son nom apparaît sur les décisions rendues par la SPR et la SAR au titre de conseil des Demandeurs d’asile. Devant cette Cour, les Demandeurs prétendent à son incompétence.

II. La décision dont contrôle judiciaire est demandé

[5] La SPR a conclu que M. Hamadouche n’avait pas été persécuté. Il ne croyait pas être menacé et sa sécurité n’était pas en danger aux mains de sa mère et des sœurs. Il disait plutôt craindre pour sa femme et son fils. Pour la SPR, le harcèlement subi n’a pas la gravité nécessaire pour équivaloir à persécution.

[6] D’autre part, la SPR a cru qu’il existait des possibilités de refuge intérieur en Algérie car la mère et les deux sœurs de l’époux n’avaient pas la capacité de retrouver les Demandeurs là où ils trouveraient refuge.

[7] Mais la décision dont contrôle judiciaire est demandé est évidement celle de la SAR qui a confirmé celle de la SPR. Elle doit être examinée de plus près.

[8] Les Demandeurs se sont d’abord plaints que la SPR n’ait pas considéré le risque prospectif de l’Appelante ou la crédibilité de celle-ci, comparant son fondement de demande d’asile au témoignage rendu. La SAR rejette cet argument. La SPR a clairement signifié aux Demandeurs en début d’audience que la question déterminante pour Mme Souane était la possibilité de refuge intérieur. Quant au Demandeur, c’était le risque prospectif qu’il courrait qui était la question déterminante. La SPR avait aussi indiqué être intéressée par la crédibilité des Demandeurs. De fait, M. Hamadouche et Mme Souane ont pu présenter leur dossier, soumettre leur preuve, répondre aux questions du tribunal administratif et de leur conseil, et de faire part de leurs observations. La SAR de souligner qu’il n’y a aucune atteinte à l’équité procédurale si aucun motif n’est rédigé au sujet d’une question lorsque celle-ci n’est pas nécessaire pour disposer de la demande.

[9] Ainsi, en analysant directement la PRI, il est pris pour acquis aux fins de l’analyse que la Demanderesse et son fils feraient face à un risque dans leur région d’origine.

[10] Selon la SAR, il existe effectivement une PRI : le test comporte deux volets. Ils sont décrits de la façon suivante au paragraphe 14 de la décision de la SAR :

[14] […]

(1) L’appelante et son fils feraient-ils face à une possibilité sérieuse de persécution ou seraient-ils personnellement exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque de torture, à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités par les autorités du pays à |||||||| (lieu du refuge intérieur)?

(2) Compte tenu de toutes les circonstances, est-il raisonnable pour l’appelante et son fils de déménager dans la région de la PRI, compte tenu des circonstances leur étant particulières et la situation à |||||||| (lieu du refuge intérieur)?

Alors que les Demandeurs soutenaient que la SPR aurait dû tenir compte que Mme Souane avait été menacée, violentée et a subi de la violence psychologique, en plus de menaces d’enlèvement de son fils, la SAR décide plutôt que le refuge intérieur fait disparaître la possibilité sérieuse de persécution ou de la menace à leur vie, et des risques de traitements cruels et inusités.

[11] Selon la SAR, la preuve révèle que les agents de préjudice n’ont ni la capacité, ni la motivation de retrouver les Demandeurs qui sont soucieux de leur sécurité, sans pour autant couper tout contact avec la famille de M. Hamadouche. Ce serait irréaliste de demander que tout pont soit coupé. Essentiellement, la mère et les deux sœurs de M. Hamadouche n’ont pas le profil de personnes qui rechercheraient les Demandeurs partout en Algérie. La SAR s’est déclarée d’avis que la mère et les deux sœurs du Demandeur sont limitées dans leur capacité de retrouver les Demandeurs. Il est écrit au paragraphe 37 de la décision de la SAR :

[37] Les appelants n’ont pas établi que la belle-famille a la capacité ou la motivation de les retrouver […]. Ma conclusion est renforcée par le fait que pendant un an, l’appelante a été en mesure de se cacher de sa belle-famille sans subir de préjudice et rien dans la preuve ne permet de conclure que ce serait différent si elle retourne en Algérie plus de deux ans plus tard. Si la belle-famille était vraiment motivée ou capable, elle avait un an pour mettre ses menaces à exécution, ce qu’elle n'a pas fait. Les appelants n’ont pas établi que le beau-frère a la capacité de trouver leurs nouvelles coordonnées, pas plus que les agents de préjudice contacteraient des entreprises à la recherche de l’appelante. Ils n’ont déposé aucune preuve sur la possibilité d’acquérir des informations personnelles par corruption ou tout autre moyen en Algérie.

Cela dispose du premier volet de l’examen de la PRI.

[12] Le deuxième volet consiste en se demander si, en fonction des circonstances particulières de la Demanderesse et de son fils, la PRI considérée serait déraisonnable. Cette norme est dite rigoureuse. La SAR réfère au paragraphe 15 de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Ranganathan c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), [2001] 2 CF 164 :

[1] Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d’appel, indique qu’il faille placer la barre très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. L’absence de parents à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne.

[13] Des conditions pareilles ne sont pas présentes aux endroits où existerait une PRI. De fait, les conditions décrites à ces PRI apparaissent favorables. La SAR note d’ailleurs qu’à « l’audience, ils ont témoigné qu’ils n’ont pas de raison particulière qui les empêcherait de déménager dans ces villes » (Décision de la SAR, para 44). Cela fait conclure à la SAR que les Demandeurs n’ont pas établi que les conditions aux lieux de refuge seraient déraisonnables ou que la Demanderesse et son fils seraient en péril à ces endroits. Il eut fallu que ces conditions soient établies par les Demandeurs par preuve réelle et concrète.

[14] Quant au Demandeur, il n’a pas été établi qu’il pourrait courir un quelconque risque prospectif. Selon les Appelants, le Demandeur principal avait témoigné de façon crédible devant la SPR. Celle-ci aurait erré en ne trouvant pas que le harcèlement moral et psychologique, la violence verbale et physique suffisent à porter atteinte aux droits fondamentaux menant à persécution. Cet argument a été rejeté parce qu’il n’a pas été démontré que les articles 96 et 97 de la Loi seraient violés en cas d’un retour en Algérie.

[15] La crédibilité, qui n’a pas été mise en doute par la SPR, est bien différente du risque prospectif. La vie du Demandeur principal n’est pas menacée; la crainte de préjudice du Demandeur principal de la part de sa mère et des sœurs n’est pas établie non plus. Le Demandeur dit plutôt craindre pour sa femme et son fils. En fait le Demandeur pourra vivre avec sa famille en Algérie au lieu de refuge. Ainsi, le Demandeur n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution pour un motif de la Convention, ou encore une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités. Il en est résulté un rejet de l’appel.

III. Arguments et analyse

[16] Les Demandeurs soulèvent devant cette Cour des questions décidées par la SAR et une qui est nouvelle : le consultant règlementé en immigration canadienne aurait été incompétent dans l’exécution de son mandat.

[17] Essentiellement, l’argumentaire des Demandeurs tourne autour de deux pôles. D’abord il y aurait faute de ne pas avoir fait droit à la prétention que le risque prospectif de la Demanderesse devait décider de la demande d’asile au Canada. Le risque prospectif du Demandeur principal, ou plutôt l’absence de risque prospectif du Demandeur, aura été déterminant dans son cas, alors même que le risque prospectif advenant un retour en Algérie par la Demanderesse n’a même pas été mentionné dans la décision de la SPR et a été incorrectement entériné par la SAR. Ensuite, les instances administrateurs ont eu tort de désigner le Demandeur comme étant le Demandeur principal, au lieu de son épouse qui était celle visée par les parents du Demandeur.

[18] Le point central de toute cette affaire est l’attitude adoptée par la mère et les deux sœurs eu égard au mariage du Demandeur principal avec une femme d’une ethnie différente. Il n’est pas exagéré de parler d’une histoire de famille qui a généré du ressentiment au point où les Demandeurs ont quitté leur pays pour demander refuge au Canada. La question est de savoir si le mari subissait de la persécution. Si tel n’est pas le cas, il n’y a pas à trouver pour lui une possibilité de refuge intérieur. Il n’est ni un réfugié, ni une personne à protéger en vertu des articles 96 ou 97 de la Loi. En ce qui a trait à Madame Yasmina Souane et le fils du couple la possibilité de refuge intérieur est considérée si on peut dire que les deux pourraient être des réfugiés ou des personnes à protéger. Dans ce cas, un Demandeur peut avoir à démontrer qu’il n’y a pas de possibilité de refuge intérieur dans son propre pays.

[19] Les époux sont d’origines ethniques différentes, M. Hamadouche étant d’origine Kabyle alors que Mme Souane est d’origine arabe. Elle n’aura jamais été acceptée par la mère et deux sœurs de son époux, menant au départ de l’Algérie pour le Canda le 30 novembre 2018. Les Demandeurs mettent en exergue dans leur mémoire des faits et du droit le traitement qu’aurait subi la Demanderesse:

  • Les nouveaux époux, à compter de leur mariage, sont demeurés chez les parents du mari, selon la tradition musulmane; la Demanderesse y aurait été maltraitée; aucun détail n’est fourni;

  • Quatre mois plus tard (28 février 2015), déménagement : harcèlement par téléphone allégué, mais aussi lors de visites chez la famille du mari; aucun détail n’est fourni;

  • Juillet 2015 : autre déménagement à Alger; le harcèlement continue, sous la forme d’insultes et d’humiliations : aucun détail n’est fourni;

  • Suite à la naissance de Rafik Arezki, une tierce personne avise la Demanderesse qu’elle a appris que la belle-famille de la Demanderesse aurait visité la clinique; elle aurait déclaré que l’enfant ne devrait pas être élevé par une Arabe. La mère et les soeurs n’hésiteraient pas à enlever l’enfant;

  • Selon la tradition Kabyle, la naissance d’un fils aîné est célébrée : aucune grande fête n’a été organisée;

  • Une semaine après la naissance, la Demanderesse et son fils sont allés demeurer chez ses parents pendant quatre mois, où la Demanderesse n’a pas été importunée; la Demanderesse est retournée vivre avec son mari à Alger en janvier 2016;

  • Visitant la belle-famille en janvier 2016, celle-ci a manifesté son mécontentement envers la Demanderesse et son fils; par la suite, et jusqu’en juin 2016, aucun incident n’est signalé;

  • Fin juin 2016, les Demandeurs visitent la belle-famille où une dispute éclate avec la mère du Demandeur et ses deux sœurs. La Demanderesse aura été insultée et menacée de lui enlever son fils. On aurait signifié qu’on voulait lui « pourrir » sa vie. La Demanderesse rapporte que l’une des belles-sœurs l’aurait menacée avec un couteau à gâteau. Le mémoire des faits et du droit est muet sur le rôle et l’attitude du mari, mais indique que les trois Demandeurs ont quitté les lieux ensemble;

  • Deux mois plus tard, une grand-tante du Demandeur dit que la belle-famille recherchait leur adresse et celle de la crèche que fréquentait Rafik Arezki; les Demandeurs ont alors conduit leur enfant chez les parents de la Demanderesse où il est resté pendant un mois;

  • En septembre 2016, la belle-famille a invité le Demandeur et son fils pour célébrer l’anniversaire du petit, mais sans sa mère. La célébration n’a pas eu lieu;

  • Quelques jours plus tard, l’éducatrice à la crèche que fréquentait le petit a avisé qu’une femme était passée pour prendre le petit. L’éducatrice a demandé une pièce d’identité à la personne et celle-ci a quitté;

  • La Demanderesse a alors choisi de retourner vivre avec sa famille, loin d’Alger; là, elle n’aura reçu qu’un appel anonyme où l’interlocuteur disait connaître ses allées et venues. Le numéro de téléphone changé, elle n’a plus été importunée;

  • Les Demandeurs ont visité le Canada de mai à septembre 2018. Au retour, la mère du Demandeur lui a confirmé qu’elle ne voulait ni de la demanderesse ni de son fils Rafik dans la famille. Les Demandeurs quittaient pour le Canada le 30 novembre 2018.

 

[20] Les Demandeurs soumettent de plus que la SAR a eu tort de considérer que la SPR avait respecté l’équité procédurale. Elle a eu tort de ne pas relever l’erreur, par incompétence, du consultant, de ne pas avoir identifié la Demanderesse de « demanderesse principale », au lieu du Demandeur. La SAR aurait dû procéder à l’examen du risque prospectif de la Demanderesse à son retour en Algérie, d’autant qu’elle n’aurait pas pu s’exprimer de façon « satisfaisante » à cet égard. Enfin suggérer que de vivre en paix en Algérie en faisant preuve d’une « certaine prudence » est une erreur.

[21] Comme indiqué plus haut, l’argumentation tourne autour de deux pôles : l’allégation qu’il était nécessaire d’analyser le risque prospectif pour la Demanderesse et le consultant retenu par les Demandeurs était incompétent.

A. Analyse du risque prospectif de la Demanderesse

[22] Les Demandeurs prétendent que le consultant retenu par eux était incompétent du fait que le Demandeur a été identifié comme le « demandeur principal ». Cependant, malgré les demandes répétées de la Cour lors de l’audience, les Demandeurs n’ont jamais été en mesure d’identifier en quoi consistait l’incompétence alléguée du fait que le Demandeur principal soit le mari. Si la Demanderesse avait été empêchée de témoigner, cela mériterait attention. Mais cette allégation n’a pas été faite. On apprend plutôt que lors de son témoignage, la Demanderesse n’a pas été empêchée de témoigner du risque dont elle faisait l’objet, mais plutôt que « le Commissaire qui procédait à l’interrogatoire, n’a pas semblé y accorder de l’importance » (mémoire des faits et du droit des Demandeurs, para 117). Les Demandeurs se plaignent d’une audience de seulement deux heures où les menaces et le risque d’enlèvement de l’enfant n’auraient pas fait l’objet de l’attention espérée par le décideur administratif.

[23] Le Défendeur a raison de noter qu’il n’existe aucune preuve que le témoignage de la Demanderesse a été empêché. Toute cette affaire de risque prospectif de la Demanderesse est une forme de faux-fuyant. Ce risque prospectif n’est plus pertinent lorsque la possibilité d’un refuge intérieur est considérée.

[24] Comme il est expliqué dans Sivaganthan Rasaratnam c ministre de l’Emploi et de l'Immigration, [1992] 1 FC 706, la notion de possibilité de refuge intérieur est inhérente à la définition de refugié. La Cour d’appel fédérale note que ne voulant pas retourner dans son pays d’origine ou de résidence habituelle, un demandeur doit établir qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où il aura été allégué qu’il pourrait y trouver refuge. Il ne s’agit plus du risque là où il résidait lors des incidents donnant lieu à la demande d’asile. Il s’agit plutôt de la crainte au lieu du refuge lorsque la possibilité de refuge intérieur aura été soulevée.

[25] Dans une affaire qui est devenue la décision phare en la matière, la Cour d’appel fédérale élaborait sur le cadre juridique de la PRI dans Thirunavukkarasu c Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (CA), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu]. Ainsi, on revenait sur le caractère inhérent de la PRI dans une demande d’asile. Il ne s’agit pas d’une défense légale, ou d’une théorie juridique. Selon cette définition du concept, « les demandeurs de statut doivent craindre avec raison d’être persécutés et, du fait de cette crainte, ils ne peuvent ou ne veulent retourner dans leur pays d’origine » (page 593). Mais, dit la Cour d’appel, il faut que cette crainte de persécution soit présente dans tout le pays, pas uniquement dans leur coin de pays. On est réfugié d’un pays, pas d’une partie d’un pays ou d’une région. Puisque la PRI est inhérente à la notion de réfugié, le fardeau incombe au demandeur d’asile de démontrer, selon la balance de probabilités, que le refuge intérieur proposé n’est pas adéquat dans tout le pays, y compris la partie du pays offrant prétendument une possibilité de refuge. La proposition est résumée en quelques mots à la page 595 lorsqu’on peut lire que « (s)i la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est soulevée, il doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu'il risque sérieusement d'être persécuté dans cette partie de son pays qui offre prétendument une possibilité de refuge. » L’articulation du mécanisme est particulièrement bien présentée dans le passage suivant tiré à nouveau de Thirunavukkarasu :

D'une part, pour établir le bien-fondé de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, le demandeur, comme je l'ai dit plus haut, doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu'il risque sérieusement d'être persécuté dans son pays. Si la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est soulevée, il doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu'il risque sérieusement d'être persécuté dans cette partie de son pays qui offre prétendument une possibilité de refuge. Je reconnais que le demandeur, dans certains cas, peut ne pas avoir une connaissance personnelle des autres parties du pays, mais, en toute vraisemblance, il existe une preuve documentaire et, en outre, le ministre produira normalement des éléments de preuve tendant à établir l'existence de la possibilité de refuge si cette question est soulevée à l'audience.

[26] La possibilité d’un refuge dans une autre partie du pays est « simplement une expression commode et concise qui désigne une situation de fait dans laquelle une personne risque d’être persécutée dans une partie d’un pays mais pas dans une autre partie du même pays » (Thirunavukkarasu, p. 592). Avant de rechercher refuge au plan international, on doit regarder chez soi (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689).

[27] Pour le demandeur, on ne se rend pas à la PRI parce qu’il n’a aucun risque de persécution s’il devait retourner dans son coin du pays. Il l’a lui-même confirmé. Sa crainte était pour son épouse. N’ayant pas de risque, il ne pouvait être réfugié ou une personne à protéger. La question du statut du Demandeur tel que vu par la SPR et la SAR n’a d’ailleurs pas été contestée. Mais c’est autre chose pour la Demanderesse. C’est ainsi que prenant en compte le risque prospectif de la Demanderesse, les tribunaux administratifs dans notre cas examinaient s’il existe en Algérie même une possibilité de refuge intérieur.

[28] Le test relatif à la possibilité de refuge intérieur s’articule en deux volets, comme noté plus haut (para 10). Un demandeur d’asile n’aura pas de possibilité de refuge intérieur s’il peut se prévaloir de l’un ou de l’autre des deux volets. Comme vu, la Demanderesse aurait pu tenter de réfuter la possibilité de refuge intérieur là où est alléguée la possibilité de refuge. Cela n’a pas été fait.

[29] Elle aurait aussi pu démontrer qu’il serait déraisonnable pour elle d’y chercher refuge. En l’espèce, le deuxième volet n’a même pas été exploré. Aux dires mêmes de la Cour dans Thirunavukkarasu, ce volet comporte un lourd fardeau :

Permettez-moi de préciser. Pour savoir si c'est raisonnable, il ne s'agit pas de déterminer si, en temps normal, le demandeur choisirait, tout compte fait, de déménager dans une autre partie plus sûre du même pays après avoir pesé le pour et le contre d'un tel déménagement. Il ne s'agit pas non plus de déterminer si cette autre partie plus sûre de son pays lui est plus attrayante ou moins attrayante qu'un nouveau pays. Il s'agit plutôt de déterminer si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs. Autrement dit pour plus de clarté, la question à laquelle on doit répondre est celle-ci: serait-ce trop sévère de s'attendre à ce que le demandeur de statut, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une autre partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l'étranger?

(Thirunavukkarasu, p. 590)

[30] De fait, la Cour d’appel fédérale venait encore préciser combien lourd est le fardeau, ou combien haute est la barre à franchir dans Ranganathan c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), [2001] 2 CF 164 :

[15] Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d’appel, indique qu’il faille placer la barre très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. L’absence de parents à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne.

[Je souligne.]

[31] Dans le dossier devant la Cour, l’insistance mise par la Demanderesse sur son risque prospectif d’un retour est mal placée. Cette question ne se pose plus lorsqu’on est au stade de la PRI. L’attention ne doit pas être sur ce que la Demanderesse a prétendument subi alors qu’elle se trouvait en contact avec sa belle-famille, mais plutôt sur le risque qu’elle soit retrouvée ailleurs au pays où elle aurait une possibilité de refuge. Cela n’a jamais été fait. L’attention aurai dû porter sur la PRI puisque la partie portant sur la persécution aux mains de la belle-famille ne faisait pas l’objet de contestation.

B. L’incompétence du consultant

[32] Les Demandeurs ont allégué l’incompétence de leur consultant règlementé en immigration canadienne. Tout en prétendant que telle incompétence peut engendrer un manquement à la justice naturelle, ils admettent aussi que pareil manquement requiert une démonstration d’un critère très rigoureux (Galyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 250, aux paragraphes 83 et 84).

[33] La seule manifestation d’incompétence qui a été soulevée serait d’avoir permis la désignation de « demandeur principal » pour M. Hamadouche, plutôt que pour la Demanderesse. Pour toute explication, on prétend du côté des demandeurs que l’identification du « demandeur principal » serait « déterminante, en ce qui a trait à l’évaluation du risque prospectif que doit faire le Commissaire » (mémoire des faits et du droit, para 96). Ils déclarent que cette erreur déterminante a compromis l’issue de leur appel devant la SAR. Si on tente de comprendre en quoi consiste l’argument, les Demandeurs ramènent le tout à l’absence de démonstration du risque de persécution de la Demanderesse.

[34] Les critères à rencontrer pour satisfaire une cour de l’incompétence d’un avocat ou d’un conseiller sont bien connus. Une décision récente de notre Cour les a exposés ainsi, dans Ibrahim c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1148 [Ibrahim] :

[29] Pour établir un manquement à l’équité procédurale découlant d’une représentation incompétente, le demandeur doit remplir les exigences du critère suivant en trois volets (Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1189, au para 16; Abuzeid, au para 21) :

  1. les actes ou omissions allégués du représentant relèvent de l’incompétence;

  2. il y a eu déni de justice dans le sens où, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que l’issue de l’audience initiale ait été différente;

  3. le représentant a été avisé et a bénéficié d’une occasion raisonnable de répondre.

[30] Le critère à remplir pour établir l’incompétence d’un conseil est strict. La partie qui allègue l’incompétence doit établir qu’elle a subi un préjudice important découlant des actions ou omissions du conseil incompétent et qu’il est raisonnablement probable que, n’eût été les erreurs commises par le conseil par manque de professionnalisme, l’issue de l’instance aurait été différente : Jeffrey c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 605, au para 9.

Les trois critères doivent être rencontrés pour conclure à incompétence menant à violation de l’équité procédurale. Les Demandeurs ont satisfait au troisième critère en donnant un avis au consultant ce qui lui permettait de répondre; mais le consultant a ignoré l’avis reçu. A mon avis, les deux autres critères n’ont pas été satisfaits.

[35] Quant au troisième critère, les Demandeurs en font trop lorsqu’ils réclament que le silence du consultant, lorsque l’occasion lui est fournie de répondre à l’allégation, deviendrait une corroboration de leur allégation (mémoire des faits et du droit, para 94). Les Demandeurs n’ont pas expliqué en quoi un silence constitue une forme de corroboration, c’est-à-dire une preuve indépendente qui confirme une autre preuve. Mais il faut une preuve (The Law of Evidence, D.M. Paciocco and L. Stuesser, 7th Edition, Irwin Law; The Law of Evidence in Canada, A.W. Bryant, S. Lederman, M.K. Fuerst, 3rd Edition, LexisNexis, ch. 17). Un silence ne saurait corroborer une allégation d’incompétence; il ne s’agit pas d’un acquiescement à quoi que ce soit. Ce n’est certes pas la nature d’une preuve supportant une telle allégation. Le critère sert à permettre à la personne qui fait l’objet de l’allégation d’y répondre si elle le veut.

[36] Les premier et deuxième critères n’ont pas été remplis. Il eut fallu que, quant au premier critère, les Demandeurs établissent l’incompétence. Pour seule allégation à cet égard, les Demandeurs déclarent que c’est le fait que le mari a été déclaré « demandeur principal », au lieu de la Demanderesse, qui constitue l’incompétence. On ne sait trop pourquoi. Les deux Demandeurs ont pu témoigné. Ils n’expliquent aucunement en quoi cette désignation procurerait quel qu’avantage. On doit se rappeler que les époux avaient des difficultés différentes à surmonter : l’époux devait établir un risque prospectif alors même qu’il n’avait aucune crainte, alors que son épouse pouvait avoir cette crainte prospective que son mari n’avait pas (selon ses propres dires). C’est ainsi que la question de la possibilité de refuge intérieur ne pouvait s’appliquer à lui; il ne se qualifiait pas à titre de réfugié ou de personne à protéger. Ce n’était pas le cas pour la Demanderesse qui devait, elle, établir que la PRI ne pouvait s’appliquer à elle en fonction des deux volets discutés plus tôt. Les demandeurs, dont c’était le fardeau de démontrer l’incompétence de leur conseiller, ont échoué. De ne pas avoir été déclaré « demandeur principal » était sans conséquence en fonction de la seule preuve présentée.

[37] Il fut un temps où le deuxième critère était formulé comme s’il fallait établir une certitude que le résultat eut été différent si l’incompétence n’était pas intervenue. La formulation de ce critère dans la décision Ibrahim citée plus haut ne parle plus de certitude, mais plutôt de « probabilité raisonnable que l’issue de l’audience initiale ait été différente » (para 29). La raisonnabilité aurait ainsi remplacé la certitude.

[38] Par ailleurs, il continue d’être nécessaire d’établir que le préjudice découlant de l’incompétence alléguée soit important. Ici, même s’il y avait eu incompétence dans le fait de laisser la SPR désigner le mari être le « demandeur principal », il n’a aucunement été prouvé que cela avait une quelconque incidence sur le résultat. Le risque prospectif que voulait établir la Demanderesse, et sur lequel elle a témoigné, était pris pour acquis alors que la SPR, et la SAR, en étaient plutôt à ce que les Demandeurs puissent bénéficier d’un refuge dans leur pays de nationalité si un risque prospectif existait, avant de tenter de se prévaloir d’un asile à l’étranger. La qualité de « demandeur principal » n’a pas été démontrée comme fournissant un quelconque avantage et, de toute façon, la démonstration du risque prospectif ne répondrait pas au fardeau des Demandeurs d’établir qu’il n’y avait pas de possibilité de refuge intérieur.

[39] Il en résulte que la violation de l’équité procédurale, parce que le conseiller retenu par les Demandeurs aurait fait preuve d’incompétence, n’a pas été établie.

[40] Enfin, les Demandeurs se sont plaints que la SAR ait recommandé la prudence aux Demandeurs dans leur lieu de refuge intérieur. La SPR avait plutôt parlé de couper tout contact avec la famille du Demandeur, mais la SAR a jugé ce commentaire irréaliste. Elle a plutôt noté que, par le passé, le Demandeur aurait pu divulguer malencontreusement des renseignements qui pouvaient les exposer à des interventions inopinées. La SAR référait dans sa décision à des divulgations antérieures relatives à leur milieu de vie.

[41] Les Demandeurs ont parlé de contradiction de la SAR dans son raisonnement « puisque le fait d’écrire, d’une part, que la prudence est de mise et que, d’autre part, les demandeurs peuvent vivre en paix en Algérie, c’est reconnaître, dans une certaine mesure, que le risque existe ». Je ne partage pas cet avis. D’abord, la SAR n’a pas parlé en termes de prudence comme étant de mise : elle a plutôt parlé en termes « d’une certaine prudence au moment de divulguer leur nouveau milieu de vie à d’autres, comme ils l’ont probablement fait lorsque l’appelante vivait chez ses parents à Saïda puisque, pendant un an, personne ne l’a retrouvée » (Décision de la SAR, para 29). Cette recommandation de prudence m’apparaît comme étant l’évidence même. Si vous avez besoin d’un refuge à l’égard de ce qu’on appelle dans certains milieux des agents de préjudice, c’est l’enfance de l’art que de prendre des précautions élémentaires pour ne pas divulguer ce qui devait rester confidentiel ou anonyme. Le risque ne peut jamais être complètement éliminé. Comme les tribunaux administratifs, je ne crois pas que les agents de préjudice aient le profil pour rechercher les Demandeurs partout en Algérie, un pays de 40 millions de personnes, ou de par le monde. Mais si c’était le cas, les agents de préjudice pourraient faire des recherches au Québec; dans l’un et l’autre cas, une certaine prudence au moment de divulguer le nouveau milieu de vie serait de bon aloi. Il n’y a aucune contradiction, comme allégué par les Demandeurs.

IV. Conclusion

[42] Il en découle que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 


JUGEMENT au dossier IMM-1413-21

LA COUR STATUE:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1413-21

INTITULÉ :

RABAH HAMADOUCHE, YASMINA SOUANE et RAFIK AREZKI HAMADOUCHE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 13 JANVIER 2022

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 février 2022

COMPARUTIONS :

Michelle Gagné-Houle

Pour la partie demanderesse

 

Édith Savard

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lex Boréal Avocats

Montréal (Québec)

Pour la partie demanderesse

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la partie défenderesse

 

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