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Date : 20220315


Dossier : IMM-3384-20

Référence : 2022 CF 340

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 15 mars 2022

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

YAIR SUBAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen d’Israël âgé de 68 ans, qui a visité le Canada pour la première fois en 1989. Il a travaillé comme chantre (animateur de la liturgie et de la prière) au sein de la communauté juive d’Ottawa à divers moments depuis 2003, et travaille de façon continue au Canada depuis 2013. En plus de ses fonctions liturgiques, il participe beaucoup à d’autres aspects des services pastoraux et d’éducation dans la communauté juive. Lorsqu’il est entré au Canada en décembre 2013, il a obtenu l’autorisation de rester au pays jusqu’au 31 mai 2015. Le 19 février 2015, une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que le demandeur avait antérieurement présentée a été rejetée.

[2] Malgré son autorisation de voyage temporaire, le demandeur est resté au Canada depuis lors parce qu’il craignait d’avoir des difficultés à revenir au Canada s’il partait et que son âge avancé ferait en sorte qu’il lui serait presque impossible de reprendre sa carrière en Israël. Le 22 novembre 2018, le demandeur a présenté une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, laquelle fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Il conteste le rejet de sa demande et, pour les motifs qui suivent, je conviens que ce rejet était déraisonnable.

I. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[3] Le demandeur a déclaré dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait déjà envisagé de présenter une demande au titre de la catégorie de l’expérience canadienne. Cependant, même s’il a appris à parler couramment l’anglais, son expression écrite et sa compréhension ne répondent pas aux exigences. Il fait remarquer que la composante écrite de la langue anglaise n’est pas nécessaire à sa profession, puisqu’il est chantre, qu’il parle couramment l’hébreu et qu’il connaît bien le chant liturgique et la prière. Employé de façon permanente par une synagogue à Ottawa, le demandeur gagne un salaire modeste, a accumulé des économies grâce à ce qu’il a qualifié de [TRADUCTION] « saine gestion financière », et a un dossier établi en matière de participation communautaire.

[4] À l’appui de sa demande, le demandeur a fourni 21 lettres d’appui de membres de sa communauté, y compris de collègues du clergé. En plus de ces lettres d’appui, il a fourni des copies des résultats de ses tests d’anglais, divers documents financiers et un article de presse de 2018 qui cite des statistiques de l’Israel Democracy Institute selon lesquelles environ 50 % des hommes juifs orthodoxes en Israël sont sans emploi.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[5] Dans une décision datée du 4 août 2020, un agent principal d’immigration (l’agent) a tenu compte du dossier d’immigration du demandeur et a cité l’établissement au Canada et le chômage en Israël comme facteurs d’ordre humanitaire à l’appui de sa demande. L’agent a souligné l’emploi stable du demandeur, le fait que [TRADUCTION] « de nombreuses personnes ont fourni des lettres qui attestaient que le demandeur faisait du bénévolat », et a noté qu’il était propriétaire d’un véhicule et avait des économies. L’agent a ensuite déclaré que [TRADUCTION] « [m]ême si j’ai accordé un poids favorable à l’établissement du demandeur au Canada, j’estime que son établissement n’est pas exceptionnel ». Il a expliqué qu’il n’est pas inhabituel d’avoir un emploi, de faire du bénévolat, de louer une propriété, de posséder un véhicule ou d’accumuler des économies.

[6] L’agent a souligné que le demandeur séjournait au Canada sans statut légitime et qu’il n’avait pas prouvé que son séjour prolongé résultait de circonstances sur lesquelles il n’avait aucune emprise. Il a ensuite déclaré que [traduction] « le simple fait que le demandeur ait été employé au Canada ne suffit pas à démontrer qu’il s’est intégré à la société canadienne d’une manière qui justifie l’octroi d’une dispense » et que, compte tenu de toutes les circonstances, la preuve fournie était insuffisante pour justifier l’octroi d’une dispense fondée sur l’établissement au titre de l’article 25. L’agent a constaté les liens du demandeur avec sa communauté et les amitiés qu’il a nouées avec diverses personnes, mais a souligné qu’ils pouvaient être maintenus depuis l’étranger et qu’aucun n’atteignait un tel degré d’interdépendance ou de confiance qu’il serait justifié d’accorder une dispense.

[7] L’agent a ensuite pris acte des difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé s’il retournait en Israël, mais il a mentionné qu’il avait deux sœurs (âgées de 87 et de 74 ans) et trois enfants (âgés de 40 à 46 ans) qui vivent là-bas, ce qui allégerait ses difficultés. Il a également souligné qu’en se réinstallant au Canada à plusieurs reprises, le demandeur avait montré qu’il était audacieux et débrouillard, ce qui indique qu’il pourrait aussi se réinstaller en Israël, où il est né, où il a vécu et où il continue d’avoir des amis, de la famille et des réseaux sociaux. L’agent a accordé un [traduction] « poids favorable » au facteur lié à la réunification familiale. Il a fait observer que le demandeur alléguait qu’il serait confronté à des difficultés en raison du taux de chômage en Israël, comme en témoignait l’article de presse, mais qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs démontrant qu’il serait incapable de trouver un emploi compte tenu de son expérience, de ses compétences et de ses connaissances.

[8] En résumé, l’agent a déclaré que, compte tenu de la situation personnelle du demandeur, de son établissement au Canada, du taux de chômage en Israël et de sa participation aux activités de sa communauté, la preuve ne justifiait pas une dispense.

III. Analyse

[9] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle de la décision d’un agent d’immigration de lever ou non, pour des considérations d’ordre humanitaire, les obligations applicables aux demandes de résidence permanente.

[10] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême a établi un cadre d’analyse révisé qui permet de déterminer la norme de contrôle applicable et qui ne donne aucune raison de se soustraire à l’application de la norme de la décision raisonnable suivie dans la jurisprudence antérieure (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]; Bhalla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1638 [Bhalla]). La cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable examine la décision rendue par le décideur afin d’y rechercher les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, pour déterminer si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques (Vavilov, au para 99). Tant le raisonnement suivi que le résultat de la décision doivent être raisonnables (Vavilov, au para 83).

[11] La dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et hautement discrétionnaire et commande une grande retenue (Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 au para 12), mais l’agent doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, italiques dans l’original, soulignement ajouté). Lorsque le décideur fait abstraction de certains éléments, en particulier des principaux facteurs d’ordre humanitaire, la mise en balance sera nécessairement déficiente, car les lacunes que comportent les motifs ne permettent pas à la cour de savoir si les facteurs, correctement soupesés, auraient fait pencher la balance du côté positif ou négatif (Bhalla, aux para 21, 28).

[12] La seule question en litige dans la présente demande est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Le demandeur soutient que l’agent a omis d’évaluer adéquatement la question de son établissement, ainsi que le principal argument de ses observations relatives aux difficultés; c’est aussi mon avis.

1. Question no 1 : l’établissement

[13] Le demandeur soutient que l’évaluation par l’agent de son établissement était incomplète et déraisonnable. Il prétend que l’agent était disposé à accorder un poids favorable à ses facteurs d’établissement, mais qu’il a néanmoins jugé qu’ils [traduction] « n’étaient pas exceptionnels » et a par la suite mentionné que la preuve n’était pas suffisante pour le convaincre que l’établissement du demandeur justifiait une dispense. Selon le demandeur, l’agent n’a pas précisé ce qui serait considéré comme exceptionnel dans les circonstances ni expliqué quel seuil le demandeur n’avait pas atteint. En résumé, rien n’indiquait pourquoi les éléments de preuve présentés au sujet de l’établissement étaient insuffisants (en se fondant sur Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258 [Chandidas]).

[14] Le défendeur, pour sa part, convient que l’agent était tenu d’examiner tous les facteurs pertinents pour déterminer s’ils étaient de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne (Kanthasamy, au para 13). Cependant, il soutient que l’agent, ayant fait référence aux lettres à l’appui du demandeur et à l’engagement communautaire de celui-ci, n’a ni écarté les liens du demandeur ni fait abstraction des facteurs pertinents, et qu’il était raisonnable de conclure que son établissement n’était pas exceptionnel.

[15] À cet égard, le défendeur fait valoir qu’en l’espèce, et contrairement à la décision Chandidas, l’agent a expliqué pourquoi la preuve relative à l’établissement était insuffisante en affirmant qu’il n’était pas rare que des personnes qui résident au Canada aient un emploi, fassent du bénévolat, louent une propriété, possèdent un véhicule ou accumulent des économies. Le défendeur s’appuie également sur i) la décision Regalado c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 540 [Regalado], pour affirmer qu’on ne peut attendre de l’agent qu’il détermine de façon arbitraire le degré d’établissement requis ou qu’il imagine ce qui pourrait déclencher l’application de l’exception prévue à l’article 25 et sur ii) la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 [Zhang], pour affirmer que le terme « exceptionnel » a été utilisé de façon descriptive, et ne veut pas dire que le demandeur était tenu de faire la preuve d’un établissement exceptionnel.

[16] Aux paragraphes 14 à 21 de la récente décision Quiros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1412 [Quiros], rendue par notre Cour, la juge Go formule des commentaires qui me semblent instructifs pour examiner les interprétations que les parties font des décisions Chandidas et Regalado. Comme le fait remarquer la juge Go, même si le juge dans la décision Regalado signale qu’il faut se garder d’inventer une norme arbitraire, il ne soutient pas le principe selon lequel les conclusions n’ont pas besoin d’être expliquées. L’absence d’une norme de référence pour évaluer l’établissement vise plutôt à faire en sorte que les décisions prises tiennent compte des circonstances propres à chaque affaire.

[17] De plus, la situation en l’espèce est différente de celle de l’affaire Regalado, puisque dans cette dernière, la demanderesse reprochait à l’agent de ne pas avoir indiqué le degré d’établissement qu’il jugeait nécessaire pour justifier une dispense. En l’espèce, en revanche — et comme ce fut le cas dans la décision Chandidas — ce qui pose problème, c’est que la prétendue explication de l’agent selon laquelle l’établissement du demandeur n’était pas exceptionnel est vague et que l’agent ne semble pas avoir vraiment tenu compte de la situation particulière du demandeur ou des éléments de preuve qu’il a fournis. Dans la décision Chandidas, la juge Kane a donné l’explication suivante au paragraphe 80 :

[...] [L]’agent n’a fourni aucune raison pour expliquer pourquoi les éléments de preuve présentés au sujet du degré d’établissement étaient insuffisants. L’agent a examiné en détail le degré d’établissement des membres de la famille en parlant de leur travail, de leur revenu, des attaches familiales, des cours suivis, des établissements d’enseignement fréquentés et de leur participation à la vie de la collectivité dans divers passages de sa décision. L’agent ne précise pas en quoi consisterait pour lui un établissement extraordinaire ou exceptionnel. Il se contente d’affirmer que c’est ce à quoi il s’attendrait et que les membres de la famille ne seraient pas confrontés à des difficultés inusitées et injustifiées ou excessives s’ils étaient contraints de demander un visa depuis l’étranger. Bien que certains pourraient y voir un raisonnement, force est d’admettre qu’il ne s’agit de rien de plus que d’un énoncé informatif.

[Italiques dans l’original.]

[18] Cette observation explique précisément la faiblesse de la décision faisant l’objet du contrôle. Manifestement, le demandeur a essentiellement fait valoir, dans ses observations et dans la majorité des éléments de preuve présentés, ses liens avec sa communauté et le caractère fondamental du rôle qu’il y a joué en tant que chantre pendant plus de 30 ans, y ayant travaillé pendant de longues périodes depuis la fin des années 1980.

[19] Pour commencer, le demandeur a lui-même expliqué son passé, notamment le fait qu’au cours de ses nombreuses années au Canada, il n’avait jamais reçu de prestations de bien-être social, d’aide sociale ou d’assurance-emploi. Le demandeur a fourni des précisions sur ses activités au Canada au cours des périodes où il y a vécu depuis 1988, dans les formulaires de demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire eux-mêmes et dans un addenda, déclarant notamment ce qui suit :

[traduction]
Je suis bien établi au Canada et je n’ai jamais demandé ni reçu de bien-être social, ni d’aide sociale ni d’assurance-emploi. Je suis employé de façon permanente à la synagogue de la Congrégation Beit Tikvah d’Ottawa, où je gagne environ 40 000 $ par année. Je suis propriétaire d’une automobile et je suis depuis longtemps locataire d’un appartement dans la région d’Ottawa-Ouest. En plus de mes antécédents stables en matière d’emploi et de logement, j’ai réussi à accumuler des économies grâce à une saine gestion de mes finances. J’ai un dossier civil impeccable au Canada, aucune accusation criminelle n’a jamais été portée contre moi et je n’ai jamais eu d’interaction négative avec les forces de l’ordre. J’ai également participé à de nombreuses activités communautaires à titre bénévole et j’ai bâti un modèle stable de vie ici…. En raison de ma profession de chantre, je comprends que je peux travailler au Canada sans permis, conformément à l’alinéa 186 l) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés.

[20] De nombreuses demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont rejetées — et ne peuvent être rouvertes dans le cadre d’un contrôle judiciaire — en raison d’une absence ou d’une « insuffisance » d’éléments de preuve à l’appui des principales affirmations de la demande (pour un exemple récent, voir Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 341 aux para 20-22). En l’espèce, le demandeur a étayé sa demande à l’aide de plus de vingt lettres d’appui détaillées et distinctives provenant de divers membres de sa communauté, dont des leaders communautaires, notamment des rabbins émérites (y compris feu le rabbin Bulka) et des chefs d’organismes communautaires.

[21] Ces éléments de preuve attestent de différentes caractéristiques de la personnalité du demandeur, de son engagement envers le travail communautaire et le bénévolat, ainsi que de son rôle et de sa contribution uniques et précieux au sein de son milieu. Plusieurs lettres, notamment celles d’organismes à but non lucratif, parlaient de ses enseignements, de son assistance auprès des malades et de son aide pour l’étude et la prière individuelles. Outre ses fonctions professionnelles en tant que chantre et membre du clergé (pour lesquelles une preuve d’emploi a été fournie), les auteurs des lettres ont fait état de l’aide qui leur a été fournie personnellement, ainsi qu’à leur famille et à leurs amis, allant de cours de préparation à la bar-mitsva à de l’accompagnement dans des moments difficiles, entre autres, en cas de maladies et lors de funérailles.

[22] Dans toute la décision, l’agent, qui a prétendument examiné le contenu des 21 lettres, y a seulement fait référence ainsi : [traduction] « [de] plus, de nombreuses personnes ont fourni des lettres dans lesquelles elles indiquent que le demandeur effectue une certaine forme de bénévolat ». Le défendeur soutient que l’agent a examiné les autres éléments de preuve et a accordé un certain poids favorable à l’établissement du demandeur au Canada, mais qu’il a conclu que l’établissement n’était pas exceptionnel. Dire simplement que [traduction] « j’ai examiné tous les éléments de preuve » ne suffit pas. Comme les juges majoritaires l’ont affirmé au paragraphe 64 de l’arrêt Vavilov, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (italiques dans l’original, soulignement ajouté).

[23] En l’espèce, l’agent parle de l’établissement du demandeur dans des termes très généraux, puis utilise une description générale pour l’écarter, le jugeant ordinaire. L’agent ne fournit aucune raison pour expliquer pourquoi il a tiré la conclusion qui précède, malgré les éléments de preuve détaillés fournis par des tiers et le demandeur lui-même, et malgré les observations de son conseil. C’est précisément ce contre quoi les décisions Chandidas, Quiros et Regalado mettent en garde. En l’espèce, comme dans l’affaire Chandidas et dans l’affaire Quiros, l’agent a énuméré des facteurs liés à l’établissement qui, bien que reconnus comme favorables, ont ensuite été écartés et décrits comme n’étant pas exceptionnels ou rares. Ce faisant, l’agent a clairement laissé entendre qu’il était nécessaire que l’établissement du demandeur soit exceptionnel pour justifier une pondération positive sans réserve.

[24] Le défaut d’examiner la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dans le contexte des observations est aussi contraire à l’orientation donnée par la Cour dans la décision Cezair c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1510 [Cezair], une décision invoquée par le défendeur. Dans la décision Cezair, aux paragraphes 22 à 25, le juge McHaffie a souligné qu’on ne pouvait reprocher à l’agente dans cette affaire d’avoir examiné le niveau d’interdépendance de la demanderesse en tant qu’individu au sein d’un réseau d’amis et de pairs sous l’angle des difficultés, parce que c’est précisément ainsi qu’elle l’avait présentée dans ses observations. Par conséquent, l’agente était tenue d’examiner ses affirmations et il aurait été déraisonnable de ne pas en tenir compte. Je comprends que les commentaires du juge McHaffie dans la décision Cezair concernaient l’importance pour les agents de se montrer sensibles aux observations présentées à l’appui des demandes qu’ils reçoivent.

[25] En l’espèce, il est clair pour moi que l’agent n’a pas dûment tenu compte des observations et de la preuve à l’appui concernant le facteur déterminant des considérations d’ordre humanitaire invoqué par le demandeur (l’établissement) dans le contexte des observations présentées à l’appui de la demande. Écrire simplement [traduction] « j’ai examiné tous les éléments de preuve » pour la forme n’équivaut pas à expliquer pourquoi la preuve d’établissement est insuffisante. En tant que telle, et sans rien de plus, la déclaration qui précède ne justifie pas la conclusion.

[26] Passons maintenant au deuxième argument du défendeur. Celui-ci invoque la décision Zhang pour décrire comme étant [traduction] « purement descriptive » l’observation de l’agent selon laquelle il [traduction] « estime que son établissement [celui de M. Subar] n’est pas exceptionnel ». Je suis d’avis que le défendeur a tort de s’appuyer sur la décision Zhang. Dans cette décision, le juge Zinn a conclu que l’agent avait déraisonnablement exigé du demandeur qu’il démontre un degré exceptionnel d’établissement. L’agent avait par ailleurs déclaré qu’il ne considérait pas l’établissement du demandeur comme exceptionnel (aux para 1 à 3 et 27 à 29). Le juge Zinn a expliqué que « l’agent croyait, dans son travail, que le demandeur était tenu de faire la preuve de l’existence de difficultés ou d’un établissement “exceptionnels”. Or, cela ne constitue pas le critère applicable à une décision pour motifs d’ordre humanitaire » (Zhang, au para 28).

[27] De même, en l’espèce, et comme je l’ai dit précédemment, je ne puis souscrire à l’avis du défendeur selon lequel l’utilisation du terme « exceptionnel » était [traduction] « purement descriptive ». En l’espèce, l’agent a écrit ce qui suit :

[traduction]
En ce qui a trait à l’établissement du demandeur au Canada, je constate qu’il occupe le poste de chantre depuis de nombreuses années, son plus récent poste étant celui à la synagogue de la Congrégation Beit Tikvah d’Ottawa. De plus, de nombreuses personnes ont fourni des lettres dans lesquelles elles indiquent que le demandeur effectue une certaine forme de bénévolat. Le demandeur a également indiqué qu’il possédait un véhicule, qu’il louait une propriété et qu’il avait accumulé des économies au Canada. Même si j’ai accordé un poids favorable à l’établissement du demandeur au Canada, j’estime que son établissement n’est pas exceptionnel. Je ne trouve pas rare que des personnes qui résident au Canada occupent un emploi, fassent du bénévolat, louent une propriété, possèdent un véhicule ou accumulent des économies. [...]

[28] Comme dans la décision Zhang, l’agent en l’espèce a cru à tort que l’établissement du demandeur devait être exceptionnel. Il ne s’agit pas là d’un seuil à atteindre pour remplir les exigences d’obtention d’une mesure spéciale pour des considérations d’ordre humanitaire ou pour inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne (Kanthasamy, aux para 13, 21). Il faut plutôt tenir compte des facteurs soulevés par le demandeur et les examiner comme un tout, et l’agent doit expliquer si l’ensemble du contexte justifie l’octroi de la dispense prévue à l’article 25 — et dire pourquoi il en est ainsi.

[29] En somme, compte tenu des deux erreurs commises quant au facteur d’établissement — à savoir le défaut de tenir dûment compte des lettres d’appui et l’attente relative au caractère exceptionnel de l’établissement — la décision est déraisonnable.

2. Question no 2 : les difficultés

[30] J’examinerai maintenant deux autres lacunes de la décision, qui méritent d’être mentionnées et qui ont toutes deux trait à l’analyse des difficultés. Au sujet des difficultés, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]
De plus, je conclus que les éléments de preuve sont insuffisants pour appuyer le fait que les relations susmentionnées sont caractérisées par un degré d’interdépendance et de confiance tel que, advenant une séparation, il serait justifié d’accorder la prise de mesures spéciales pour considérations d’ordre humanitaire.

[31] Le défendeur a déclaré qu’il n’y avait aucune autre preuve « d’interdépendance » que celle de la relation d’emploi continue à titre de chantre avec la synagogue. Il ne s’agit pas d’une explication convaincante. Bien que certains des documents versés au dossier proviennent de l’employeur du demandeur, l’essentiel de la preuve et la demande elle-même portent sur des éléments qui ne relèvent pas de son emploi, à savoir le rôle irremplaçable que joue le demandeur en tant que leader religieux aidant la collectivité dans son ensemble et les particuliers, dans le cadre de ses fonctions de chantre et hors de celles-ci.

[32] Encore une fois, le constat qui précède renvoie à la première question examinée ci-dessus, à savoir que l’agent ne fait pas mention du contenu des éléments de preuve à l’appui et ne le décrit pas raisonnablement, ce qui permet de se demander s’il a réellement tenu compte des lettres ou s’il les a soupesées. En l’espèce, malgré la preuve, l’agent n’a donné aucune précision pour motiver ses commentaires concernant l’absence d’interdépendance. En effet, la plupart des lettres faisaient état de l’intégration solide du demandeur dans la collectivité, dans tous les domaines de la vie décrits ci-dessus, et lorsqu’elles ne faisaient pas explicitement référence à une « intégration » réussie, leur contenu portait sur les liens solides que le demandeur a tissés au fil des ans.

[33] Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, et il aurait été loisible à l’agent, malgré les lettres, d’en arriver à la même conclusion, et ce, de façon raisonnable. En effet, dans l’affaire Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 339 [Singh], un prêtre sikh a étayé sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à l’aide de dizaines de lettres d’appui rédigées par ses fidèles. Cependant, dans cette affaire, contrairement à la présente espèce, l’agent a analysé et soupesé les éléments de preuve présentés à l’appui de la demande.

[34] Par exemple, concernant les pièces justificatives, l’agent dans l’affaire Singh a fait référence à plusieurs lettres d’appui et à leur contenu et, dans son analyse, a précisé qu’elles avaient été examinées et pondérées, soulignant que plusieurs semblaient avoir été reproduites en grande partie, ce qui en réduisait la valeur probante selon lui (Singh, au para 3). L’agent, dans cette affaire, a également fait remarquer expressément qu’il y avait d’autres prêtres au temple concerné, que certains des enseignements du demandeur pouvaient encore être dispensés à distance et que rien n’indiquait dans la preuve que les activités du temple seraient mises en péril (Singh, au para 4).

[35] En revanche, en l’espèce, la seule fois où l’agent a fait mention des lettres est pour dire qu’elles indiquaient que le demandeur [TRADUCTION] « effectue une certaine forme de bénévolat ». Il n’est fait aucune mention de la référence répétée au rôle essentiel joué par le demandeur en tant que leader à sa synagogue, et plus généralement dans sa communauté, si ce n’est les références vagues aux liens de dépendance dont il a été question précédemment. L’explication incomplète à propos des principaux éléments de preuve à l’appui de la demande en l’espèce est suffisante pour constituer une importante erreur de compréhension, ce qui fait que l’on ne peut savoir avec certitude si l’agent a réellement examiné le fond des lettres pour arriver à une conclusion d’interdépendance insuffisante.

[36] Bien qu’il puisse certainement, après un examen véritable, tirer une conclusion défavorable sur la question, il est difficile de comprendre, sans explication, comment il est arrivé à la conclusion qu’un membre du clergé, et un enseignant, n’avait pas établi de lien d’interdépendance, compte tenu de son engagement tel qu’il est décrit dans la preuve. Il ne s’agissait pas d’un simple paroissien qui observait depuis un banc à l’arrière.

[37] L’autre lacune importante dans l’analyse des difficultés a trait à la façon dont l’agent a examiné l’inquiétude du demandeur relativement au taux de chômage des juifs orthodoxes en Israël et l’affirmation du demandeur selon laquelle ses perspectives d’emploi seraient faibles, voire nulles, compte tenu de son âge.

[38] Le défendeur a présenté des observations écrites selon lesquelles il était raisonnable, même si le demandeur avait produit un seul article, que l’agent conclue que la [traduction] « preuve fournie était insuffisante » pour justifier le fait que le demandeur serait incapable de trouver un emploi en Israël, compte tenu en particulier de ses compétences et de ses connaissances établies.

[39] Si la seule question soulevée par le demandeur concernait les taux d’emploi, je serais d’accord avec l’agent. Cependant, le demandeur a précisé qu’il aurait des difficultés à trouver un emploi en tant que juif orthodoxe d’un âge avancé :

[traduction]
À l’âge de 65 ans, je n’aurais pratiquement aucune possibilité de reprendre ma carrière en Israël, là où je suis né. Je demande respectueusement au décideur chargé de trancher la présente demande de faire preuve d’empathie lorsqu’il évaluera ma demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Je n’allègue pas la persécution ou tout autre facteur semblable, mais plutôt le fait que j’ai apporté une contribution importante à la vie culturelle et religieuse de la communauté juive canadienne pendant une longue période et que, si je suis renvoyé du Canada, je ne pourrai pas continuer d’exercer mes fonctions ou mon rôle. Un préjudice important en découlerait pour moi, ainsi que pour ma communauté.

(Non souligné dans l’original.)

[40] Dans la décision, l’agent ne mentionne aucunement l’âge du demandeur ni sa crainte que son retour en Israël, en particulier à son âge, l’oblige à abandonner sa profession. Il s’agit là d’une omission importante, à mon avis, qui démontre clairement que l’agent n’a pas prêté une attention minutieuse aux facteurs d’ordre humanitaire invoqués par le demandeur dans sa demande ni aux éléments de preuve présentés qui portaient sur un sous-ensemble particulier de la population d’Israël, son État natal.

[41] Bien que je souligne encore une fois qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier la preuve à nouveau, aucune des parties n’a contesté le fait que les agents appelés à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doivent examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à leur connaissance et leur accorder du poids (Kanthasamy, au para 25). En l’espèce, l’article de journal joint à la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire portait expressément sur la question du chômage au sein de la communauté juive orthodoxe. Sans présenter d’analyse des facteurs soulevés par le demandeur et étayés par des éléments de preuve, il était déraisonnable pour l’agent de les rejeter au motif qu’ils étaient insuffisants.

IV. Conclusion

[42] Compte tenu des lacunes dans l’analyse de l’établissement et des difficultés décrites ci-dessus, j’accueillerai la présente demande.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3384-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3384-20

 

INTITULÉ :

YAIR SUBAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Adam Slipacoff

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Adam Lupinacci

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Slipacoff Immigration Law Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Le sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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