Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220316


Dossier : IMM-6410-20

Référence : 2022 CF 360

TRADUCTION FRANÇAISE

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

NADIN ESPRIT

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Nadin Esprit, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 31 août 2020 par laquelle un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté sa demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] La demanderesse soutient que la décision de l’agent est déraisonnable parce que celui-ci a examiné, écarté et rejeté de manière sélective des éléments de preuve pertinents dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant et de l’incidence qu’aurait le renvoi sur la santé mentale de la demanderesse.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Les faits

A. La demanderesse

[4] La demanderesse est âgée de 44 ans et citoyenne de la Dominique. Elle a la garde exclusive de son fils de sept ans (Nathan). Le père de Nathan est un citoyen canadien.

[5] La demanderesse a grandi à la Dominique et affirme qu’elle vivait alors dans la pauvreté, qu’elle était souvent exposée à des actes de violence et qu’elle a été agressée sexuellement à plusieurs reprises par ses voisins.

[6] Le 30 mai 2004, la demanderesse est arrivée au Canada munie d’un visa de visiteuse.

[7] La demanderesse a rencontré le père de Nathan en avril 2013. Le couple s’est séparé peu de temps après que la demanderesse a appris qu’elle était enceinte, mais a repris la relation pendant quelques mois lorsque Nathan avait un an. La demanderesse affirme que le père de Nathan lui a fait subir de la violence affective.

[8] En 2016, la demanderesse et Nathan ont emménagé dans un refuge pour femmes où ils sont restés environ un an et ont bénéficié de services de counselling. En décembre 2019, une psychologue agréée a diagnostiqué un trouble dépressif majeur chez la demanderesse.

[9] Le 30 octobre 2017, la demanderesse a obtenu la garde exclusive de Nathan. Le père de Nathan a obtenu un droit de visite et verse une pension alimentaire pour l’enfant. Depuis que le tribunal a rendu l’ordonnance concernant la garde, la demanderesse soutient que la relation de Nathan avec son père est devenue une partie importante du bien-être de Nathan.

[10] En décembre 2019, un psychothérapeute autorisé a diagnostiqué un trouble anxieux chez Nathan. En outre, Nathan éprouve fréquemment des douleurs abdominales et est actuellement évalué par des professionnels de la santé.

[11] Le 15 mars 2017, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, laquelle a été rejetée le 19 mars 2018. Le 18 octobre 2019, elle a présenté une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été mise à jour le 3 mars 2020.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] Dans une lettre datée du 31 août 2020, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse, concluant qu’elle ne justifiait pas une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[13] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse reposait sur l’établissement de celle-ci au Canada, l’intérêt supérieur de Nathan, les difficultés auxquelles elle serait exposée à la Dominique, ainsi que sur ses problèmes de santé mentale et les traumatismes liés aux mauvais traitements qu’elle avait subis à la Dominique.

[14] L’agent a tenu compte de l’établissement de la demanderesse au Canada depuis 2004 et a accordé un poids favorable aux relations de la demanderesse et à son établissement social. Même si la demanderesse avait passé une longue période au Canada, l’agent a conclu qu’elle n’avait pas respecté les lois canadiennes sur l’immigration en restant au pays malgré l’expiration de son visa et en y travaillant sans autorisation. Il a donc accordé un poids défavorable important à ces facteurs.

[15] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a conclu qu’il ne serait pas dans l’intérêt de Nathan d’être séparé de sa mère. Cependant, l’agent a jugé que les éléments de preuve ne lui permettaient pas de conclure qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur de Nathan d’être séparé de son père, compte tenu du fait que ce dernier avait déjà eu une [traduction] « attitude négligente et peu fiable à l’égard de ses obligations parentales envers Nathan ». Il a également conclu que les éléments de preuve ne permettaient pas de démontrer qu’une réinstallation à la Dominique aurait une incidence défavorable sur l’éducation, la santé, le bien‑être et le développement de Nathan. Par conséquent, l’agent n’a accordé qu’un poids modeste à l’intérêt supérieur de l’enfant.

[16] En ce qui concerne les difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée si elle retournait à la Dominique, l’agent a conclu que les éléments de preuve ne lui permettaient pas de conclure que la demanderesse éprouverait des difficultés en raison de la pauvreté, de l’insécurité liée au logement, du chômage ou de la discrimination fondée sur le sexe à la Dominique. Concernant l’examen de la santé mentale de la demanderesse, l’agent a mentionné le rapport psychologique au dossier, qui indique que la demanderesse souffre d’un trouble dépressif majeur, et a reconnu l’expertise de la psychologue. Cependant, l’agent a accordé peu de poids au rapport parce qu’il était fondé sur [traduction] « des déclarations de la demanderesse aucunement corroborées par une preuve indépendante, qui ont été recueillies au cours d’une seule séance d’évaluation, laquelle [...] a été tenue aux fins de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en instance ». L’agent a conclu qu’aucun élément de preuve convaincant ne permettait d’étayer la position selon laquelle la demanderesse aurait de la difficulté à obtenir des services de soutien en santé mentale à la Dominique.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[17] La question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[18] Les deux parties conviennent que la Cour doit contrôler la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable. Je conviens qu’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377 au para 4; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44-45; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16 et 17).

[19] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[20] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[21] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’octroyer le statut de résident permanent à l’étranger qui ne se conforme pas à la LIPR s’il estime que les circonstances sont justifiées par des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Pour décider si l’octroi d’une dispense est justifié, le décideur doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC) (Baker) aux para 74-75).

A. L’intérêt supérieur de l’enfant

[22] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse comprenait un rapport de 12 pages rédigé par un psychothérapeute autorisé qui a évalué Nathan en décembre 2019. Ce rapport établit que Nathan a reçu un diagnostic de trouble anxieux. La demanderesse soutient que, dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent n’a pas évalué adéquatement le rapport de la psychothérapeute parce qu’à aucun moment dans les motifs de la décision il n’a mentionné le diagnostic de trouble anxieux de Nathan ou n’a tenu compte des répercussions qu’un déménagement à la Dominique pourrait avoir sur Nathan compte tenu de ce diagnostic. Même si le renvoi du Canada de la demanderesse n’était pas la principale considération dont il est question dans le rapport de la psychothérapeute, il est conclu dans celui-ci qu’il est peu probable que l’anxiété de Nathan s’atténue s’il déménage à la Dominique avec sa mère.

[23] La demanderesse soutient en outre que l’agent n’a pas tenu compte de l’importance pour Nathan de maintenir le contact avec ses deux parents, et plus particulièrement de ne pas être séparé de son père (Baker, aux para 67-68). Elle est d’avis que l’agent a commis une erreur en concluant que les éléments de preuve établissant la relation continue entre Nathan et son père étaient insuffisants pour l’emporter sur [traduction] « l’attitude négligente » du père de l’enfant. La demanderesse fait valoir que l’agent a examiné la preuve de manière sélective en se concentrant uniquement sur ce que le rapport de la psychothérapeute indiquait au sujet des débuts difficiles de la relation de Nathan avec son père, pendant la petite enfance de Nathan. La demanderesse soutient que le dossier montre que cette relation s’est développée au cours des dernières années et qu’elle contribue au sentiment de stabilité et de bien-être de Nathan. Dans son affidavit, elle explique que depuis octobre 2017, Nathan compte sur les moments qu’il passe chaque semaine avec son père pour obtenir de celui-ci un soutien affectif supplémentaire. Le père de Nathan, dans sa lettre, insiste sur le fait qu’il souhaite continuer de développer sa relation avec son fils. Qui plus est, le rapport de la psychothérapeute comprend des commentaires positifs sur la relation actuelle de Nathan avec son père.

[24] Selon le défendeur, l’agent n’a commis aucune erreur en analysant le rapport de la psychothérapeute en fonction de la façon dont l’intérêt supérieur de l’enfant a été présenté dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dans laquelle la demanderesse a fait valoir que Nathan risquait de subir un préjudice affectif et psychologique irréparable s’il était séparé de sa mère ou de son père. En ce qui concerne l’argument de la demanderesse selon lequel l’agent n’a pas tenu compte de l’incidence d’un renvoi éventuel lors de l’examen du rapport de la psychothérapeute, le défendeur soutient que cet argument n’est pas fondé, étant donné que l’objectif principal du rapport était d’évaluer l’anxiété de Nathan, et non les répercussions d’un renvoi. Le défendeur soutient également que l’agent a tenu compte de la relation actuelle de Nathan avec son père, mais qu’il a raisonnablement conclu que les éléments de preuve dont il disposait étaient insuffisants pour compenser la négligence antérieure du père de Nathan envers son fils.

[25] Dans l’ensemble, le défendeur soutient que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent est raisonnable et conforme à l’approche contextuelle préconisée dans l’arrêt Kanthasamy (aux para 35 à 41) et qu’on ne peut reprocher à l’agent d’avoir évalué dans leur contexte les éléments de preuve à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse. S’appuyant sur la décision Kanguatjivi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 327, le défendeur soutient qu’une fois qu’un agent est « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de tout enfant qui pourrait être touché par la décision de l’agent, il revient à celui-ci de déterminer le poids à accorder à l’intérêt supérieur de l’enfant (au para 56).

[26] Je trouve problématique que le défendeur soutienne que la décision de l’agent est raisonnable parce que le diagnostic psychologique établi concernant Nathan ne faisait pas partie du [traduction] « cadre » ni du « contexte » des observations de la demanderesse dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Je suis d’accord avec la position de la demanderesse selon laquelle, si cet argument était accepté, il serait alors justifié qu’un décideur écarte des éléments de preuve au dossier qui n’étaient pas mentionnés expressément dans les observations d’un demandeur. Cela irait à l’encontre de l’approche énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov (au para 126).

[27] Contrairement à ce que le défendeur prétend, à mon avis, l’agent n’a pas apprécié la situation globale de Nathan (Kanthasamy, aux para 39, 45). Je remarque que l’agent a fait référence au rapport de la psychothérapeute, mais uniquement en ce qui a trait à la façon dont le fait d’être séparé de l’un ou l’autre de ses parents pourrait toucher Nathan. La décision de l’agent ne mentionne même pas le diagnostic de trouble anxieux de Nathan. L’agent cite plutôt le rapport de la psychothérapeute pour souligner le manque de constance du père de Nathan dans son rôle parental et pour jeter un doute sur la position de la demanderesse selon laquelle Nathan compte sur son père pour son bien-être affectif.

[28] L’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’incidence d’un renvoi à la Dominique sur la santé mentale de Nathan, compte tenu du diagnostic psychologique de celui-ci. Comme l’a conclu la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, le fait de ne pas évaluer adéquatement les répercussions du renvoi sur la santé mentale d’un enfant dans une décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire constitue une erreur susceptible de contrôle (aux para 45 à 48). La preuve présentée à l’agent a démontré que Nathan souffre d’un trouble anxieux qui ne s’atténuera probablement pas s’il déménage à la Dominique. De plus, comme l’agent en a fait état, Nathan dépend fortement de sa mère, dont la santé mentale risquerait également d’être perturbée par un déménagement à la Dominique. Par conséquent, je conclus que l’agent n’a pas saisi les répercussions réelles qu’une décision défavorable aurait sur l’intérêt supérieur de Nathan et qu’il a agi de manière déraisonnable en n’accordant pas une importance suffisante à l’intérêt supérieur de l’enfant (Baker, au para 75; Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 au para 12).

B. Les considérations relatives à la santé mentale de la demanderesse

[29] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur dans son examen et sa pondération de l’incidence qu’aurait un renvoi sur sa santé mentale. Les éléments de preuve dont disposait l’agent comprenaient un rapport rédigé le 11 décembre 2019 par une psychologue agréée. Selon ce rapport, la demanderesse souffre d’un [traduction] « trouble dépressif majeur – épisode unique, grave ». On peut y lire ce qui suit :

[traduction]
[…] compte tenu de la nature précaire de son statut d’immigrante et de l’épuisement continu de ses stratégies d’adaptation, Mme Esprit est très susceptible de connaître un effondrement psychologique profond si elle doit quitter le Canada contre son gré pendant une période quelconque.

[30] Dans son affidavit, la demanderesse soutient également qu’elle a reçu un diagnostic de trouble dépressif majeur chronique et de trouble de stress post-traumatique en novembre 2016, qu’on lui a prescrit des antidépresseurs et qu’elle a reçu des conseils par l’intermédiaire d’un centre de santé communautaire.

[31] L’agent a examiné les observations de la demanderesse concernant sa santé mentale, mais a conclu que les éléments de preuve concernant son incapacité à obtenir des soins de santé mentale à la Dominique étaient insuffisants et il a accordé peu de poids au rapport psychologique, tenant le raisonnement suivant :

[traduction]
[…] Je comprends que le diagnostic est fondé des déclarations de la demanderesse aucunement corroborées par une preuve indépendante, qui ont été recueillies au cours d’une seule séance d’évaluation, laquelle, Mme Pilowsky le reconnaît, a été tenue aux fins de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en instance. Les circonstances de l’évaluation diminuent le poids que je suis en mesure d’accorder à cette considération.

[32] La demanderesse affirme que l’agent a commis une erreur en accordant trop de poids à la possibilité perçue de bénéficier de services de santé mentale à la Dominique, soulignant que le fait même que la santé mentale d’une personne s’aggraverait si elle était renvoyée du Canada est une considération pertinente, indépendamment du fait que des soins de santé mentale sont offerts dans le pays de renvoi (Kanthasamy, au para 48; Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212 au para 17). Le défendeur s’appuie sur le paragraphe 34 de la décision Mebrahtom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 821, pour soutenir qu’il était raisonnable de la part de l’agent de tenir compte de l’offre de soins en santé mentale dans le pays de renvoi et de conclure qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la demanderesse ne serait pas en mesure d’obtenir des soins de santé mentale à la Dominique.

[33] Bien que je convienne qu’il était raisonnable de la part de l’agent de tenir compte de l’offre de soins de santé mentale à la Dominique, je ne suis pas convaincu qu’il a dûment tenu compte des éléments de preuve selon lesquels la santé mentale de la demanderesse s’aggraverait à la Dominique et des raisons pour lesquelles un retour agirait particulièrement comme un déclencheur pour la demanderesse, compte tenu des mauvais traitements qu’elle a subis auparavant dans ce pays. Le rapport de la psychologue est ainsi libellé :

[traduction]
Veuillez noter que la peur que Mme Esprit éprouve à l’idée de quitter le Canada et de retourner dans son pays d’origine doit être appréciée dans le contexte des mauvais traitements de nature sexuelle qu’elle a subis, de ses relations sociales et de ses croyances culturelles. Elle croit non seulement que son agresseur la tuera à son retour à la Dominique, mais que si elle se rapproche de lui en quittant le Canada, il pourra pratiquer des actes de sorcellerie qui la rendront grandement vulnérable et lui causeront un grave préjudice. Bien que le raisonnement qui précède puisse ne pas sembler rationnel à une personne d’un milieu culturel différent, il s’agit pour la patiente d’une peur raisonnable, tangible et réelle qu’elle considère comme une quasi-certitude. Les répercussions psychologiques de cette peur sont immenses.

[34] La demanderesse soutient en outre que les rapports psychologiques ne doivent pas être rejetés au motif qu’ils sont fondés sur ses propres déclarations concernant des événements pour lesquels il n’existe aucune preuve corroborante (Kanthasamy, au para 49). Elle reconnaît que le rapport a été préparé à la suite d’une seule séance et aux fins de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; néanmoins, le diagnostic a été posé par une psychologue agréée, il venait confirmer un diagnostic antérieur et il était raisonnable compte tenu des mauvais traitements importants qu’elle a subis. La demanderesse s’appuie sur le paragraphe 40 de la décision Manan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 150, dans laquelle la juge Fuhrer a écrit ce qui suit :

En résumé, bien qu’il soit raisonnable d’accorder peu ou pas de poids aux preuves par ouï-dire contenues dans les documents médicaux, on ne peut pas dire que les décideurs ont agi de façon raisonnable en écartant des diagnostics médicaux ou liés à la santé alors qu’ils sont fondés sur l’expertise du médecin ou d’un autre fournisseur de soins de santé.

[35] Le défendeur fait valoir que la Cour a déclaré qu’il est inapproprié de se fier à un rapport qui repose sur une seule séance d’évaluation lorsque le seul traitement recommandé est que le demandeur demeure au Canada, et ce, afin d’usurper l’évaluation d’un agent (Chehade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 293 (Chehade) au para 15; Esahak-Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461 (Esahak-Shammas) au para 33). Il soutient que rien n’indique non plus que la demanderesse a présenté à l’agent ses ordonnances ou ses diagnostics antérieurs en tant qu’éléments de preuve, et que la Cour peut uniquement examiner les éléments de preuve dont disposait le décideur (Bodine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 848 au para 12).

[36] Selon le défendeur, l’agent n’a pas écarté le rapport psychologique et il a fourni des explications claires et fondées pour justifier le peu de poids accordé à ce facteur (Meniuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1374 au para 30). Le défendeur s’appuie sur la décision Egwuonwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 231 (Egwuonwu) pour soutenir qu’il appartient à l’agent, et non à la Cour, de déterminer le poids à accorder au rapport psychologique et que ce n’est pas une erreur d’attribuer peu de poids à un rapport qui a été rédigé à la suite d’une visite unique et qui est basé sur des comptes rendus fournis par les demandeurs (aux para 74-75).

[37] J’estime que les affaires invoquées par le défendeur sont différentes de celle de la demanderesse. Dans l’affaire Egwuonwu, les rapports en cause étaient fondés sur des comptes rendus jugés non crédibles et aucun traitement de suivi n’y était mentionné (au para 75). Dans l’affaire Chehade, le demandeur a fait valoir que puisque l’agent n’était pas un professionnel de la santé, il ne lui était pas loisible de tirer une conclusion contredisant le rapport de la psychothérapeute, lequel rapport indiquait qu’un renvoi du Canada pourrait causer une détérioration de sa santé mentale (au para 7). Au paragraphe 15 de la décision Chehade, la Cour a soulevé les doutes suivants concernant l’argument du demandeur :

Il y a une crainte que quelqu’un qui n’est : 1) ni psychiatre ni psychologue; 2) n’a qu’une rencontre avec une personne; 3) écrit à propos de ses « impressions cliniques » plutôt que de donner un diagnostic; 4) n’a pas de plan de traitement ou de suivi pour le patient; 5) fonde un rapport élaboré avant tout pour CIC sur la réponse définitive que lui dicte la personne à la question de savoir si quelqu’un doit rester au Canada. L’agent doit bien sûr examiner le rapport, mais il n’est pas tolérable que le fait d’être en désaccord avec les impressions cliniques ou de soupeser les commentaires formulés dans le rapport avec d’autres facteurs rende la décision révisable.

[38] En l’espèce, le rapport a été rédigé par une psychologue clinicienne agréée spécialisée en réadaptation qui, après une séance avec la demanderesse, a conclu que celle-ci souffrait d’un trouble dépressif majeur et a rendu l’avis professionnel selon lequel un départ du Canada et un retour à la Dominique [traduction] « […] se traduirait par des difficultés psychologiques excessives, préjudiciables et durables ». Contrairement aux affaires Chehade et Egwuonwu, la psychologue de la demanderesse a également recommandé que celle-ci fasse l’objet d’une évaluation afin que l’on puisse lui prescrire des médicaments antidépresseurs, et elle a communiqué cette recommandation au médecin généraliste de la demanderesse. Il ne s’agit pas d’un cas où le seul traitement recommandé est que la demanderesse reste au Canada, comme l’affirme le défendeur.

[39] De plus, dans la décision Esahak-Shammas, la Cour a soulevé des préoccupations quant à la pratique de fournir des rapports psychologiques « produits après une seule brève rencontre, souvent à la veille d’une instance en matière d’immigration, et en l’absence de tout historique documenté de problèmes de santé mentale » (au para 33). Comme le fait remarquer la demanderesse, et je suis du même avis, l’affaire Esahak-Shammas est différente de la présente affaire parce que le diagnostic de trouble dépressif majeur établi par la psychologue en décembre 2019 confirme le diagnostic que la demanderesse avait déjà reçu en novembre 2016, comme elle l’a souligné dans son affidavit. Bien que le rapport psychologique de 2019 ait en fait été obtenu dans le contexte de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il n’existe pas dans l’abstrait et il est étayé par d’autres éléments de preuve au dossier. Je conclus que les motifs de l’agent ne tiennent pas compte des éléments de preuve qui indiquent que la demanderesse a eu des problèmes de santé mentale pendant de nombreuses années en raison des mauvais traitements qu’elle a subis. Entre autres, l’affidavit souscrit par la mère de la demanderesse corrobore le récit de celle-ci selon lequel elle a été agressée sexuellement par ses voisins à de nombreuses reprises lorsqu’elle était mineure, et une lettre de soutien du conseiller qui offrait des services au refuge où la demanderesse résidait en 2016 confirme que la demanderesse a eu accès à des services de conseil par l’intermédiaire du refuge.

[40] Dans l’ensemble, je conclus que l’agent a effectué une évaluation erronée de l’intérêt supérieur de l’enfant en ne tenant pas compte du diagnostic de trouble anxieux de Nathan et des répercussions que le renvoi aurait sur sa santé mentale, et qu’il a agi de manière déraisonnable en n’accordant pas une importance suffisante aux répercussions du renvoi sur la santé mentale de la demanderesse (Vavilov, au para 126). Je conclus que l’agent n’a pas examiné la situation de la demanderesse dans son ensemble et qu’il n’a pas fait preuve de compassion et de souplesse selon l’approche énoncée dans l’arrêt Kanthasamy.

V. Conclusion

[41] D’après l’analyse qui précède, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6410-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6410-20

 

INTITULÉ :

NADIN ESPRIT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Jacqueline Swaisland

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Alex Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Landings LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.