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Date : 20220316


Dossier : IMM-5530-20

Référence : 2022 CF 330

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2022

En présence de monsieur le juge James W. O’Reilly

ENTRE :

MAZIN ABD ALAZIM SULIMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Mazin Abd Alazim Suliman est né en Arabie saoudite de parents soudanais et il est citoyen du Soudan. Il est entré au Canada en tant que résident permanent avec sa mère et ses frères et sœurs lorsqu’il était enfant, en 2002. En 2013, il a été reconnu coupable de vol qualifié et a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. En 2015, il a été frappé d’une mesure d’expulsion. Il a ensuite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR), qui a été rejetée en 2018. Il a présenté une seconde demande d’ERAR, qui a été rejetée en 2020 parce qu’il n’avait pas démontré qu’il serait persécuté au Soudan pour un motif reconnu par la Convention sur les réfugiés ou qu’il y serait personnellement exposé à un risque.

[2] Dans la présente demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue à l’égard de la seconde demande d’ERAR, M. Suliman soutient que la décision était déraisonnable parce que l’agent a fait une interprétation trop restrictive de la notion d’opinion politique, qu’il a appliqué incorrectement le critère relatif à la protection de l’État et qu’il n’a pas dûment tenu compte des éléments de preuve pertinents en faveur de M. Suliman.

[3] À mon avis, la décision de l’agent était raisonnable; il a tenu compte du profil politique personnel de M. Suliman, il a correctement appliqué le critère relatif à la protection de l’État et il a dûment examiné les éléments de preuve pertinents. Par conséquent, pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[4] La Cour doit trancher les trois questions suivantes :

  1. L’agent a-t-il fait une interprétation trop restrictive de la notion d’opinion politique?

  2. L’agent a-t-il appliqué incorrectement le critère relatif à la protection de l’État?

  3. L’agent a-t-il omis de tenir dûment compte des éléments de preuve pertinents?

II. La décision de l’agent

[5] L’agent a commencé par résumer la situation de M. Suliman et la décision relative à la demande d’ERAR antérieure. Il a conclu que le nouvel élément de preuve sur les conditions dans le pays était admissible puisqu’il décrivait des changements survenus au Soudan depuis la première demande d’ERAR de M. Suliman.

[6] Après avoir exposé les observations de M. Suliman, l’agent a cité l’avis aux voyageurs le plus récent publié par les États-Unis concernant le Soudan, lequel avis indiquait que le pays était passé du niveau 4 (éviter tout voyage) au niveau 3 (revoir les projets de voyage).

[7] L’agent a souligné que M. Suliman avait été décrit par son avocat comme étant un Africain de souche (et non un Arabe) qui portait fièrement la coupe afro et n’avait pas peur d’exprimer ses opinions. De plus, l’avocat a soutenu que M. Suliman risquait de se démarquer au Soudan parce qu’il ne parle pas couramment l’arabe et qu’il n’adhère pas aux pratiques culturelles et religieuses qui y prévalent.

[8] L’agent a renvoyé à un incident au cours duquel des soldats soudanais avaient ouvert le feu sur des manifestants opposés au régime militaire du Soudan. Cependant, il a déclaré que la preuve documentaire ne donnait pas de raison de croire que les autorités soudanaises considéreraient M. Suliman comme un manifestant politique. En outre, l’État n’avait pas fait usage de la violence lors des récentes manifestations pacifiques.

[9] L’agent s’est ensuite penché sur la question de savoir si les autorités soudanaises considéreraient M. Suliman comme un apostat et une menace sociale en tant que récent rapatrié au Soudan, et comme un [traduction] « musulman libre penseur et non-pratiquant » ayant des opinions libérales sur de nombreux sujets — quelqu’un qui boit de l’alcool, aime la musique occidentale, est rasé de près et est vêtu à l’occidentale.

[10] L’agent a souligné que la plupart des éléments de preuve documentaire sur lesquels l’avocat s’était appuyé relativement à cet aspect de la demande de M. Suliman avaient été publiés par un organisme chrétien sans but lucratif des États-Unis qui se consacre à la lutte contre la persécution des chrétiens. Il a conclu que la source était [traduction] « non partiale » (je présume que l’agent voulait dire qu’elle « n’était pas impartiale ») et il a accordé peu de poids à la preuve. De plus, il s’est penché sur un article publié sur le site Web du diffuseur public français France 24. Il n’a accordé à cet article qu’une faible valeur probante parce qu’il était mal rédigé, qu’il s’appuyait sur des sources anonymes et que l’auteur était inconnu.

[11] L’agent a cité un rapport publié en 2018 par le Département d’État des États-Unis, qui relatait des incidents lors desquels des personnes dont l’habillement avait été considéré comme inapproprié ou qui consommaient de l’alcool avaient été flagellées ou soumises à d’autres mauvais traitements. Cependant, il a souligné qu’un changement de gouvernement était survenu en 2019 et que la situation au Soudan s’était améliorée. Il a aussi cité des rapports publiés en 2020 par Human Rights Watch dans lesquels il était expliqué que des représentants soudanais étaient déterminés à engager de véritables réformes et à traduire en justice les responsables d’inconduites antérieures, notamment devant la Cour pénale internationale. D’autres éléments favorables comprenaient l’abolition de l’infraction d’apostasie et l’abrogation d’autres lois répressives.

[12] Se fondant sur ces rapports récents, l’agent a conclu que M. Suliman n’était exposé à rien de plus qu’une simple possibilité de persécution politique ou religieuse au Soudan et qu’il n’avait donc pas établi l’existence d’un lien avec un motif de persécution reconnu par la Convention sur les réfugiés. Il a aussi conclu que M. Suliman n’avait pas fourni une preuve suffisante pour établir qu’il risquait personnellement d’être torturé ou de subir d’autres mauvais traitements ou peines graves.

III. Première question — L’agent a-t-il fait une interprétation trop restrictive de la notion d’opinion politique?

[13] M. Suliman soutient que l’agent a limité son analyse au traitement réservé par le Soudan aux manifestants politiques et qu’il n’a pas tenu compte de la possibilité de persécution politique de manière plus générale. Comme je l’ai mentionné, l’agent a reconnu que les manifestants politiques étaient exposés à des risques, mais il a conclu que peu d’éléments de preuve démontraient que M. Suliman était un manifestant politique. En outre, selon M. Suliman, l’agent a omis de tenir compte des opinions politiques qui pourraient lui être attribuées par les autorités soudanaises en raison de ses caractéristiques et de son comportement passé et présent.

[14] Je ne suis pas du même avis.

[15] Selon moi, l’agent n’a pas limité son analyse au traitement réservé aux manifestants politiques. Il a effectivement souligné que les manifestants politiques agressifs étaient susceptibles de subir de mauvais traitements et que les manifestations pacifiques étaient maintenant mieux tolérées. Cependant, il a aussi tenu compte de la possibilité que M. Suliman soit persécuté ou maltraité en raison de son profil non musulman et plutôt occidental. Il a conclu que les lois répressives qui entraînaient l’imposition de mauvais traitements à des personnes dans une situation semblable avaient été abolies, et que peu d’éléments de preuve donnaient à penser que les rapatriés de pays occidentaux étaient ciblés. Je ne vois rien de déraisonnable dans l’analyse ou dans la conclusion de l’agent.

IV. Deuxième question — L’agent a-t-il incorrectement appliqué le critère relatif à la protection de l’État?

[16] M. Suliman souligne l’analyse faite par l’agent des récents progrès réalisés au Soudan et il soutient que celui-ci n’a pas appliqué le bon critère concernant la protection de l’État. La question, à son avis, n’est pas de savoir si l’État évolue dans la bonne direction, mais plutôt de savoir si une protection est réellement offerte aux personnes dans des situations comme la sienne.

[17] Je suis d’accord avec la proposition générale de M. Suliman. Comme je l’ai déclaré ailleurs :

[L]a preuve au sujet des efforts de l’État n’aide pas à répondre à la question principale soulevée dans les cas de protection de l’État — c’est-à-dire, si l’on examine la preuve dans son ensemble, y compris la preuve au sujet de la capacité de l’État de protéger ses citoyens, le demandeur a-t-il montré qu’il existe un risque raisonnable qu’il soit exposé à de la persécution dans son pays d’origine? Pour répondre à cette question, la Commission doit déterminer si la preuve portant sur les ressources de l’État dont les demandeurs peuvent se prévaloir montre qu’il n’existe probablement pas de risque raisonnable de persécution s’ils retournaient en Hongrie [...]. (Moczo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 734 au para 10.)

[18] Cependant, en l’espèce, d’après mon interprétation de la décision de l’agent, la protection de l’État n’était pas réellement en cause. La mention, par l’agent, des récentes améliorations observées au Soudan ne visait pas à suggérer que la persécution que M. Suliman pourrait subir dans ce pays serait atténuée par l’intervention de représentants de l’État. Elle a plutôt été faite dans le cadre des motifs pour lesquels l’agent a conclu qu’il était peu probable que M. Suliman soit persécuté au Soudan.

[19] Si l’agent avait conclu que M. Suliman risquait d’être persécuté au Soudan, il aurait pu se pencher sur la question de savoir si l’État pouvait le protéger contre ce risque (le fardeau de démontrer l’absence de protection de l’État revenant à M. Suliman). Autrement, une conclusion d’existence d’une protection de l’État aurait pu fournir un autre fondement à la conclusion de l’agent selon laquelle la demande d’ERAR de M. Suliman ne devait pas être accueillie. Cependant, ni l’une ni l’autre de ces conclusions n’a été tirée. L’agent a simplement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que M. Suliman était exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution politique ou religieuse au Soudan, ou qu’il risquait personnellement d’être torturé ou de subir d’autres mauvais traitements ou peines graves.

[20] Une fois de plus, je ne vois rien de déraisonnable dans l’analyse ou dans la conclusion de l’agent.

V. Troisième question — L’agent a-t-il omis de tenir dûment compte des éléments de preuve pertinents?

[21] M. Suliman soutient que l’agent a déraisonnablement écarté des éléments de preuve documentaire pertinents qui démontraient les risques auxquels il serait exposé au Soudan.

[22] Je conviens avec M. Suliman que les motifs pour lesquels l’agent a accordé peu de poids aux publications de l’organisme chrétien et à l’article de France 24 sont plutôt obscurs. Cependant, je souligne que l’agent ne les a pas entièrement écartés ou qu’il ne les a pas déclarés inadmissibles. Il a plutôt choisi d’accorder davantage de poids aux rapports plus récents et détaillés publiés par Human Rights Watch, qui étaient postérieurs au changement de gouvernement. Son choix de s’appuyer davantage sur ces derniers rapports n’était pas déraisonnable.

[23] M. Suliman fait valoir que l’agent s’est déraisonnablement fondé sur la modification récemment apportée à l’avis aux voyageurs publié par les États-Unis à l’égard du Soudan, qui visait à faire passer la classification du niveau 4 (éviter tout voyage) au niveau 3 (revoir les projets de voyage), au lieu de citer l’avis aux voyageurs publié par le Canada, qui n’avait pas changé.

[24] À mon avis, l’agent était en droit de considérer que la modification apportée à l’avis aux voyageurs publié par les États-Unis témoignait d’une légère amélioration de la situation au Soudan. L’avis publié par le Canada indiquait que les voyages non essentiels au Soudan devaient être évités, et que certaines régions du Soudan étaient à éviter complètement. Les deux avis ne sont pas très différents. De plus, l’agent a déclaré expressément que l’avis publié par le Canada avait été pris en compte.

[25] Je ne vois rien de déraisonnable dans la façon dont l’agent a traité la preuve documentaire.

VI. Conclusion et dispositif

[26] L’analyse et le traitement de la preuve faits par l’agent n’étaient pas déraisonnables. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et aucune n’est énoncée.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM-5530-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« James W. O’Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5530-20

INTITULÉ :

MAZIN ABD ALAZIM SULIMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 24 janvier 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

DATE DES MOTIFS :

le 16 mars 2022

COMPARUTIONS :

Djawid Taheri

POUR LE DEMANDEUR

Erin Estok

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Taheri Law Office

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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