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Date : 20220301


Dossier : IMM-7173-19

Référence : 2022 CF 280

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er mars 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ADEDJI LATEEF AMUDA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Amuda cherche à faire annuler une décision défavorable rendue relativement à un examen des risques avant renvoi [l’ERAR] effectué le 8 octobre 2019 par un agent principal de l’immigration. Pour les motifs qui suivent, je conclus que cette décision est raisonnable selon la preuve dont disposait l’agent et au regard de l’équité procédurale.

Le contexte

[2] Le demandeur est un ressortissant du Nigéria âgé de 43 ans. Il affirme qu’il est bisexuel et qu’il a été agressé par un groupe de personnes qui avaient entendu dire qu’il était gai. Le demandeur s’est adressé à des policiers, qui, au lieu de l’aider, l’ont détenu pendant quatre jours et l’ont battu en raison de sa sexualité.

[3] Le demandeur est entré au Canada en juin 2015 et il a présenté une demande d’asile. Une audience a été tenue devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] le 17 septembre 2015. La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur le 16 octobre 2015 au motif qu’il n’était pas un témoin crédible. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision le 22 janvier 2016.

[4] Le demandeur a présenté une demande d’ERAR dans laquelle il a déclaré qu’il serait exposé à un risque au Nigéria parce qu’il est bisexuel et que les conditions dans le pays ne lui permettraient pas de conserver l’insuline dont il a besoin pour traiter son diabète.

La décision contestée

[5] L’agent a conclu que le risque de préjudice pour le demandeur en raison de son diabète ne pouvait être évalué dans le cadre d’un ERAR, selon le sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Le demandeur n’a pas contesté cette conclusion.

[6] En ce qui concerne l’allégation selon laquelle le demandeur s’exposerait à un risque de préjudice du fait de sa bisexualité, l’agent a souligné que le demandeur avait allégué ce même risque devant la SPR et la SAR, et qu’il avait été jugé non crédible. L’agent a conclu que la plupart des renseignements contenus dans l’affidavit du demandeur qui accompagnait sa demande d’ERAR n’étaient pas nouveaux. Il a accordé peu de poids aux éléments de preuve qui n’étaient pas nouveaux et qui avaient été présentés à la CISR, et n’a pas examiné leur crédibilité.

[7] L’agent a examiné les nouveaux renseignements selon lesquels le demandeur avait assisté à une séance de formation intitulée [traduction] « Programme d’orientation des nouveaux arrivants concernant les services d’établissement pour les membres de la communauté LGBTQ » tenue par The 519, un centre communautaire de Toronto [le centre The 519]. L’agent a fait remarquer que rien dans les documents n’indiquait qu’une personne qui ne fait pas partie de la communauté LGBTQ ne pouvait pas assister à cette formation et a donc conclu que la participation du demandeur n’établissait pas son orientation sexuelle.

[8] L’agent a également examiné une carte de membre du centre The 519 et des documents publiés par cet organisme sur les services positifs pour la communauté 2ELGBTQ à Toronto, que le demandeur avait présentés en preuve. Il a constaté que rien sur la carte de membre n’indiquait qu’elle appartenait au demandeur et qu’aucun représentant du centre The 519 n’avait fourni de preuve établissant que le demandeur était membre. L’agent a conclu que même si le demandeur était membre, rien n’indiquait qu’il fallait être une personne LGBTQ pour être membre du centre The 519 ou pour recevoir des copies des documents.

[9] L’agent a examiné la preuve contenue dans l’affidavit du demandeur au sujet de sa vie après le rejet de sa demande d’asile, notamment l’affirmation selon laquelle il était toujours attiré par les hommes, bien qu’il se soit converti au christianisme et qu’il n’ait eu aucune activité homosexuelle depuis sa conversion. L’agent a conclu que l’affirmation selon laquelle il était attiré par les hommes [traduction] « à elle seule, et en l’absence de toute pièce justificative à l’appui », n’établissait pas son orientation sexuelle.

[10] L’agent a examiné les photographies fournies par le demandeur de lui-même en compagnie d’autres personnes lors d’une activité sociale. Le demandeur a précisé que deux des personnes photographiées étaient des personnes qu’il avait rencontrées sur un site Web pour les personnes LGBTQ. L’agent a conclu que les photographies n’établissaient pas l’orientation sexuelle de ces personnes ni celle du demandeur.

[11] Le demandeur a présenté une copie des Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre, publiée le 1er mai 2017 [les Directives]. L’agent a examiné l’argument du demandeur selon lequel le commissaire de la SPR ne s’était pas conformé aux Directives lors de l’audience et, comme les Directives n’existaient pas au moment de cette audience, il avait maintenant droit à une audience menée conformément aux Directives dans le contexte de sa demande d’ERAR. L’agent a souligné qu’un ERAR ne constitue pas un appel d’une décision de la SPR et que ce n’est pas son rôle de déterminer si le commissaire de la SPR s’est conformé aux Directives. Il a pris acte du fait que le demandeur n’avait rien fourni à l’appui de son affirmation selon laquelle il avait droit à une audience dans le cadre de sa demande d’ERAR.

[12] L’agent a conclu que la crédibilité des nouveaux éléments de preuve n’était pas en cause; cependant, ceux-ci n’établissaient pas l’orientation sexuelle du demandeur. Il n’y avait donc pas lieu de tenir une audience.

Les questions en litige

[13] Le demandeur soulève deux questions : 1) la question de savoir si la décision contestée est raisonnable et 2) la question de savoir si le fait de ne pas tenir une audience au cours de laquelle les Directives pourraient être appliquées constitue un manquement à l’équité procédurale.

Analyse

[14] À titre préliminaire, je suis d’accord avec le défendeur que tous les documents joints à l’affidavit du demandeur qui n’étaient pas à la disposition de l’agent n’ont pas été dûment présentés à la Cour. Ils seront écartés.

[15] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Toutefois, la norme de contrôle appropriée pour les questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte. Au paragraphe 19 de la décision Kambasaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 31, le juge Pentney a judicieusement décrit cette norme de la façon suivante :

[traduction]
Les questions d’équité procédurale commandent une démarche qui s’apparente à la norme de contrôle de la décision correcte et qui consiste à se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] au para 54; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd c Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26 au para 107). Ainsi que la Cour d’appel l’a fait observer dans l’arrêt Canadien Pacifique au paragraphe 56, « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu une possibilité complète et équitable d’y répondre », et au paragraphe 54, « [u]ne cour de révision […] demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi ».

Le caractère raisonnable de la décision

[16] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en limitant son analyse aux nouveaux éléments de preuve et en n’appréciant pas la crédibilité, s’appuyant plutôt sur les conclusions tirées par la SPR et la SAR à ce sujet. Il soutient que l’agent a accepté ces conclusions sans hésitation et sans égard au fait qu’elles ne tenaient pas compte des Directives. Le demandeur souligne que les Directives ont été créées pour de régler des problèmes soulevés dans le passé concernant des conclusions de la CISR sur la crédibilité en matière d’orientation sexuelle.

[17] Le demandeur a présenté des observations détaillées sur le contenu des Directives pour illustrer en quoi l’audience menée par de la SPR n’était pas conforme à celles-ci.

[18] Le demandeur a également présenté des observations détaillées pour illustrer la façon dont l’agent a tiré des conclusions en violation des Directives, notamment : 1) en s’appuyant sur le fait qu’une personne non LGBTQ pouvait assister à la séance de formation offerte par le centre The 519, 2) en concluant que la déclaration du demandeur selon laquelle il était attiré par les hommes n’établissait pas son orientation sexuelle sans preuve documentaire à l’appui et 3) en concluant que les photographies n’établissaient pas l’orientation sexuelle du demandeur ni celle de ses amis, même si elles corroboraient son affidavit.

[19] Le demandeur renvoie également au paragraphe 3.2 des Directives, qui prévoit ceci : « Il est possible que le témoignage de la personne soit le seul élément de preuve concernant ses OSIGEG. Il se peut qu’aucun élément de preuve corroborant ou aucun élément de preuve supplémentaire ne soit normalement accessible dans un dossier précis. »

[20] Je conviens avec le défendeur que l’agent a eu raison de faire remarquer que le but d’un ERAR n’est pas d’en appeler d’une décision de la SPR ou de la SAR, et que la décision de la SPR doit être considérée comme définitive, « sous réserve uniquement de la possibilité que de nouveaux éléments de preuve démontrent que le demandeur sera exposé à un risque nouveau, différent ou supplémentaire qui ne pouvait pas être examiné au moment où la SPR a rendu sa décision » (Escalona Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1379 au para 5).

[21] Je souscris également à l’argument du défendeur selon lequel une grande partie de la preuve du demandeur n’était pas nouvelle, soit parce qu’elle reproduisait ses observations devant la SPR, soit parce qu’elle était accessible à l’époque.

[22] Je rejette l’argument selon lequel la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas suivi les Directives lorsqu’il l’a rendue.

[23] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que, même s’il n’est pas membre de la Commission, l’agent doit tenir compte des Directives du président lorsqu’un demandeur les mentionne (voir Simon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 1018 aux paras 48-49). Les Directives portent sur les facteurs qui peuvent rendre déraisonnable une décision rendue par la CISR. Dans une décision prise par un agent d’ERAR, les erreurs contre lesquelles les Directives mettent en garde pourraient tout de même rendre une décision déraisonnable, surtout si, comme en l’espèce, le demandeur les mentionne.

[24] Cependant, je ne suis pas convaincu que, dans sa décision, l’agent a omis de tenir dûment compte des Directives. Seulement quelques nouveaux éléments de preuve ont été présentés à l’agent. Celui‑ci a apprécié ces nouveaux éléments de preuve et a conclu qu’ils n’établissaient pas l’orientation sexuelle du demandeur. Le demandeur n’a pas précisé en quoi la conclusion de l’agent ne respectait pas les Directives.

[25] Bien que, selon le paragraphe 3.2 des Directives, il est possible que le témoignage d’une personne soit le seul élément de preuve de sa sexualité dans les cas où « aucun élément de preuve corroborant ou aucun élément de preuve supplémentaire n’[est] normalement accessible », il n’est pas évident qu’aucune preuve corroborante n’était accessible (même s’il n’existait peut-être pas de nouveaux éléments de preuve corroborants). De plus, étant donné qu’une grande partie de l’affidavit du demandeur n’était pas nouvelle, l’agent ne pouvait pas tenir compte d’une grande partie de son exposé circonstancié concernant sa sexualité. Tout ce qui restait était une brève affirmation de la nouvelle foi du demandeur et de son attirance continue pour les hommes. À mon avis, il était raisonnable pour l’agent de conclure que les éléments dont il pouvait tenir compte n’établissaient pas la sexualité du demandeur.

Concernant le manquement à l’équité procédurale

[26] Le demandeur soutient qu’il n’est pas possible d’invoquer l’évaluation qu’ont faite la SPR et la SAR de sa crédibilité parce que l’audience de la SPR n’a pas été menée en conformité avec les Directives. Puisqu’il n’est pas possible d’invoquer ces conclusions, la crédibilité était en cause dans l’ERAR, et la tenue d’une audience était requise.

[27] Le défendeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que l’agent n’était pas obligé de tenir une audience. Selon l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, une audience n’est requise que s’il existe des éléments de preuve qui soulèvent une question en ce qui concerne la crédibilité. L’agent a seulement tiré une conclusion quant au caractère suffisant de la preuve de sorte qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience. Comme dans la décision Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, l’agent n’a pas conclu qu’il ne fallait pas croire le demandeur, mais il n’était pas convaincu de la sexualité du demandeur parce que la preuve présentée n’avait pas une valeur probante suffisante.

Conclusion

[28] La présente demande doit être rejetée. Aucune question n’est proposée aux fins de certification.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7173-19

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7173-19

 

INTITULÉ :

ADEDJI LATEEF AMUDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JANVIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

POUR LE DEMANDEUR

Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mary Jane Campigotto

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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