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Date : 20220317


Dossier : IMM-896-21

Référence : 2022 CF 361

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

ABDUL KARIM SIITA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] datée du 6 janvier 2021. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La décision est annulée et renvoyée pour nouvel examen pour les motifs suivants, notamment pour non-respect des Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre [les Directives numéro 9]. Je constate que les Directives numéro 9 ont été révisées et renommées les Directives numéro 9 : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation et les caractères sexuels ainsi que l’identité et l’expression de genre. Je me reporterai toutefois à la version concernée en l’espèce.

[2] Le demandeur est un citoyen ghanéen âgé de 44 ans. Il affirme être bisexuel. Dans son affidavit, il dit qu’il s’est rendu compte de son orientation bisexuelle dans une école secondaire pour garçons, où il a eu une expérience sexuelle avec un élève gai de cycle supérieur. Ils ont gardé leurs relations sexuelles secrètes. Il n’a pas divulgué cette relation sexuelle dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], mais il l’a fait dans son témoignage devant la SPR.

[3] Le demandeur a également entretenu une relation à long terme, pendant près de 19 ans, avec un autre homme qu’il connaissait depuis l’école primaire. Ils sont devenus partenaires vers 1999. Vers 2003, la famille du demandeur a fait pression sur lui pour qu’il épouse une femme. Le demandeur n’a jamais épousé officiellement la femme choisie pour lui parce qu’il s’agissait d’une relation sans amour. Cependant, ils ont eu trois enfants.

[4] Le demandeur a continué de voir l’autre homme et a gardé leur relation secrète jusqu’en juillet 2018, mois au cours duquel ils ont été attaqués et battus par des voisins qui les ont surpris en train d’avoir des relations intimes. La police a refusé d’aider le demandeur et celui-ci s’est enfui et est allé se cacher. Peu de temps après, des rumeurs ont commencé à se répandre dans la collectivité, et le demandeur et sa famille ont commencé à recevoir des menaces et à subir de la violence verbale. Le demandeur a pu parler une fois à l’autre homme pendant qu’il se trouvait au Ghana, mais il s’est enfui sans lui et sans sa conjointe de fait et ses enfants. Il a relaté ce qui précède dans son formulaire FDA, mais n’a pas mentionné la relation qu’il avait vécue de nombreuses années auparavant avec l’élève de cycle supérieur.

[5] Le demandeur a quitté le Ghana et a présenté une demande d’asile au Canada en 2018. Une audience devant la SPR a eu lieu le 15 octobre 2019 et, le jour même, la SPR a rendu sa décision et a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La question déterminante à l’audience devant la SPR était la crédibilité.

[6] La SAR a rejeté l’appel du demandeur le 6 janvier 2021 et a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La SAR a tiré les conclusions importantes suivantes :

  • La SPR a commis une erreur dans son application des principes relatifs à la présomption de véracité établie dans la décision Maldonado. La SPR a appliqué à tort les principes énoncés dans la décision Maldonado en faisant des déclarations de portée trop large et a conclu que [TRADUCTION] « le fait que l’appelant a fait de fausses déclarations sur des questions fondamentales ne remet pas en cause sa crédibilité à l’égard de questions non liées »;

  • L’erreur de la SPR dans l’application des principes relatifs à la présomption de véracité n’était pas déterminante pour l’appel;

  • La SPR n’a pas manqué de sensibilité à l’égard des Directives numéro 9 en supposant que le demandeur n’était plus en train de [TRADUCTION] « découvrir son identité de genre ». Étant donné que le demandeur était à l’aise de parler de sa relation à long terme avec l’homme, il n’y avait pas de raison pour qu’il ne soit pas à l’aise de mentionner d’autres relations sexuelles avec des hommes;

  • La SPR n’a pas commis d’erreur en tirant une inférence défavorable quant à la crédibilité concernant l’orientation sexuelle du demandeur en raison de l’absence de documents corroborants concernant sa relation de longue date avec l’homme;

  • Le demandeur n’a pas contesté la conclusion selon laquelle il n’avait pas établi qu’il avait eu des relations avec des hommes au Canada, et la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était bisexuel et qu’il avait eu des relations avec des hommes.

[7] La seule question en litige est celle de savoir si la décision est raisonnable. Le critère consiste à déterminer si la décision est justifiée, transparente et intelligible.

(1) La présomption de véracité

[8] Le demandeur fait valoir que la conclusion de la SPR, selon laquelle la présomption de véracité établie dans l’arrêt Maldonado c Canada (Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) [Maldonado] ne s’appliquait pas au témoignage du demandeur en raison d’incohérences et d’omissions dans l’entrevue initiale visant à déterminer la recevabilité de sa demande d’asile et dans ses documents d’immigration, a entaché l’évaluation par la SPR de la crédibilité du demandeur, particulièrement en ce qui concerne son orientation sexuelle, de sorte que l’erreur a rendu l’ensemble de la décision déraisonnable.

[9] La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur dans son application de l’arrêt Maldonado mais, après examen, elle a conclu que cette erreur n’était pas déterminante quant à l’issue de l’appel dont elle était saisie. Le demandeur n’est pas d’accord et soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que cette erreur n’était pas déterminante quant à l’issue de l’appel.

[10] J’estime que les observations du demandeur à cet égard ne sont pas fondées. Je suis convaincu que la SAR a procédé à un contrôle approprié selon la norme de la décision correcte à partir du dossier dont elle disposait. Les conclusions de la SAR peuvent avoir été les mêmes que celles de la SPR, mais cela ne constitue pas la démonstration du caractère déraisonnable. Étant donné qu’il y a eu un contrôle approprié, la conclusion de la SAR selon laquelle l’erreur dans l’application de l’arrêt Maldonado n’était pas déterminante quant à l’issue de l’appel est justifiée et intelligible.

(2) Les Directives numéro 9

[11] Malgré ce qui précède, à mon humble avis, la SAR n’a pas respecté les Directives numéro 9. Même si elle y a fait référence au départ, cela ne suffit pas. Il va de soi qu’il faut appliquer les Directives numéro 9 concrètement. Cela n’a pas été fait en l’espèce. J’ai tiré la conclusion qui précède parce que la SAR mentionne à tort « l’identité de genre » comme étant la question dont elle était saisie, au lieu de faire référence à la question qui se posait véritablement, à savoir celle de « l’orientation sexuelle » du demandeur. Son identité de genre n’a jamais été mise en cause : il est un homme. La question à trancher concernait son orientation sexuelle, à savoir s’il était bisexuel et donc exposé à un risque s’il était renvoyé au Ghana.

[12] Confondre l’identité de genre et l’orientation sexuelle est une erreur qui a été commise à plusieurs reprises, et ce, tout au long de la décision : voir les paragraphes 4 et 5, le titre précédant le paragraphe 13, le paragraphe 13, le titre précédant le paragraphe 17, et les paragraphes 18 et 22. Bien que je convienne que les lignes directrices en général, tout comme les Directives numéro 9, ne sont pas contraignantes et que ces dernières ne sont pas une « panacée » (LA c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1334 [le juge Bell]), à mon humble avis, le non-respect des notions de base en l’espèce démontre un manque de sensibilité à l’égard du demandeur. Il s’agit également d’un non-respect des Directives numéro 9, dont l’article 4.1 prévoit que les décideurs de la CISR utilisent un langage approprié lors des audiences et dans les décisions qu’ils rendent :

Tous les participants aux procédures devant la CISR sont tenus de se montrer respectueux à l’égard des autres participants. Cette responsabilité nécessite notamment l’utilisation d’un langage approprié par tous les participants. Un langage approprié est un langage respectueux de la personne, tenant compte du genre auquel celle-ci s’identifie et exempt de connotations négatives. Il s’agit de désigner la personne et de s’adresser à elle par le nom, les termes et les pronoms qu’elle préfère.

[13] Le demandeur soutient également que la SAR a commis une erreur en confirmant la conclusion défavorable de la SPR en matière de la crédibilité liée au fait qu’il avait omis de parler de sa première relation sexuelle à l’école dans son formulaire. Dans son formulaire FDA, le demandeur a mentionné qu’il savait que l’élève était gai, mais il n’a pas dit explicitement qu’il avait eu des relations sexuelles avec lui. À l’audience, le demandeur a expliqué que sa relation avec l’élève était de nature sexuelle et a donné des précisions. Lorsque le commissaire lui a demandé pourquoi ce fait n’avait pas été mentionné dans le formulaire FDA, le demandeur a déclaré qu’il lui avait été difficile d’en parler dans son exposé. Malgré cette explication, la SPR a soulevé le fait que le demandeur avait mentionné avoir eu une relation sexuelle avec un homme pendant 19 ans, mais n’avait pas clairement indiqué qu’il avait eu une relation sexuelle avec l’élève du secondaire dans son formulaire FDA. Je suis d’avis que cet élément de preuve n’a pas été traité avec délicatesse et, en particulier, que l’article 3.2 des Directives numéro 9 n’a pas été respecté :

Il est possible que le témoignage de la personne soit le seul élément de preuve concernant ses OCSIEG. Il se peut qu’aucun élément de preuve corroborant ou aucun élément de preuve supplémentaire ne soit normalement accessible dans un dossier précis.

[14] Bien que le demandeur conteste les conclusions de la SAR concernant l’absence d’éléments de preuve corroborants quant à sa relation de longue date avec l’autre homme et à ses relations occasionnelles avec des hommes depuis qu’il est au Canada, la SAR souligne qu’elles n’ont pas été contestées devant elle, ce que l’avocat du demandeur a confirmé. La Cour n’examinera pas des motifs qui n’ont pas été contestés devant la SAR; procéder autrement modifierait fondamentalement les processus d’appel et de contrôle judiciaire dans la mesure où il deviendrait possible de taire des arguments à un niveau, pour ensuite se plaindre qu’ils n’ont pas été traités au niveau suivant.

[15] En ce qui concerne les Directives numéro 9, toutefois, le demandeur a établi que la décision de la SAR était déraisonnable, en ce sens qu’elle n’était pas justifiée au regard des contraintes juridiques (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 104-105). Par conséquent, elle sera annulée.

[16] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-896-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour réexamen, qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-896-21

 

INTITULÉ :

ABDUL KARIM SIITA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MARS 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Nicholas Woodward

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nimanthika Kaneira

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Battista Smith Migration Law Group

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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